Le Grand Bijoutier
TROISIÈME ACTE
Premier tableau
Même lieu qu’au deuxième acte. Quand le rideau monte, le cambrioleur est assis à son bureau, il cache son visage dans ses mains.
Le Vieux Cambrioleur (entre) : Quoi de neuf, jeune
homme ?
Le Cambrioleur : Ils ont laissé une lettre. Ils ont fui
ensemble.
Le Vieux Cambrioleur : Avec l’aide de
Dieu je supporterai ce coup fatal. Mais qu’en est-il de l’oseille ?
Le Cambrioleur : Tout est perdu jusqu’au dernier
centime.
Le Vieux Cambrioleur : Il reste quand
même quelque chose ?
Le Cambrioleur : Rien, ou peut-être ici dans la caisse.
Le Vieux Cambrioleur : Eh ben, on s’est
fait avoir !
Le Cambrioleur : Qui aurait pu deviner une chose
pareille ? De la part d’un gentleman ?
Le Vieux Cambrioleur : Quel monde, mon
Dieu ! Ce sont ces cambrioleurs gentleman qui font la concurrence la plus
dure aux hommes honnêtes. Et nous ne pouvons même pas porter plainte pour
concurrence déloyale. Autrefois ils se contentaient de se dépouiller les uns
les autres, mais désormais ils s’abaissent à voler d’honorables pros comme
nous.
Le Cambrioleur (soupire) : Il
m’a tout pris. Même la plus chère…
Le Vieux Cambrioleur : C’est l’unique
veine… qu’il l’ait emportée.
Le Cambrioleur : Tu n’es qu’un salopard ! Tout ce
que tu baves ! Ou plutôt… Excuse-moi, tu as raison. Cette femme est morte
pour moi.
Le Vieux Cambrioleur : Dieu ait son
âme ! Le problème n’est pas si grave que ça. Ce que nous avons perdu ici,
nous le regagnerons par notre bon vieux boulot expérimenté.
Le Cambrioleur (soupire) : Je
vais devoir tout recommencer.
Le Vieux Cambrioleur (gaiement) : Alors on fait le
nettoyage… (Il se dirige vers le
coffre-fort.) J’espère que c’est la dernière fois que j’ouvre un bel ours
aussi ragoûtant avec la clé.
le gÉrant (frappe et entre avec un paquet de lettres) : Le courrier, patron.
Le Cambrioleur : Ça ne m’intéresse pas.
le gÉrant (interloqué) : Ça ne… vous intéresse pas ? Patron, c’est
le courrier.
Le Cambrioleur (se lève) : Reprenez-le.
Demain je pars, définitivement…
le gÉrant : Vous
aussi, patron ? Vous avez… vous avez vendu l’usine ?
Le Cambrioleur : Non. Nous ne pourrions pas la vendre,
même si nous le voulions.
le gÉrant (ne comprend pas) : Comme vous voudrez, patron. Je ne comprends
rien.
Le Vieux Cambrioleur : Qu’est-ce qu’il
y a à comprendre ici ? Nous partons, point final.
le gÉrant : Oui
mais… mais… qu’est-ce qu’elle deviendra, l’usine ?
Le Cambrioleur : Ça ne m’intéresse pas.
le gÉrant : Ça
ne… Ça ne vous intéresse pas, patron ? Alors qui est-ce que cela intéresse ?
Le Vieux Cambrioleur : Vous seul
apparemment, mon vieux.
le gÉrant (pleure presque) : Mon Dieu, Messieurs, qui sera alors le
patron ?
Le Cambrioleur : Personne… Ou il y aura bien quelqu’un.
Ça m’est égal, ça ne m’intéresse pas.
le gÉrant : C’est
impossible ! Qu’allons-nous devenir sans patron ?
Le Vieux Cambrioleur : Soyez sincère,
mon vieux. Combien de fois vous vous êtes dit : que le diable emporte ces
imbéciles de patrons ?
le gÉrant : Moi ?
Monsieur, je suis cardiaque, ne me dites pas des horreurs pareilles. Moi
j’aurais eu de telles pensées ? Mon Dieu ! Même en rêve je me
prosternais devant mes patrons… Je ne peux pas imaginer ma vie sans patron.
Le Cambrioleur : Bon, bon… Il y aura bien quelqu’un un
jour… Mais maintenant laissez-moi seul s’il vous plaît.
le gÉrant : Oui
patron. (Mais il est incapable de faire
un pas.) Pardonnez-moi, patron. Me permettez-vous de vous demander :
qu’allons-nous devenir ?
Le Cambrioleur : Fichez-moi la paix, enfin ! Je ne
sais rien.
le gÉrant : Je
vous supplie, patron, de ne pas m’en vouloir de vous avoir dérangé. Prêtez-moi
une seconde d’attention, je vous prie. Il y a ici cette usine splendide,
magnifique, quasiment ressuscitée, grâce à votre remarquable travail. C’est
vous-même qui avez tout recréé ici. C’est impossible que du jour au lendemain
elle ne vous intéresse plus… Pensez aux nouvelles machines, aux nouveaux
ouvriers… Qu’allons-nous devenir si vous… (On
frappe à la porte.)
Le Cambrioleur (nerveux) : Entrez…
(Deux vieilles dames vêtues à la mode du
siècle dernier entrent.)
le gÉrant (se prosterne) : Oh, respectées tantes du patron ! Je vous
présente mes hommages.
Le Vieux Cambrioleur (ouvre de grands yeux
interrogateurs vers le cambrioleur) : Ces
reliques, vous les avez décrochées quand du portemanteau ?
Les tantes (font des courbettes aimables) : Bonjour, bonjour.
Le Cambrioleur : Vous désirez, Mesdames ?
PremiÈre
tante : À
qui ai-je l’honneur ?
le gÉrant : Au
jeune patron, si vous permettez.
Les tantes : Oh,
nous sommes ravies.
PremiÈre tante : Notre
cher neveu nous a déjà parlé de vous.
DeuxiÈme tante : Quel
jeune homme charmant !
Le Cambrioleur : Que puis-je pour vous, Mesdames ?
PremiÈre tante : En
réalité nous voulions rencontrer notre neveu, mais on nous dit qu’il est parti
en voyage.
DeuxiÈme tante : Nous
ne comprenons pas pourquoi il a oublié de nous envoyer notre mois.
PremiÈre tante : Nous
ne le comprenons pas. D’habitude, avant de partir en voyage, il prenait soin de
nous le faire remettre en avance.
DeuxiÈme tante : Il
a toujours été un neveu généreux. Nous n’avions jamais rien à lui rappeler.
PremiÈre tante : C’est
pourquoi nous sommes étonnées qu’il nous ait oubliées… Bien que j’aie toujours
dit qu’il prenait les choses à la légère…
DeuxiÈme tante : Ne
dis pas cela, ma chère. Son départ devait être soudain et probablement va-t-il
bientôt revenir. N’est-ce pas, Monsieur ?
Le Cambrioleur : Eh bien… En vérité… C’est peu
probable. Son retour est plus qu’incertain.
PremiÈre tante : Tu
vois, ma chère ? Que devons-nous faire ?
DeuxiÈme tante : Je
suppose que notre jeune ami sera suffisamment compréhensif pour nous avancer
notre mois. N’est-ce pas, Monsieur ?
Le Cambrioleur : La chose n’est pas aussi simple,
voyez-vous. En vérité…
Le Vieux Cambrioleur : En vérité on n’a
plus un radis.
le gÉrant (effrayé) : Quoi ?
(Les tantes lèvent des regards
incompréhensifs l’une sur l’autre, puis sur le cambrioleur et le vieux
cambrioleur. Silence.)
La Maman (entre sans frapper) : Oh, mon cher garçon, quel
malheur ! Ma malheureuse fille, mon Dieu ! Voici sa lettre… Courage,
mon garçon, lis-la !
Le Cambrioleur : Je sais tout.
La Maman : J’en
ai le souffle coupé. Quel malheur nous frappe ! Je suis atterrée. Qu’une
chose pareille ait pu se produire dans notre milieu ! Avec ma fille !
On en perd la tête ! Que comptes-tu faire, mon garçon ?
Le Cambrioleur : Rien. Cette histoire est terminée pour
moi.
La Maman : Pas
de précipitation, mon cher garçon. Réfléchis ! Ma pauvre petite fille
innocente, sans expérience, ne peut pas être criminelle. C’est ton associé qui
l’a séduite, l’a hypnotisée, ce misérable.
Les tantes (elles se taisaient bouche bée, mais elles se
mettent à crier) : Qu’est-ce
qu’elle dit ? Ce misérable ? Notre neveu ?
le gÉrant (horrifié) : Le patron ?
La Maman (agressive) : Vous le défendez, peut-être ? C’est
peut-être ma pauvre petite fille innocente qui a séduit ce sale vieux
jouisseur ?
Les tantes : Seigneur
Dieu, qu’est-ce que ça signifie ? Que s’est-il passé, pour l’amour du
ciel ?
La Maman : C’est
le Bon Dieu seul qui sait par quelles pratiques diaboliques il y est parvenu,
mais l’horrible fait est qu’il s’est enfui avec ma fille, la fiancée de son
associé.
Le Vieux Cambrioleur : Ce qui en soi ne
serait pas si grave, s’il n’avait pas emporté la caisse avec.
La Maman : Ciel,
ce n’est pas vrai !
le gÉrant : C’est
pour cela que vous voulez vous aussi nous abandonner, patron…
La Maman : Comment ?
Que veux-tu faire ? T’en aller ?
Le Cambrioleur : Que pourrais-je faire d’autre ?
Rester ici dépouillé de tout parmi les ruines et attendre que le ciel me tombe
sur la tête ? La firme est en faillite, et je n’ai plus de quoi la
remettre sur pied.
La Maman (après un court silence tendu) : Et moi ?
le gÉrant : Et
nous ?
Les tantes (trépignent) : Et nous ?
La Maman : Qui
me soutiendra si tu t’en vas ?
Les tantes : Et
nous, et nous ?
le gÉrant : Et
nous, les employés, les ouvriers ? Où retrouve-t-on du travail par les
temps qui courent ?
Les tantes : Nous
mourrons de faim.
La Maman : Je
te faisais plus confiance qu’à quiconque en ce monde. C’est pour toi que j’ai
loué le bel appartement, j’ai acheté les beaux meubles, pour que tu te sentes à
l’aise chez nous, et que tu n’aies pas honte dans le pauvre logement de ta
belle-mère.
Les tantes : Nous
mourrons de faim, nous mourrons de faim.
le gÉrant : Il
doit y avoir une issue pour sortir de ce marasme. Essayez de la trouver,
patron.
La Maman : Tu
es bon, honnête, intelligent, tu trouveras sûrement une solution si tu
cherches.
Les tantes : Cherchez-la !
Trouvez-la !
le gÉrant : Ne
nous abandonnez pas, patron !
La Maman : Mon
cher enfant, je te supplie, les mains jointes.
Les tantes : Ne
nous abandonnez pas, ne nous abandonnez pas !
Le Cambrioleur : Ça suffit. Taisez-vous ! J’en ai
assez. Qui je suis, moi ? Qu’est-ce que j’y peux ? Laissez-moi seul,
partez. Allez-vous-en. (Entre la jeune
fille.)
Les tantes (revigorées à sa vue) : Chère enfant, viens à
notre secours !
La Maman : Parle-lui,
pour l’amour du ciel. J’ai un retard de loyer.
PremiÈre tante : Dès
après-demain nous n’aurons plus de quoi manger.
DeuxiÈme tante : Nous
n’aurons plus de quoi donner au minou et au toutou.
PremiÈre tante : Même
pas au perroquet.
La Maman (à la jeune fille) : Et qu’est-ce que tu deviendras, s’il nous
quitte ?
Le Cambrioleur (amèrement, à la jeune fille) : On vous écoute, c’est
votre tour de vous plaindre. Pleurez, vous aussi, avec les autres, essayez de
me retenir, pour que je me sacrifie pour ceux qui m’ont dépouillé.
La Jeune fille : Vous
vous trompez. Je ne veux pas vous retenir. (Le
cambrioleur est très étonné, mais avant qu’il puisse parler, les autres
assaillent la jeune fille : « Mais ma chérie… ignores-tu que lui
seul peut nous sauver ? ». À ses assaillants.) Que lui voulez-vous
tous ?
Les Femmes : De
l’argent !
le gÉrant : Qu’il
n’abandonne pas l’usine.
La Maman : Ni
moi !
Les tantes : Ni
nous, ni nous.
La Jeune fille (jette un regard hésitant, suppliant, au
jeune homme) : On
pourrait peut-être chercher un moyen…
Le Cambrioleur : Allez à la caisse, vous trouverez
peut-être de la monnaie…
Le Vieux Cambrioleur : Holà, jeune
homme !
Le Cambrioleur : Descends avec eux et veille à ce que
chacun ait quelque chose.
Le Vieux Cambrioleur : Jeune homme,
réfléchissez !
Le Cambrioleur : Fais ce que j’ai dit. (Épuisé.) Partez tous, je vous prie de me
laisser seul. (Après que tous sont sortis
excepté la jeune fille.) Vous êtes donc d’avis que j’ai raison si je plaque
tout ici et je m’en vais ?
La Jeune fille (après une courte hésitation) : Je ne vois pas ce que vous
pourriez faire d’autre.
Le Cambrioleur : Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, de
m’être emballé ? Cette scène m’a tapé sur les nerfs, et je croyais que
vous vouliez aussi…
La Jeune fille : Inutile
de vous excuser. Vous piqueriez une crise, ça ne me surprendrait pas. Quand
comptez-vous partir ?
Le Cambrioleur : Demain.
La Jeune fille (après une pause) : Vous avez raison.
Le Cambrioleur (soupire) : Sans
doute… Et pourtant, croyez-moi, ce n’est pas facile.
La Jeune fille : Je
le sais.
Le Cambrioleur : Laisser ici en ruine tout ce que nous
avons construit pendant des mois avec notre talent, notre enthousiasme et notre
confiance. Vous devez vous aussi ressentir une douleur d’abandonner notre
travail, dont le résultat se révélait jour après jour.
La Jeune fille : Comme
si nous avions accompagné les progrès de notre enfant, pleins de joie et
d’angoisse… Mais on peut être obligé de supporter même la perte de son enfant…
Vous êtes jeune, vous trouverez un nouveau travail, de nouvelles tâches…
Le Cambrioleur : Peut-être… mais voyez-vous, je ne suis
pas la seule personne en cause.
La Jeune fille (avec une légère excitation) : À qui pensez-vous ?
Le Cambrioleur : Peut-être n’ai-je pas le droit de
fuir. Peut-être ne devrais-je pas ne penser qu’à moi, alors qu’il y a ici un
tas de gens…
La Jeune fille (déçue) : Un tas de gens, bien sûr. Mais après tout, ce sont des
étrangers, pas des proches pour vous.
Le Cambrioleur : Ils me font pourtant confiance. Ils comptent
sur mon aide, ils espèrent que je pourrai les secourir… Et peut-être ont-ils
raison, je suis en quelque sorte responsable.
La Jeune fille : Responsable,
vous ? C’est vous qui perdez le plus.
Le Cambrioleur : Ils n’y sont pour rien : les
tantes, la maman, les employés, les ouvriers…
La Jeune fille (avec un petit sourire amer) : Moi, vous ne me mentionnez même
pas ?
Le Cambrioleur : Vous n’en faites pas partie, vous
étiez ma collaboratrice. Et comme nous avons partagé le travail, nous devons partager
aussi la responsabilité.
La Jeune fille : Nous
n’y pouvons plus rien, mon père a tout sapé jusqu’aux racines.
Le Cambrioleur : Il resterait peut-être une
possibilité : les banques me font confiance, je pourrais emprunter…
La Jeune fille : Ne
bâtissez pas de châteaux en Espagne. Les dettes sont telles qu’il serait
impossible de rembourser.
Le Cambrioleur : On devrait essayer. J’ai le sentiment
que si vous restiez avec moi…
La Jeune fille (nerveusement) : Non ! N’en parlons plus.
Moi aussi je dois partir en voyage, demain.
Le Cambrioleur (alarmé) : Vous ?
Où ?
La Jeune fille : Chez
mon père. Je viens de recevoir une dépêche de lui.
Le Cambrioleur : Mais pourquoi ?
La Jeune fille : Cela…
C’est une autre question. Vous vouliez partir demain, et je suis venu prendre
congé de vous.
Le Cambrioleur : Je ne comprends pas. Jusqu’ici je n’ai
pas pensé, je n’ai absolument pas songé que je devais me séparer de vous aussi…
Qu’attend-il de vous ?
La Jeune fille : Ça
ne vous est pas égal ?
Le Cambrioleur : Je ne sais pas. J’ai un pressentiment
inconfortable. Ce qu’il veut de vous ne peut être que mal.
La Jeune fille : C’est
votre droit de supposer tout le mal de lui, mais en l’occurrence il s’agit
uniquement de moi.
Le Cambrioleur : Ne me torturez pas, je vous prie.
Dites-le moi, je dois le savoir, je veux le savoir.
La Jeune fille (après une courte pause) : Je dois me marier.
Le Cambrioleur (abasourdi) : Vous marier ? Vous ? Comment ?
La Jeune fille (essaye de prendre un ton dégagé) : Pourquoi cela vous
surprend-il ? Tôt ou tard c’est le
destin de toutes les jeunes filles.
Le Cambrioleur : Vous n’en avez jamais parlé. Et
maintenant, brusquement. Qui est-ce ? Et pourquoi ? Je ne comprends
pas.
La Jeune fille : Je
dois sauver mon père… Et… vous sauver.
Le Cambrioleur : Moi ? Que veut-il ?
Parlez !
La Jeune fille : L’année
dernière sur la Côte d’Azur j’ai fait la connaissance d’une relation d’affaires
américaine de Papa. Je lui ai plu et il a demandé ma main à mon père. Papa
vient de le revoir. Cet homme est incommensurablement riche, et il mettrait sa
fortune sans limite à la disposition de mon père si je l’épousais.
Le Cambrioleur (court silence tendu, puis il explose) : Salopard ! Ignoble
individu !
La Jeune fille : Non,
s’il vous plaît, non.
Le Cambrioleur (hors de lui) : Il vendrait même sa fille unique.
La Jeune fille : Il
n’est pas si méchant qu’il en a l’air. L’Américain est un homme raffiné,
charmant, sympathique.
Le Cambrioleur : Vous l’aimez ?
La Jeune fille : L’amour
est un luxe superflu dans le mariage.
Le Cambrioleur : Donc vous ne l’aimez pas. Et votre
père le sait. Il ne peut pas l’ignorer, puisque l’année dernière vous l’avez
refusé. Et maintenant il vous force…
La Jeune fille : Il
ne me force pas. Il ne me le demande même pas…
Le Cambrioleur : Ah non ?
La Jeune fille : Il
me transmet seulement la nouvelle demande. C’est tout. C’est ma propre
décision…
Le Cambrioleur : Vous voulez dire que vous vous vendez
de votre propre chef.
La Jeune fille (se force à rester calme) : Eh bien oui, si vous tenez à ce
terme commercial.
Le Cambrioleur (brisé) : Je
comprends… Ce n’est donc qu’une affaire, pour vous aussi. (Avec une amertume croissante.) Oh, moi, incorrigible
imbécile ! Stupide idiot ! J’aurais dû savoir que vous faites partie
de leur monde, que vous ne pouvez pas être différente, qu’au moment décisif le
loup transparaît derrière la peau de l’agneau… J’aurais dû m’en douter. (Il se cache le visage dans ses mains.)
La Jeune fille (prend peur) : Non ! S’il vous plaît, non !... (Elle s’approche de lui et le caresse.)
Le Cambrioleur (sursaute de colère) : Ne me touchez pas !
Ne m’approchez pas ! J’en ai assez de vous ! J’en ai assez de tout et
de tout le monde ! J’ai échoué, j’ai perdu la partie, c’est entendu, je
paierai… (Il décroche le téléphone.)
Allô, je voudrais parler à Monsieur l’Inspecteur. Ici le patron de l’entreprise
Machines-Outils. Monsieur l’inspecteur, je vous prie instamment de venir ici
pour m’arrêter. Oui, moi. Mais vite, avant que je ne change d’avis.
Pourquoi ? Parce que je suis la personne que les polices du monde entier
poursuivent en vain depuis des années. Dépêchez-vous, Monsieur l’inspecteur, la
gloire d’arrêter le Grand Bijoutier vous attend. (Il pose le téléphone.)
La Jeune fille (retient son souffle) : C’est… c’est vrai ?
Le Cambrioleur (brutal) : Le
mensonge, c’est l’affaire de vous autres !
La Jeune fille : Alors
j’avais raison quand je vous soupçonnais lors de notre première rencontre. Et
Papa savait tout !
Le Cambrioleur (avec mépris) : Et là, vous le disculpez, n’est-ce pas ?
Puisque celui qu’il a dépouillé, dont il a gâché la vie, n’est qu’un
cambrioleur.
La Jeune fille : Pourquoi…
vous êtes-vous dénoncé ?
Le Cambrioleur : Parce que je veux expier. Non mon
passé, mais parce que j’y suis devenu infidèle aveuglément et bêtement.
La Jeune fille : Mon
Dieu, mais vous irez en prison !
Le Cambrioleur : C’est ce que je veux. Être enfermé,
isolé de ce monde ignoble, n’être rien d’autre qu’un numéro.
La Jeune fille : Non !
Vous ne devez pas ! Sauvez-vous !
Le Cambrioleur : À quoi bon ? Je n’ai pas d’argent
et j’ai perdu confiance en moi.
La Jeune fille : Vous
les recouvrerez, je vous le jure. Vous recouvrerez vos investissements, je vous
le garantis.
Le Cambrioleur : Je ne veux pas un seul centime de cet
argent-là. Vous ne me croyez tout de même pas assez ignoble pour
l’accepter ? Plutôt la prison.
La Jeune fille : Mais
pourquoi ? Vous vouliez partir en voyage. Vous vouliez partir dès demain.
Le Cambrioleur (après une pause, doucement) : Alors je ne savais pas
encore… C’est seulement au moment où j’ai appris que vous alliez vous marier
que j’ai compris que… plus rien d’autre ne m’intéresse.
La Jeune fille (reste figée quelques instants, puis pousse
un petit cri) : Non !
Ce n’est pas vrai !
Le Cambrioleur : Peut-être que cela n’est plus vrai,
maintenant.
La Jeune fille (fiévreusement) : Cela n’a jamais pu être vrai.
Vous n’avez jamais aimé que votre fiancée, vous ne m’avez jamais remarquée,
comme si vous aviez ignoré que je suis une femme.
Le Cambrioleur : Avez-vous entendu parler des
termites ? Elles rongent invisiblement l’intérieur de toute la maison,
aucune trace, à l’extérieur la maison semble intacte, mais au moindre toucher
elle s’écroule et devient un tas de poussière.
La Jeune fille (les larmes aux yeux) : Ce n’est pas vrai !
Le Cambrioleur : C’est égal maintenant. Vous épouserez
l’Américain, et moi j’irai là où est ma place.
La Jeune fille (violemment) : Non ! Je ne vous permets pas !
L’inspecteur (entre, haletant ; la jeune fille
pleurniche et se jette dans un fauteuil.)
Le Cambrioleur (tend ses deux mains pour qu’il lui passe les
menottes) : Je suis
à votre disposition, Monsieur l’inspecteur.
L’inspecteur (mi persuasif, mi indigné, mais totalement désarçonné) : Comment je dois prendre
ça, Monsieur ? Qu’est-ce que c’est cette blague ?
Le Cambrioleur : Je ne me permettrais pas de vous faire
une blague.
L’inspecteur : Cessez
de me rendre fou, je vous en supplie. Vous devez savoir que vous retournez le couteau
dans la plaie la plus profonde de ma carrière. S’il vous plaît, Mademoiselle,
expliquez-moi ce qui se passe.
La Jeune fille (pleurniche) : Moi… Je… Je ne sais rien.
L’inspecteur : C’est
incompréhensible. Un homme jouissant de la considération de tous qui prétend
être un cambrioleur !
La Jeune fille (pleurniche) : C’est son associé… Mon père a
mal spéculé, c’est mon père qui lui a fait perdre tout son argent… Et
par-dessus le marché, il a été frappé d’un choc grave, sa fiancée s’est enfuie.
L’inspecteur (soulagé, soupire) : Oh, comme ça, je comprends. C’est une
dépression nerveuse. Ne faudrait-il pas appeler un médecin ?
Le Cambrioleur : Balivernes ! Regardez-moi, vous
ne verrez pas trace de la moindre dépression. Plutôt d’un dégoût profond, d’un
écœurement, j’ai besoin de calme.
L’inspecteur : Oui,
c’est entendu, vous avez besoin de vous reposer. Vous devriez aller dans une
maison de repos.
Le Cambrioleur : Je ne vous ai pas convoqué pour vous
demander conseil, je veux que vous m’arrêtiez. Vous êtes policier, faites votre
travail.
L’inspecteur : Vous
permettez, Monsieur, avez-vous une preuve de ce que vous avancez ? Il est
de mon devoir de m’en assurer.
Le Cambrioleur : Interrogez mon associé.
L’inspecteur : Ciel,
Monsieur, vous n’allez tout de même pas prétendre qu’un des citoyens le plus
respecté de nous tous se serait consciemment associé avec un cambrioleur ?
S’agirait-il même du Grand Bijoutier !
Le Cambrioleur : Oui, je l’affirme. Il attestera mon
identité.
L’inspecteur (doucement, à l’oreille de la jeune fille) : Le mal semble grave.
Pauvre garçon. Il convient de le transporter sur le champ dans une maison de
repos.
Le Cambrioleur (crie) : Transportez-moi
en prison ! Vous allez me rendre fou avec votre bêtise.
L’inspecteur : Oui,
oui, tout va bien… Je vais faire le nécessaire. (Il chuchote à la jeune fille.) Veillez sur lui quelques instants,
j’appelle une ambulance.
Le Cambrioleur (hurle) : Maudit
imbécile ! (Il saute près de la
fenêtre, l’ouvre et crie vers l’extérieur.) Écoutez-moi tous ! Je suis
le Grand Bijoutier, le célèbre cambrioleur…
L’inspecteur (Le saisit par le bras et l’éloigne de la
fenêtre) : Ne criez
pas, je vous prie, essayez de vous calmer. Naturellement je vous crois, mais je
ne peux rien faire avant d’auditionner votre associé. Je ferai tout pour que
cela se fasse dans le délai le plus court. D’ici-là armez-vous de patience, je
vous prie !
Le Cambrioleur (soupire, épuisé) : Apparemment il n’y a rien à faire. Mais je peux
vous dire, je n’aurais jamais cru qu’il soit si difficile d’aller en prison
pour un cambrioleur.
Rideau.
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Deuxième tableau
le même bureau de l’industriel qu’au premier acte. Quand le rideau
monte, le domestique fait entrer l’inspecteur, le médecin et un autre policier.
Le domestique : Veuillez
prendre place, s’il vous plaît. Monsieur vous demande quelques minutes de
patience, il est arrivé il y a quelques minutes, il doit se changer. (Il se prosterne et sort.)
L’inspecteur (au policier) : Le mieux sera de vous asseoir à ce bureau et de
noter ce qu’il dit. Et vous, cher Docteur ?
le mÉdecin : Je
m’installe ici, dans le coin, c’est un bon point d’observation.
L’inspecteur : Non,
ça ne va pas. S’il se rend compte que vous êtes médecin, il risque de devenir
furieux. Mettez-vous plutôt au bureau, comme si vous étiez également un employé
de la police.
le mÉdecin : Comme
vous voudrez. Mais s’il y a à craindre une crise de fureur, il ne serait
peut-être pas inutile de prévoir une camisole de force.
L’inspecteur : Non,
il ne doit pas se douter que nous le considérons comme fou. Ne pensez-vous pas
que ces quelques jours à la maison de repos ont permis une amélioration de son
état ?
le mÉdecin : Non.
Si c’était le cas, il n’aurait pas exigé avec un tel entêtement cette comédie
de confrontation.
L’inspecteur : C’est
vrai. Pauvre garçon.
le mÉdecin : Vous
vous souciez de lui comme s’il était votre ami.
L’inspecteur : Je
me sens en quelque sorte responsable de son état. C’est moi qui lui ai parlé du
Grand Bijoutier et par là même j’ai semé en lui cette idée fixe. Mais
l’évidence et la certitude des faits peuvent l’aider à recouvrer la raison.
le mÉdecin : C’est
possible mais peu probable.
La Jeune fille (entre) : Bonsoir. (Ils se
saluent.) On vient de téléphoner de la maison de repos, la voiture est
partie.
L’inspecteur : Alors
il sera ici dans quelques minutes.
La Jeune fille : Papa
ne va pas tarder à descendre.
L’inspecteur : Vous
vous êtes parlé ?
La Jeune fille : Nous
nous sommes salués.
L’inspecteur : À
vrai dire, je craignais qu’il se mette en colère parce que nous l’avons fait
rentrer avec cette accusation absurde. Cela mérite la plus grande
reconnaissance que même dans un tel cas il se soit aussitôt mis à notre
disposition.
La Jeune fille (soupire involontairement) : J’aurais préféré qu’il ne rentre
pas. Quel que soit son témoignage, cela ne pourra que nuire à ce pauvre garçon.
S’il dit que c’est faux, il va à l’asile, s’il dit que c’est vrai, il va en
prison.
le mÉdecin : Il
y a aussi une troisième possibilité, Mademoiselle. Nous réussirons peut-être à
le libérer de son idée fixe. La maladie ne peut pas être encore trop avancée.
Nous pourrons peut-être le ramener à la réalité… Vous, chère Mademoiselle, on
m’a informé que vous êtes une amie du malade.
La Jeune fille : Je
l’étais. Il ne veut plus entendre parler de moi. Il a refusé de recevoir ma
visite à la maison de repos.
le mÉdecin : Cela
fait partie de sa maladie et… (On frappe,
et sans attendre le cambrioleur entre, accompagné du vieux cambrioleur.)
Le Cambrioleur : Bonsoir.
L’inspecteur (amicalement) : Bonsoir Monsieur. Merci pour cette exactitude
royale.
Le Cambrioleur (jette un regard morne à la jeune fille) : Bonsoir. Je croyais que
vous resteriez sur la Côte d’Azur.
La Jeune fille : Vous
deviez savoir que nous sommes ici. Je suis allée à plusieurs reprises à la
maison de repos, je voulais vous parler. Pourquoi ne m’avez-vous pas
reçue ?
Le Cambrioleur : J’ai sévèrement interdit qu’on m’adresse aucune visite. J’ignorais que vous étiez
ici. Mais même si je l’avais su, je ne crois pas que nous aurions eu quelque
chose à nous dire. (À l’inspecteur.)
Alors, Monsieur l’inspecteur ?
L’inspecteur : Oui,
on va commencer.
Le Cambrioleur : Et terminer aussi, vite, j’espère. Et
après je pourrai me reposer longuement.
L’inspecteur (rassurant) : Mais oui, bien sûr… Espérons-le.
le mÉdecin : Des
assassins, j’en ai déjà vu qui voulaient expier, mais des cambrioleurs, jamais.
L’industriel (entre) : Bonsoir,
Messieurs. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre quelques minutes. (Il tend la main au cambrioleur.) Mon
cher ami ! (Après que le jeune homme
a refusé de lui serrer la main.) Bon, bon, je comprends, vous m’en voulez,
mais est-ce une raison d’inventer de pareilles absurdités ridicules ? (Il rit.)
Le Cambrioleur (effaré) : Vous
niez ? Vous osez nier ?
L’industriel : Je
ne nie rien. Mais on ne peut nier que la réalité.
Le Cambrioleur : Vous osez… me dire cela dans les
yeux ?
L’industriel (sourit) : Pas
dans les yeux. Vos yeux sont un peu troublés et inquiétants.
Le Cambrioleur : Ce n’est pas étonnant. Quand un
soi-disant gentleman ose mentir aussi impudemment. Encore que, une fois que
vous m’avez dépouillé et ridiculisé, cela ne devrait plus m’étonner.
L’industriel (montre sa compassion à l’attention de
l’inspecteur) : Pauvre
garçon ! C’était donc vrai, semble-t-il !
Le Cambrioleur (hurle) : Il
ment ! Il ment !
L’inspecteur : Pardon,
Monsieur, mais vous n’avez pas le droit d’offenser quelqu’un sans fondement.
Prouvez-le.
Le Cambrioleur (se ressaisit) : Je crois que ce ne sera pas difficile.
Permettez-moi de vous dire d’abord comment nous avons fait connaissance. Quand je
suis arrivé ici, comme vous le savez probablement, je ne connaissais personne,
j’étais comme un étranger. De cette ville tout ce que je savais c’était que
c’est ici qu’on fabriquait les outils que moi et mes collègues utilisaient
souvent. J’avoue que j’ai été séduit par l’idée de prendre une part des revenus
considérables que cette usine empochait grâce à notre travail diligent. Mais le
destin ne m’a pas été favorable, et lui (Il
désigne l’industriel.) m’a surpris pendant mon travail.
L’inspecteur (hoche la tête) : Excusez-moi, mais c’est invraisemblable.
Surprendre le Grand Bijoutier pendant son travail ? Impossible !
Le Cambrioleur : Votre avis me flatte, Monsieur
l’inspecteur, néanmoins c’est arrivé.
L’inspecteur : Bien
sûr vous ne pouvez pas vous douter de quelles règles de précaution s’entoure ce
type merveilleux avant chacune de ses interventions. Il prévoit tout, il ne
peut jamais être surpris !
Le Cambrioleur : Cette fois aussi j’avais pris toutes
mes précautions, j’avais consacré toute une semaine aux études préalables. Mais
je n’ai pas, je ne pouvais pas compter sur un défaut de fabrication de l’outil
récemment sorti de l’usine elle-même, ce qui m’a tellement mis hors de moi que
je l’ai jeté par terre.
L’inspecteur (avec une indignation presque douloureuse) : Rien que penser qu’il ait
pu commettre une telle négligence… Non, Monsieur ! C’est ridicule.
Le Cambrioleur : Je peux le prouver. (Au vieux cambrioleur.) Passe-moi la
sacoche. Regardez, voici l’outil que j’ai utilisé. Regardez ce foret, Messieurs,
sa pointe s’est cassée dans la serrure. (Pause
tendue, l’inspecteur, gêné, examine l’outil.)
L’industriel : Qu’est-ce
que ça prouve ? Des milliers d’outils semblables traînent partout dans
l’usine, il a très bien pu en prendre un de cassé et l’emporter.
L’inspecteur : Vous
devez reconnaître qu’effectivement ça ne prouve rien.
Le Cambrioleur (effrayé) : Non ?
C’est entendu. Demandez, s’il vous plaît, si le coffre secret ici n’a jamais
été braqué avant moi.
L’industriel : Non,
jamais.
Le Cambrioleur : Jamais, dites-vous ? Alors
montrez-le, s’il vous plaît, à ces Messieurs. Des yeux avertis découvrent
aisément les traces d’un cambriolage dans une serrure.
L’industriel : Inutile,
il n’y a aucune trace.
Le Cambrioleur (victorieusement) : Allons voir quand même. (Il se dirige vers le coffre.)
L’industriel (l’arrête) : J’aimerais mieux pas.
Le Cambrioleur : Je veux bien le croire. Mais j’y
tiens.
L’inspecteur (effrayé) : Nous
n’avons pas le droit de l’empêcher de nous le montrer.
Le Cambrioleur (va au mur et décroche le tableau.) : Tenez, voici le coffre.
L’inspecteur (après l’avoir examiné) : Pas la moindre trace de
tentative.
Le Cambrioleur (paniqué) : Impossible !
(Il tapote fiévreusement le coffre, puis
abattu.) Je ne comprends pas… Que s’est-il passé ? Et pourquoi vous ne
vouliez pas le montrer ?... (À
l’inspecteur.) Veuillez l’examiner encore une fois.
L’industriel : Tant
pis, c’est trop tard… J’aurais aimé éviter cela, puisqu’un coffre-fort reste
secret tant qu’il n’est pas connu. Mais puisque maintenant il y a tant de
témoins…
Le Cambrioleur (s’approche de l’industriel et dit d’une voix
éraillée) : Salaud,
vous l’avez changé. C’est un nouveau coffre.
L’industriel (chuchote) : Vous avez enfin compris. Vous auriez pu y
penser avant de faire le fou.
Le Cambrioleur (chuchote) : Vous reconnaissez donc l’avoir changé.
L’industriel : Dès
le lendemain. N’est-ce pas que c’était une prudence louable ?
Le Cambrioleur (à haute voix) : Messieurs, écoutez-moi. Il vient de reconnaître qu’il a changé le coffre-fort, le lendemain du cambriolage.
L’industriel (le regarde avec un étonnement innocent, puis
rit) : Ça alors,
quelle imagination ! Je vous préviens avec bienveillance : vous vous
rendez ridicule.
Le Cambrioleur (brisé) : Vous
avez raison, je suis tombé dans le piège. (Il
remarque que l’inspecteur et le médecin se parlent en chuchotant.)
Patientez, Messieurs. Je n’ai pas encore terminé. Bien que mon foret se soit
cassé, j’avais réussi à ouvrir de coffre-fort avant qu’il ne me surprenne. Ce
qui en réalité n’était possible que parce que j’étais énormément étonné que les
bijoux que je tenais dans mes mains fussent faux…
L’industriel (vexé) : Comment
pouvez-vous prétendre une chose pareille ?
Le Cambrioleur : Vous voulez aussi nier cela ?
L’industriel : Vous
n’imaginez quand même pas, mon cher ami, que quiconque croira que je gardais de
faux bijoux dans mon coffre ?
Le Cambrioleur (effrayé) : Vous
ne les avez plus ?
L’industriel : Bien
sûr que je les ai, puisqu’il s’agit de vieux bijoux de famille.
Le Cambrioleur (gêné) : Je
ne comprends pas ce que vous cachez encore de louche. Montrez-les-moi, s’il
vous plaît. (L’industriel lui tend les
bijoux.) Oui, ce sont bien les mêmes. (Avec
une frayeur croissante.) Mais… Seigneur Dieu… Ce sont des vrais !
le mÉdecin (chuchote à l’inspecteur) : Cas typique de manie,
construction logique, avec des éléments inventés.
Le Cambrioleur (agresse l’industriel) : Tricheur !
Salopard ! Vous avez racheté les originaux !
L’industriel (en chuchotant) : Avec votre argent ! Habile, hein ?
Le Cambrioleur (hurle) : Je
vais vous tuer !
L’industriel (le retient) : Holà ! Camisole de force !
L’inspecteur (se précipite au secours de l’industriel) : Calmez-vous, s’il vous
plaît, sinon…
Le Cambrioleur (la tête lui tourne) : Non… non… Je ne suis pas
fou !
L’inspecteur : Alors
vous devez reconnaître que vous n’avez pas su prouver vos allégations.
Le Cambrioleur : Messieurs, réfléchissez un peu. Si je
n’ai pas raison, comment étais-je au courant de ce coffre-fort secret, des
bijoux ?
L’industriel : Ridicule !
Vous étiez mon associé, vous aviez mille occasions de les voir.
Le Cambrioleur : Mais comment suis-je devenu votre
associé ? Pensez seulement, j’étais étranger dans cette ville, dans le
monde industriel.
L’industriel : Allons.
Vous avez appris que j’étais à la recherche d’un capital et vous êtes venu me
faire une proposition.
Le Cambrioleur : Oui, je suis venu une nuit, avec une
lampe torche, par la fenêtre, quand tout le monde dormait dans la maison.
L’industriel : Vous
divaguez.
Le Cambrioleur : Si vous m’attendiez, pourquoi
étiez-vous en pyjama, depuis quand reçoit-on en pyjama un homme inconnu arrivé
pour une transaction d’affaires ? Le fait que vous étiez en pyjama,
j’espère que votre… votre chère fille ne le démentira pas.
La Jeune fille : Non.
Papa était effectivement en pyjama.
Le Cambrioleur : Dans ce cas je vous prie d’ajouter que
vous avez tout de suite trouvé la situation suspecte.
L’industriel : Je
lui ai aussitôt fourni des explications. Vous étiez en retard, j’avais mal à la
tête et je m’étais couché avant votre arrivée.
Le Cambrioleur : Je demande l’audition de Mademoiselle.
La Jeune fille : Je…
ne peux pas dire grand-chose. C’est vrai que j’étais étonnée quand j’ai vu Papa
en pyjama, mais je pensais plutôt à une idylle amoureuse. Je croyais qu’il
s’agissait d’un fiancé trompé… (Elle
prend peur.) Mon Dieu, pardonnez-moi.
Le Cambrioleur : Ça ne fait rien. Votre hypothèse n’a
précédé la réalité que de quelques mois.
La Jeune fille : …
J’ai pensé que Monsieur le secrétaire
était un père sévère…
Le Vieux Cambrioleur (soupire) : Plouf. Me voilà dans le
bain !
L’inspecteur : Ah,
Monsieur le secrétaire était présent ? Alors il nous apportera un
témoignage décisif.
Le Cambrioleur : Soit, si c’est inévitable. J’aurais
préféré laisser mon vieux complice en dehors de tout ça. (Au vieux.) Tu as remarqué, n’est-ce pas, que je n’ai pas mentionné
ton nom, mais puisque c’est fait mettons fin à leurs mensonges. Je n’aurais
jamais imaginé que ce soit moi qui te ferais enfermer un jour, mais je n’avais
pas imaginé non plus que la prison soit un jour pour moi un endroit désiré.
Mais ce doit être vrai pour toi aussi, mon vieux. Les années ont passé, ce sera
mieux de vivre tes vieux jours dans la paix et le silence.
Le Vieux Cambrioleur (court silence pendant
lequel tout le monde est suspendu à ses lèvres) : Jeune homme, reviens à toi ! Je t’ai
toujours suivi partout, je te suivrai aussi en prison… Pas pour moi, mais pour
toi, c’est de folie, crois-moi.
Le Cambrioleur : Ne t’en fais pas, dis seulement la
vérité.
Le Vieux Cambrioleur : Que veux-tu que
je dise ? Je ne peux pas dire que c’est vrai, quand ce n’est pas vrai.
Le Cambrioleur : Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?
Parle !
Le Vieux Cambrioleur : Que toi… que
moi… que nous serions des cambrioleurs.
Le Cambrioleur (l’assassine des yeux, incrédule) : Quoi ?! Qu’est-ce
que tu dis ?
Le Vieux Cambrioleur : Pardonnez-moi,
je ne peux pas dire autre chose.
L’industriel : J’espère
bien ! Et ceci dit, je crois que la comédie est terminée.
Le Cambrioleur (fige son regard sur le vieux) : Toi aussi, tu me laisses
tomber ?
L’industriel : Mais,
mon cher ami, nous sommes tous des hommes normaux. Vous ne pouviez pas espérer
qu’on soutienne votre regrettable idée fixe.
Le Cambrioleur (crie d’une voix éraillée) : Salaud ! Il a volé
mon argent, il a séduit ma fiancée, et maintenant il veut salir ma réputation
d’honnête cambrioleur !
L’industriel (souriant et rassurant) : Je suis certain que
personne ici ne vous plaint sur ce point. Quant à votre fiancée, croyez-moi,
vous n’avez pas perdu grand-chose. Pour ce qui est de votre argent, vous
n’aurez rien perdu, car je dispose de suffisamment de capitaux pour…
La Jeune fille (effrayée) : Papa, non… Je ne veux pas.
Le Vieux Cambrioleur (gaiement) : Tu entends petit ?
On nous rend notre oseille.
L’industriel : Je
n’ai pas dit cela. Je ne dispose pas de liquide, mais un ami homme d’affaires
américain est prêt à assainir la société.
Le Cambrioleur : Oui, parce que vous lui avez vendu
votre fille. Vous me croyez assez ignoble pour accepter cela ?
L’industriel : Vous
faites un nouveau cauchemar, mon ami.
Le Cambrioleur : Ah oui ? Vous croyez que j’ignore
que l’américain ne vous aide que si votre fille veut bien l’épouser ?
L’industriel : Vous
vous trompez, ce mariage n’est plus d’actualité.
La Jeune fille (mi-réjouie, mi-effrayée) : Papa !
L’industriel : Mon
ami est déjà reparti en Amérique. Mais il a viré l’argent avant.
La Jeune fille (soulagée) : Oh, mon Dieu !
L’industriel (au cambrioleur) : Alors, qu’en dites-vous ? Acceptez-vous de
continuer de gérer l’entreprise ? (Tout
le monde regarde le cambrioleur, il n’a pas encore saisi ce changement
inattendu. Il reste planté, sans bouger.)
le mÉdecin (chuchote à l’inspecteur) : C’est le moment
psychologique. La cause vient de cesser, l’idée fixe cessera peut-être en même
temps.
L’inspecteur (au cambrioleur) : J’espère que vous n’aurez rien contre moi si je
déclare que la police considère l’affaire comme close. Nous avons prouvé sans
le moindre doute que vous n’êtes pas le Grand Bijoutier. (Le cambrioleur rit amèrement.)
le mÉdecin : Vous
n’avez plus aucune raison de vous obstiner dans cette idée ridicule. Vous avez
subi des traumatismes graves qui vous ont conduit à chercher refuge dans cette
fausse idée. Mais étant donné qu’il s’avère que ce qui vous a frappé n’a pas
causé de dommages définitifs, vous pourrez poursuivre votre travail…
Le Cambrioleur (ébranlé) : Je…
ne veux rien poursuivre… Je suis déçu et totalement désespéré.
L’inspecteur : Monsieur,
demandez-vous ce que deviendrait la société si ses meilleurs fils lui
tournaient le dos à la première déception, au lieu de poursuivre leur travail
utile et honnête. En un temps relativement court vous avez réussi à gagner dans
notre ville les honneurs et le respect général, grâce à votre talent, votre
diligence et votre honnêteté. Je m’adresse à vous comme à un bon citoyen.
Le Cambrioleur : Je ne le suis pas et je ne veux pas
l’être. Je suis le Grand…
le mÉdecin : Vous
ne le croyez même plus vous-même.
L’inspecteur : Monsieur,
réveillez-vous enfin, et retournez à votre travail.
La Jeune fille : À
notre travail, cher…
Le Cambrioleur : Vous aussi ! Vous souhaitez aussi
après tout ce qui s’est passé que je reste et… que je me retrouve face à cette
femme ?
L’industriel : De
ce côté-là ne craignez rien. Votre ex-fiancée a pris la direction de
l’Amérique. En pas plus que deux jours elle a embobiné mon ami américain à un
tel point que le pauvre a accepté tout ce qu’elle demandait pour partir le plus
vite possible avec elle. Remerciez-moi, mon jeune ami de vous en avoir
débarrassé.
Le Cambrioleur (amèrement, à la jeune fille) : C’est donc pour ça que
vous êtes revenue ? C’est pour ça que vous voulez continuer de travailler
avec moi ? Parce que l’américain a changé d’avis ?
La Jeune fille : Vous
vous trompez. Je ne suis même pas partie. J’avais pris ma décision avant.
Le Cambrioleur : Pourquoi ? Quand ?
La Jeune fille : Quand
j’ai appris que vous… pourquoi vous…
Le Cambrioleur : Non ! Vous ne vouliez pas le
croire. Comme si vous aviez voulu charger votre conscience en m’imposant un
refus.
La Jeune fille : Je
ne voulais pas le croire, parce que je sentais que je mourrais de douleur,
parce que ce que j’attendais depuis le premier instant, en me le cachant à
moi-même, souvent en larmes, mais toujours pleine d’espoir – est venu trop
tard. Parce que je croyais que je ne pouvais pas abandonner mon père.
Le Cambrioleur (pris de vertige) : Depuis le premier instant ? Vous, depuis
le premier instant… Cela n’est pas vrai !
La Jeune fille : Si,
c’est la vérité !
Le Cambrioleur : Ça ne peut pas être vrai…
La Jeune fille (sourit) : Qui est-ce qui proteste maintenant ? Cessons de
nous disputer, d’accord ? Il n’y a ici qu’une seule question :
m’aimez-vous ? Oui ou non ?
Le Cambrioleur : Je vous supplie de cesser de me
torturer. Il m’est impossible de vous croire. Vous devez savoir que moi en
réalité…
La Jeune fille : Je
ne sais qu’une seule chose : moi je vous aime.
Le Cambrioleur (la croit enfin) : Mon Dieu !
La Jeune fille (sûre d’elle) : Vous ne voulez pas de moi ?
Le Cambrioleur (la regarde, la regarde, ses yeux se
remplissent de larmes, puis soudainement il l’enlace passionnément) : Ma chérie !
Le Vieux Cambrioleur (hoche la tête) : Oh putain ! Ça ne
faisait pas partie du deal.
L’inspecteur : Je
vous félicite de tout cœur ! Je peux dire que vous êtes l’homme le plus
chanceux au monde. Vous croyiez avoir tout perdu, or vous êtes devenu plus
riche que vous n’auriez pu l’espérer. (Il
sourit.) J’espère que désormais vous ne voulez plus être le Grand
Bijoutier.
La Jeune fille (aperçoit la gêne du garçon) : Répondez vite que non. Moi je
m’en fiche, mais vous savez, mon père est un peu conservateur, il tient aux
conventions sociales et il ne marierait pas sa fille à un cambrioleur.
L’industriel (après un court étonnement, se met à rire) : Petite sorcière, tu ne
m’as pas dit qu’il voulait t’épouser.
Le Cambrioleur (lentement) : Je me soumets… au mariage, à la société
bourgeoise respectable… (À l’inspecteur.)
Pardonnez-moi, Monsieur l’inspecteur, d’avoir éveillé en vous de vains espoirs.
L’inspecteur : Au
premier instant peut-être. Mais je ne me suis pas laissé emporter par ce grand
espoir. Selon ma théorie vous ne pouviez pas être le Grand Bijoutier, votre
comportement ne pouvait pas m’induire en erreur. Lui, malheureusement, c’est en
Amérique qu’il sévit, et je crains que le rêve de ma vie ne s’accomplisse
jamais : je ne pourrai jamais le rencontrer.
L’industriel : Je
suis sûr que vous avez raison, Monsieur l’inspecteur (Au cambrioleur.) Mon cher fils, ce tournant inattendu réjouit mon
cœur. Dès lors je te cède entièrement la conduite des affaires, tu seras le
seul à signer pour l’entreprise, par conséquent, même si je le voulais, je ne
pourrais plus entraver la bonne marche des affaires. Et quant à ta femme, cette
fois tu n’auras rien à craindre de moi…
Rideau