Le Grand Bijoutier

 

 

TROISIÈME ACTE

 

Premier tableau

 

Même lieu qu’au deuxième acte. Quand le rideau monte, le cambrioleur est assis à son bureau, il cache son visage dans ses mains.

 

Le Vieux Cambrioleur (entre: Quoi de neuf, jeune homme ?

Le Cambrioleur : Ils ont laissé une lettre. Ils ont fui ensemble.

Le Vieux Cambrioleur : Avec l’aide de Dieu je supporterai ce coup fatal. Mais qu’en est-il de l’oseille ?

Le Cambrioleur : Tout est perdu jusqu’au dernier centime.

Le Vieux Cambrioleur : Il reste quand même quelque chose ?

Le Cambrioleur : Rien, ou peut-être ici dans la caisse.

Le Vieux Cambrioleur : Eh ben, on s’est fait avoir !

Le Cambrioleur : Qui aurait pu deviner une chose pareille ? De la part d’un gentleman ?

Le Vieux Cambrioleur : Quel monde, mon Dieu ! Ce sont ces cambrioleurs gentleman qui font la concurrence la plus dure aux hommes honnêtes. Et nous ne pouvons même pas porter plainte pour concurrence déloyale. Autrefois ils se contentaient de se dépouiller les uns les autres, mais désormais ils s’abaissent à voler d’honorables pros comme nous.

Le Cambrioleur (soupire: Il m’a tout pris. Même la plus chère…

Le Vieux Cambrioleur : C’est l’unique veine… qu’il l’ait emportée.

Le Cambrioleur : Tu n’es qu’un salopard ! Tout ce que tu baves ! Ou plutôt… Excuse-moi, tu as raison. Cette femme est morte pour moi.

Le Vieux Cambrioleur : Dieu ait son âme ! Le problème n’est pas si grave que ça. Ce que nous avons perdu ici, nous le regagnerons par notre bon vieux boulot expérimenté.

Le Cambrioleur (soupire: Je vais devoir tout recommencer.

Le Vieux Cambrioleur (gaiement: Alors on fait le nettoyage… (Il se dirige vers le coffre-fort.) J’espère que c’est la dernière fois que j’ouvre un bel ours aussi ragoûtant avec la clé.

lgÉrant (frappe et entre avec un paquet de lettres) : Le courrier, patron.

Le Cambrioleur : Ça ne m’intéresse pas.

lgÉrant (interloqué) : Ça ne… vous intéresse pas ? Patron, c’est le courrier.

Le Cambrioleur (se lève: Reprenez-le. Demain je pars, définitivement…

lgÉrant : Vous aussi, patron ? Vous avez… vous avez vendu l’usine ?

Le Cambrioleur : Non. Nous ne pourrions pas la vendre, même si nous le voulions.

lgÉrant (ne comprend pas) : Comme vous voudrez, patron. Je ne comprends rien.

Le Vieux Cambrioleur : Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ici ? Nous partons, point final.

lgÉrant : Oui mais… mais… qu’est-ce qu’elle deviendra, l’usine ?

Le Cambrioleur : Ça ne m’intéresse pas.

lgÉrant : Ça ne… Ça ne vous intéresse pas, patron ? Alors qui est-ce que cela intéresse ?

Le Vieux Cambrioleur : Vous seul apparemment, mon vieux.

lgÉrant (pleure presque) : Mon Dieu, Messieurs, qui sera alors le patron ?

Le Cambrioleur : Personne… Ou il y aura bien quelqu’un. Ça m’est égal, ça ne m’intéresse pas.

lgÉrant : C’est impossible ! Qu’allons-nous devenir sans patron ?

Le Vieux Cambrioleur : Soyez sincère, mon vieux. Combien de fois vous vous êtes dit : que le diable emporte ces imbéciles de patrons ?

lgÉrant : Moi ? Monsieur, je suis cardiaque, ne me dites pas des horreurs pareilles. Moi j’aurais eu de telles pensées ? Mon Dieu ! Même en rêve je me prosternais devant mes patrons… Je ne peux pas imaginer ma vie sans patron.

Le Cambrioleur : Bon, bon… Il y aura bien quelqu’un un jour… Mais maintenant laissez-moi seul s’il vous plaît.

lgÉrant : Oui patron. (Mais il est incapable de faire un pas.) Pardonnez-moi, patron. Me permettez-vous de vous demander : qu’allons-nous devenir ?

Le Cambrioleur : Fichez-moi la paix, enfin ! Je ne sais rien.

lgÉrant : Je vous supplie, patron, de ne pas m’en vouloir de vous avoir dérangé. Prêtez-moi une seconde d’attention, je vous prie. Il y a ici cette usine splendide, magnifique, quasiment ressuscitée, grâce à votre remarquable travail. C’est vous-même qui avez tout recréé ici. C’est impossible que du jour au lendemain elle ne vous intéresse plus… Pensez aux nouvelles machines, aux nouveaux ouvriers… Qu’allons-nous devenir si vous… (On frappe à la porte.)

Le Cambrioleur (nerveux: Entrez… (Deux vieilles dames vêtues à la mode du siècle dernier entrent.)

lgÉrant (se prosterne) : Oh, respectées tantes du patron ! Je vous présente mes hommages.

Le Vieux Cambrioleur (ouvre de grands yeux interrogateurs vers le cambrioleur: Ces reliques, vous les avez décrochées quand du portemanteau ?

Les tantes (font des courbettes aimables) : Bonjour, bonjour.

Le Cambrioleur : Vous désirez, Mesdames ?

PremiÈre tante : À qui ai-je l’honneur ?

lgÉrant : Au jeune patron, si vous permettez.

Les tantes : Oh, nous sommes ravies.

PremiÈre tante : Notre cher neveu nous a déjà parlé de vous.

DeuxiÈme tante : Quel jeune homme charmant !

Le Cambrioleur : Que puis-je pour vous, Mesdames ?

PremiÈre tante : En réalité nous voulions rencontrer notre neveu, mais on nous dit qu’il est parti en voyage.

DeuxiÈme tante : Nous ne comprenons pas pourquoi il a oublié de nous envoyer notre mois.

PremiÈre tante : Nous ne le comprenons pas. D’habitude, avant de partir en voyage, il prenait soin de nous le faire remettre en avance.

DeuxiÈme tante : Il a toujours été un neveu généreux. Nous n’avions jamais rien à lui rappeler.

PremiÈre tante : C’est pourquoi nous sommes étonnées qu’il nous ait oubliées… Bien que j’aie toujours dit qu’il prenait les choses à la légère…

DeuxiÈme tante : Ne dis pas cela, ma chère. Son départ devait être soudain et probablement va-t-il bientôt revenir. N’est-ce pas, Monsieur ?

Le Cambrioleur : Eh bien… En vérité… C’est peu probable. Son retour est plus qu’incertain.

PremiÈre tante : Tu vois, ma chère ? Que devons-nous faire ?

DeuxiÈme tante : Je suppose que notre jeune ami sera suffisamment compréhensif pour nous avancer notre mois. N’est-ce pas, Monsieur ?

Le Cambrioleur : La chose n’est pas aussi simple, voyez-vous. En vérité…

Le Vieux Cambrioleur : En vérité on n’a plus un radis.

lgÉrant (effrayé) : Quoi ? (Les tantes lèvent des regards incompréhensifs l’une sur l’autre, puis sur le cambrioleur et le vieux cambrioleur. Silence.)

La Maman (entre sans frapper) : Oh, mon cher garçon, quel malheur ! Ma malheureuse fille, mon Dieu ! Voici sa lettre… Courage, mon garçon, lis-la !

Le Cambrioleur : Je sais tout.

La Maman : J’en ai le souffle coupé. Quel malheur nous frappe ! Je suis atterrée. Qu’une chose pareille ait pu se produire dans notre milieu ! Avec ma fille ! On en perd la tête ! Que comptes-tu faire, mon garçon ?

Le Cambrioleur : Rien. Cette histoire est terminée pour moi.

La Maman : Pas de précipitation, mon cher garçon. Réfléchis ! Ma pauvre petite fille innocente, sans expérience, ne peut pas être criminelle. C’est ton associé qui l’a séduite, l’a hypnotisée, ce misérable.

Les tantes (elles se taisaient bouche bée, mais elles se mettent à crier) : Qu’est-ce qu’elle dit ? Ce misérable ? Notre neveu ?

lgÉrant (horrifié) : Le patron ?

La Maman (agressive) : Vous le défendez, peut-être ? C’est peut-être ma pauvre petite fille innocente qui a séduit ce sale vieux jouisseur ?

Les tantes : Seigneur Dieu, qu’est-ce que ça signifie ? Que s’est-il passé, pour l’amour du ciel ?

La Maman : C’est le Bon Dieu seul qui sait par quelles pratiques diaboliques il y est parvenu, mais l’horrible fait est qu’il s’est enfui avec ma fille, la fiancée de son associé.

Le Vieux Cambrioleur : Ce qui en soi ne serait pas si grave, s’il n’avait pas emporté la caisse avec.

La Maman : Ciel, ce n’est pas vrai !

lgÉrant : C’est pour cela que vous voulez vous aussi nous abandonner, patron…

La Maman : Comment ? Que veux-tu faire ? T’en aller ?

Le Cambrioleur : Que pourrais-je faire d’autre ? Rester ici dépouillé de tout parmi les ruines et attendre que le ciel me tombe sur la tête ? La firme est en faillite, et je n’ai plus de quoi la remettre sur pied.

La Maman (après un court silence tendu) : Et moi ?

lgÉrant : Et nous ?

Les tantes (trépignent) : Et nous ?

La Maman : Qui me soutiendra si tu t’en vas ?

Les tantes : Et nous, et nous ?

lgÉrant : Et nous, les employés, les ouvriers ? Où retrouve-t-on du travail par les temps qui courent ?

Les tantes : Nous mourrons de faim.

La Maman : Je te faisais plus confiance qu’à quiconque en ce monde. C’est pour toi que j’ai loué le bel appartement, j’ai acheté les beaux meubles, pour que tu te sentes à l’aise chez nous, et que tu n’aies pas honte dans le pauvre logement de ta belle-mère.

Les tantes : Nous mourrons de faim, nous mourrons de faim.

lgÉrant : Il doit y avoir une issue pour sortir de ce marasme. Essayez de la trouver, patron.

La Maman : Tu es bon, honnête, intelligent, tu trouveras sûrement une solution si tu cherches.

Les tantes : Cherchez-la ! Trouvez-la !

lgÉrant : Ne nous abandonnez pas, patron !

La Maman : Mon cher enfant, je te supplie, les mains jointes.

Les tantes : Ne nous abandonnez pas, ne nous abandonnez pas !

Le Cambrioleur : Ça suffit. Taisez-vous ! J’en ai assez. Qui je suis, moi ? Qu’est-ce que j’y peux ? Laissez-moi seul, partez. Allez-vous-en. (Entre la jeune fille.)

Les tantes (revigorées à sa vue) : Chère enfant, viens à notre secours !

La Maman : Parle-lui, pour l’amour du ciel. J’ai un retard de loyer.

PremiÈre tante : Dès après-demain nous n’aurons plus de quoi manger.

DeuxiÈme tante : Nous n’aurons plus de quoi donner au minou et au toutou.

PremiÈre tante : Même pas au perroquet.

La Maman (à la jeune fille) : Et qu’est-ce que tu deviendras, s’il nous quitte ?

Le Cambrioleur (amèrement, à la jeune fille: On vous écoute, c’est votre tour de vous plaindre. Pleurez, vous aussi, avec les autres, essayez de me retenir, pour que je me sacrifie pour ceux qui m’ont dépouillé.

LJeune fille : Vous vous trompez. Je ne veux pas vous retenir. (Le cambrioleur est très étonné, mais avant qu’il puisse parler, les autres assaillent la jeune fille : « Mais ma chérie… ignores-tu que lui seul peut nous sauver ? ». À ses assaillants.) Que lui voulez-vous tous ?

Les Femmes : De l’argent !

lgÉrant : Qu’il n’abandonne pas l’usine.

La Maman : Ni moi !

Les tantes : Ni nous, ni nous.

LJeune fille (jette un regard hésitant, suppliant, au jeune hommeOn pourrait peut-être chercher un moyen…

Le Cambrioleur : Allez à la caisse, vous trouverez peut-être de la monnaie…

Le Vieux Cambrioleur : Holà, jeune homme !

Le Cambrioleur : Descends avec eux et veille à ce que chacun ait quelque chose.

Le Vieux Cambrioleur : Jeune homme, réfléchissez !

Le Cambrioleur : Fais ce que j’ai dit. (Épuisé.) Partez tous, je vous prie de me laisser seul. (Après que tous sont sortis excepté la jeune fille.) Vous êtes donc d’avis que j’ai raison si je plaque tout ici et je m’en vais ?

LJeune fille (après une courte hésitationJe ne vois pas ce que vous pourriez faire d’autre.

Le Cambrioleur : Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, de m’être emballé ? Cette scène m’a tapé sur les nerfs, et je croyais que vous vouliez aussi…

LJeune fille : Inutile de vous excuser. Vous piqueriez une crise, ça ne me surprendrait pas. Quand comptez-vous partir ?

Le Cambrioleur : Demain.

LJeune fille (après une pauseVous avez raison.

Le Cambrioleur (soupire: Sans doute… Et pourtant, croyez-moi, ce n’est pas facile.

LJeune fille : Je le sais.

Le Cambrioleur : Laisser ici en ruine tout ce que nous avons construit pendant des mois avec notre talent, notre enthousiasme et notre confiance. Vous devez vous aussi ressentir une douleur d’abandonner notre travail, dont le résultat se révélait jour après jour.

LJeune fille : Comme si nous avions accompagné les progrès de notre enfant, pleins de joie et d’angoisse… Mais on peut être obligé de supporter même la perte de son enfant… Vous êtes jeune, vous trouverez un nouveau travail, de nouvelles tâches…

Le Cambrioleur : Peut-être… mais voyez-vous, je ne suis pas la seule personne en cause.

LJeune fille (avec une légère excitationÀ qui pensez-vous ?

Le Cambrioleur : Peut-être n’ai-je pas le droit de fuir. Peut-être ne devrais-je pas ne penser qu’à moi, alors qu’il y a ici un tas de gens…

LJeune fille (déçueUn tas de gens, bien sûr. Mais après tout, ce sont des étrangers, pas des proches pour vous.

Le Cambrioleur : Ils me font pourtant confiance. Ils comptent sur mon aide, ils espèrent que je pourrai les secourir… Et peut-être ont-ils raison, je suis en quelque sorte responsable.

LJeune fille : Responsable, vous ? C’est vous qui perdez le plus.

Le Cambrioleur : Ils n’y sont pour rien : les tantes, la maman, les employés, les ouvriers…

LJeune fille (avec un petit sourire amerMoi, vous ne me mentionnez même pas ?

Le Cambrioleur : Vous n’en faites pas partie, vous étiez ma collaboratrice. Et comme nous avons partagé le travail, nous devons partager aussi la responsabilité.

LJeune fille : Nous n’y pouvons plus rien, mon père a tout sapé jusqu’aux racines.

Le Cambrioleur : Il resterait peut-être une possibilité : les banques me font confiance, je pourrais emprunter…

LJeune fille : Ne bâtissez pas de châteaux en Espagne. Les dettes sont telles qu’il serait impossible de rembourser.

Le Cambrioleur : On devrait essayer. J’ai le sentiment que si vous restiez avec moi…

LJeune fille (nerveusementNon ! N’en parlons plus. Moi aussi je dois partir en voyage, demain.

Le Cambrioleur (alarmé: Vous ? Où ?

LJeune fille : Chez mon père. Je viens de recevoir une dépêche de lui.

Le Cambrioleur : Mais pourquoi ?

LJeune fille : Cela… C’est une autre question. Vous vouliez partir demain, et je suis venu prendre congé de vous.

Le Cambrioleur : Je ne comprends pas. Jusqu’ici je n’ai pas pensé, je n’ai absolument pas songé que je devais me séparer de vous aussi… Qu’attend-il de vous ?

LJeune fille : Ça ne vous est pas égal ?

Le Cambrioleur : Je ne sais pas. J’ai un pressentiment inconfortable. Ce qu’il veut de vous ne peut être que mal.

LJeune fille : C’est votre droit de supposer tout le mal de lui, mais en l’occurrence il s’agit uniquement de moi.

Le Cambrioleur : Ne me torturez pas, je vous prie. Dites-le moi, je dois le savoir, je veux le savoir.

LJeune fille (après une courte pauseJe dois me marier.

Le Cambrioleur (abasourdi: Vous marier ? Vous ? Comment ?

LJeune fille (essaye de prendre un ton dégagéPourquoi cela vous surprend-il ? Tôt  ou tard c’est le destin de toutes les jeunes filles.

Le Cambrioleur : Vous n’en avez jamais parlé. Et maintenant, brusquement. Qui est-ce ? Et pourquoi ? Je ne comprends pas.

LJeune fille : Je dois sauver mon père… Et… vous sauver.

Le Cambrioleur : Moi ? Que veut-il ? Parlez !

LJeune fille : L’année dernière sur la Côte d’Azur j’ai fait la connaissance d’une relation d’affaires américaine de Papa. Je lui ai plu et il a demandé ma main à mon père. Papa vient de le revoir. Cet homme est incommensurablement riche, et il mettrait sa fortune sans limite à la disposition de mon père si je l’épousais.

Le Cambrioleur (court silence tendu, puis il explose: Salopard ! Ignoble individu !

LJeune fille : Non, s’il vous plaît, non.

Le Cambrioleur (hors de lui: Il vendrait même sa fille unique.

LJeune fille : Il n’est pas si méchant qu’il en a l’air. L’Américain est un homme raffiné, charmant, sympathique.

Le Cambrioleur : Vous l’aimez ?

LJeune fille : L’amour est un luxe superflu dans le mariage.

Le Cambrioleur : Donc vous ne l’aimez pas. Et votre père le sait. Il ne peut pas l’ignorer, puisque l’année dernière vous l’avez refusé. Et maintenant il vous force…

LJeune fille : Il ne me force pas. Il ne me le demande même pas…

Le Cambrioleur : Ah non ?

LJeune fille : Il me transmet seulement la nouvelle demande. C’est tout. C’est ma propre décision…

Le Cambrioleur : Vous voulez dire que vous vous vendez de votre propre chef.

LJeune fille (se force à rester calmeEh bien oui, si vous tenez à ce terme commercial.

Le Cambrioleur (brisé: Je comprends… Ce n’est donc qu’une affaire, pour vous aussi. (Avec une amertume croissante.) Oh, moi, incorrigible imbécile ! Stupide idiot ! J’aurais dû savoir que vous faites partie de leur monde, que vous ne pouvez pas être différente, qu’au moment décisif le loup transparaît derrière la peau de l’agneau… J’aurais dû m’en douter. (Il se cache le visage dans ses mains.)

LJeune fille (prend peurNon ! S’il vous plaît, non !... (Elle s’approche de lui et le caresse.)

Le Cambrioleur (sursaute de colère: Ne me touchez pas ! Ne m’approchez pas ! J’en ai assez de vous ! J’en ai assez de tout et de tout le monde ! J’ai échoué, j’ai perdu la partie, c’est entendu, je paierai… (Il décroche le téléphone.) Allô, je voudrais parler à Monsieur l’Inspecteur. Ici le patron de l’entreprise Machines-Outils. Monsieur l’inspecteur, je vous prie instamment de venir ici pour m’arrêter. Oui, moi. Mais vite, avant que je ne change d’avis. Pourquoi ? Parce que je suis la personne que les polices du monde entier poursuivent en vain depuis des années. Dépêchez-vous, Monsieur l’inspecteur, la gloire d’arrêter le Grand Bijoutier vous attend. (Il pose le téléphone.)

LJeune fille (retient son souffleC’est… c’est vrai ?

Le Cambrioleur (brutal: Le mensonge, c’est l’affaire de vous autres !

LJeune fille : Alors j’avais raison quand je vous soupçonnais lors de notre première rencontre. Et Papa savait tout !

Le Cambrioleur (avec mépris: Et là, vous le disculpez, n’est-ce pas ? Puisque celui qu’il a dépouillé, dont il a gâché la vie, n’est qu’un cambrioleur.

LJeune fille : Pourquoi… vous êtes-vous dénoncé ?

Le Cambrioleur : Parce que je veux expier. Non mon passé, mais parce que j’y suis devenu infidèle aveuglément et bêtement.

LJeune fille : Mon Dieu, mais vous irez en prison !

Le Cambrioleur : C’est ce que je veux. Être enfermé, isolé de ce monde ignoble, n’être rien d’autre qu’un numéro.

LJeune fille : Non ! Vous ne devez pas ! Sauvez-vous !

Le Cambrioleur : À quoi bon ? Je n’ai pas d’argent et j’ai perdu confiance en moi.

LJeune fille : Vous les recouvrerez, je vous le jure. Vous recouvrerez vos investissements, je vous le garantis.

Le Cambrioleur : Je ne veux pas un seul centime de cet argent-là. Vous ne me croyez tout de même pas assez ignoble pour l’accepter ? Plutôt la prison.

LJeune fille : Mais pourquoi ? Vous vouliez partir en voyage. Vous vouliez partir dès demain.

Le Cambrioleur (après une pause, doucement: Alors je ne savais pas encore… C’est seulement au moment où j’ai appris que vous alliez vous marier que j’ai compris que… plus rien d’autre ne m’intéresse.

LJeune fille (reste figée quelques instants, puis pousse un petit criNon ! Ce n’est pas vrai !

Le Cambrioleur : Peut-être que cela n’est plus vrai, maintenant.

LJeune fille (fiévreusementCela n’a jamais pu être vrai. Vous n’avez jamais aimé que votre fiancée, vous ne m’avez jamais remarquée, comme si vous aviez ignoré que je suis une femme.

Le Cambrioleur : Avez-vous entendu parler des termites ? Elles rongent invisiblement l’intérieur de toute la maison, aucune trace, à l’extérieur la maison semble intacte, mais au moindre toucher elle s’écroule et devient un tas de poussière.

LJeune fille (les larmes aux yeuxCe n’est pas vrai !

Le Cambrioleur : C’est égal maintenant. Vous épouserez l’Américain, et moi j’irai là où est ma place.

LJeune fille (violemmentNon ! Je ne vous permets pas !

Linspecteur (entre, haletant ; la jeune fille pleurniche et se jette dans un fauteuil.)

Le Cambrioleur (tend ses deux mains pour qu’il lui passe les menottes: Je suis à votre disposition, Monsieur l’inspecteur.

Linspecteur (mi persuasif, mi indigné, mais totalement désarçonné) : Comment je dois prendre ça, Monsieur ? Qu’est-ce que c’est cette blague ?

Le Cambrioleur : Je ne me permettrais pas de vous faire une blague.

Linspecteur : Cessez de me rendre fou, je vous en supplie. Vous devez savoir que vous retournez le couteau dans la plaie la plus profonde de ma carrière. S’il vous plaît, Mademoiselle, expliquez-moi ce qui se passe.

LJeune fille (pleurnicheMoi… Je… Je ne sais rien.

Linspecteur : C’est incompréhensible. Un homme jouissant de la considération de tous qui prétend être un cambrioleur !

LJeune fille (pleurnicheC’est son associé… Mon père a mal spéculé, c’est mon père qui lui a fait perdre tout son argent… Et par-dessus le marché, il a été frappé d’un choc grave, sa fiancée s’est enfuie.

Linspecteur (soulagé, soupire) : Oh, comme ça, je comprends. C’est une dépression nerveuse. Ne faudrait-il pas appeler un médecin ?

Le Cambrioleur : Balivernes ! Regardez-moi, vous ne verrez pas trace de la moindre dépression. Plutôt d’un dégoût profond, d’un écœurement, j’ai besoin de calme.

Linspecteur : Oui, c’est entendu, vous avez besoin de vous reposer. Vous devriez aller dans une maison de repos.

Le Cambrioleur : Je ne vous ai pas convoqué pour vous demander conseil, je veux que vous m’arrêtiez. Vous êtes policier, faites votre travail.

Linspecteur : Vous permettez, Monsieur, avez-vous une preuve de ce que vous avancez ? Il est de mon devoir de m’en assurer.

Le Cambrioleur : Interrogez mon associé.

Linspecteur : Ciel, Monsieur, vous n’allez tout de même pas prétendre qu’un des citoyens le plus respecté de nous tous se serait consciemment associé avec un cambrioleur ? S’agirait-il même du Grand Bijoutier !

Le Cambrioleur : Oui, je l’affirme. Il attestera mon identité.

Linspecteur (doucement, à l’oreille de la jeune fille) : Le mal semble grave. Pauvre garçon. Il convient de le transporter sur le champ dans une maison de repos.

Le Cambrioleur (crie: Transportez-moi en prison ! Vous allez me rendre fou avec votre bêtise.

Linspecteur : Oui, oui, tout va bien… Je vais faire le nécessaire. (Il chuchote à la jeune fille.) Veillez sur lui quelques instants, j’appelle une ambulance.

Le Cambrioleur (hurle: Maudit imbécile ! (Il saute près de la fenêtre, l’ouvre et crie vers l’extérieur.) Écoutez-moi tous ! Je suis le Grand Bijoutier, le célèbre cambrioleur…

Linspecteur (Le saisit par le bras et l’éloigne de la fenêtre) : Ne criez pas, je vous prie, essayez de vous calmer. Naturellement je vous crois, mais je ne peux rien faire avant d’auditionner votre associé. Je ferai tout pour que cela se fasse dans le délai le plus court. D’ici-là armez-vous de patience, je vous prie !

Le Cambrioleur (soupire, épuisé: Apparemment il n’y a rien à faire. Mais je peux vous dire, je n’aurais jamais cru qu’il soit si difficile d’aller en prison pour un cambrioleur.

 

Rideau.

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Deuxième tableau

 

acte 3-2-l le même bureau de l’industriel qu’au premier acte. Quand le rideau monte, le domestique fait entrer l’inspecteur, le médecin et un autre policier.

 

Ldomestique Veuillez prendre place, s’il vous plaît. Monsieur vous demande quelques minutes de patience, il est arrivé il y a quelques minutes, il doit se changer. (Il se prosterne et sort.)

Linspecteur (au policier) : Le mieux sera de vous asseoir à ce bureau et de noter ce qu’il dit. Et vous, cher Docteur ?

lmÉdecin : Je m’installe ici, dans le coin, c’est un bon point d’observation.

Linspecteur : Non, ça ne va pas. S’il se rend compte que vous êtes médecin, il risque de devenir furieux. Mettez-vous plutôt au bureau, comme si vous étiez également un employé de la police.

lmÉdecin : Comme vous voudrez. Mais s’il y a à craindre une crise de fureur, il ne serait peut-être pas inutile de prévoir une camisole de force.

Linspecteur : Non, il ne doit pas se douter que nous le considérons comme fou. Ne pensez-vous pas que ces quelques jours à la maison de repos ont permis une amélioration de son état ?

lmÉdecin : Non. Si c’était le cas, il n’aurait pas exigé avec un tel entêtement cette comédie de confrontation.

Linspecteur : C’est vrai. Pauvre garçon.

lmÉdecin : Vous vous souciez de lui comme s’il était votre ami.

Linspecteur : Je me sens en quelque sorte responsable de son état. C’est moi qui lui ai parlé du Grand Bijoutier et par là même j’ai semé en lui cette idée fixe. Mais l’évidence et la certitude des faits peuvent l’aider à recouvrer la raison.

lmÉdecin : C’est possible mais peu probable.

LJeune fille (entreBonsoir. (Ils se saluent.) On vient de téléphoner de la maison de repos, la voiture est partie.

Linspecteur : Alors il sera ici dans quelques minutes.

LJeune fille : Papa ne va pas tarder à descendre.

Linspecteur : Vous vous êtes parlé ?

LJeune fille : Nous nous sommes salués.

Linspecteur : À vrai dire, je craignais qu’il se mette en colère parce que nous l’avons fait rentrer avec cette accusation absurde. Cela mérite la plus grande reconnaissance que même dans un tel cas il se soit aussitôt mis à notre disposition.

LJeune fille (soupire involontairementJ’aurais préféré qu’il ne rentre pas. Quel que soit son témoignage, cela ne pourra que nuire à ce pauvre garçon. S’il dit que c’est faux, il va à l’asile, s’il dit que c’est vrai, il va en prison.

lmÉdecin : Il y a aussi une troisième possibilité, Mademoiselle. Nous réussirons peut-être à le libérer de son idée fixe. La maladie ne peut pas être encore trop avancée. Nous pourrons peut-être le ramener à la réalité… Vous, chère Mademoiselle, on m’a informé que vous êtes une amie du malade.

LJeune fille : Je l’étais. Il ne veut plus entendre parler de moi. Il a refusé de recevoir ma visite à la maison de repos.

lmÉdecin : Cela fait partie de sa maladie et… (On frappe, et sans attendre le cambrioleur entre, accompagné du vieux cambrioleur.)

Le Cambrioleur : Bonsoir.

Linspecteur (amicalement) : Bonsoir Monsieur. Merci pour cette exactitude royale.

Le Cambrioleur (jette un regard morne à la jeune fille: Bonsoir. Je croyais que vous resteriez sur la Côte d’Azur.

LJeune fille : Vous deviez savoir que nous sommes ici. Je suis allée à plusieurs reprises à la maison de repos, je voulais vous parler. Pourquoi ne m’avez-vous pas reçue ?

Le Cambrioleur : J’ai sévèrement interdit qu’on m’adresse aucune visite. J’ignorais que vous étiez ici. Mais même si je l’avais su, je ne crois pas que nous aurions eu quelque chose à nous dire. (À l’inspecteur.) Alors, Monsieur l’inspecteur ?

Linspecteur : Oui, on va commencer.

Le Cambrioleur : Et terminer aussi, vite, j’espère. Et après je pourrai me reposer longuement.

Linspecteur (rassurant) : Mais oui, bien sûr… Espérons-le.

lmÉdecin : Des assassins, j’en ai déjà vu qui voulaient expier, mais des cambrioleurs, jamais.

Lindustriel (entre) : Bonsoir, Messieurs. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre quelques minutes. (Il tend la main au cambrioleur.) Mon cher ami ! (Après que le jeune homme a refusé de lui serrer la main.) Bon, bon, je comprends, vous m’en voulez, mais est-ce une raison d’inventer de pareilles absurdités ridicules ? (Il rit.)

Le Cambrioleur (effaré: Vous niez ? Vous osez nier ?

Lindustriel Je ne nie rien. Mais on ne peut nier que la réalité.

Le Cambrioleur : Vous osez… me dire cela dans les yeux ?

Lindustriel (sourit) : Pas dans les yeux. Vos yeux sont un peu troublés et inquiétants.

Le Cambrioleur : Ce n’est pas étonnant. Quand un soi-disant gentleman ose mentir aussi impudemment. Encore que, une fois que vous m’avez dépouillé et ridiculisé, cela ne devrait plus m’étonner.

Lindustriel (montre sa compassion à l’attention de l’inspecteur) : Pauvre garçon ! C’était donc vrai, semble-t-il !

Le Cambrioleur (hurle: Il ment ! Il ment !

Linspecteur : Pardon, Monsieur, mais vous n’avez pas le droit d’offenser quelqu’un sans fondement. Prouvez-le.

Le Cambrioleur (se ressaisit: Je crois que ce ne sera pas difficile. Permettez-moi de vous dire d’abord comment nous avons fait connaissance. Quand je suis arrivé ici, comme vous le savez probablement, je ne connaissais personne, j’étais comme un étranger. De cette ville tout ce que je savais c’était que c’est ici qu’on fabriquait les outils que moi et mes collègues utilisaient souvent. J’avoue que j’ai été séduit par l’idée de prendre une part des revenus considérables que cette usine empochait grâce à notre travail diligent. Mais le destin ne m’a pas été favorable, et lui (Il désigne l’industriel.) m’a surpris pendant mon travail.

Linspecteur (hoche la tête) : Excusez-moi, mais c’est invraisemblable. Surprendre le Grand Bijoutier pendant son travail ? Impossible !

Le Cambrioleur : Votre avis me flatte, Monsieur l’inspecteur, néanmoins c’est arrivé.

Linspecteur : Bien sûr vous ne pouvez pas vous douter de quelles règles de précaution s’entoure ce type merveilleux avant chacune de ses interventions. Il prévoit tout, il ne peut jamais être surpris !

Le Cambrioleur : Cette fois aussi j’avais pris toutes mes précautions, j’avais consacré toute une semaine aux études préalables. Mais je n’ai pas, je ne pouvais pas compter sur un défaut de fabrication de l’outil récemment sorti de l’usine elle-même, ce qui m’a tellement mis hors de moi que je l’ai jeté par terre.

Linspecteur (avec une indignation presque douloureuse) : Rien que penser qu’il ait pu commettre une telle négligence… Non, Monsieur ! C’est ridicule.

Le Cambrioleur : Je peux le prouver. (Au vieux cambrioleur.) Passe-moi la sacoche. Regardez, voici l’outil que j’ai utilisé. Regardez ce foret, Messieurs, sa pointe s’est cassée dans la serrure. (Pause tendue, l’inspecteur, gêné, examine l’outil.)

Lindustriel Qu’est-ce que ça prouve ? Des milliers d’outils semblables traînent partout dans l’usine, il a très bien pu en prendre un de cassé et l’emporter.

Linspecteur : Vous devez reconnaître qu’effectivement ça ne prouve rien.

Le Cambrioleur (effrayé: Non ? C’est entendu. Demandez, s’il vous plaît, si le coffre secret ici n’a jamais été braqué avant moi.

Lindustriel Non, jamais.

Le Cambrioleur : Jamais, dites-vous ? Alors montrez-le, s’il vous plaît, à ces Messieurs. Des yeux avertis découvrent aisément les traces d’un cambriolage dans une serrure.

Lindustriel Inutile, il n’y a aucune trace.

Le Cambrioleur (victorieusement: Allons voir quand même. (Il se dirige vers le coffre.)

Lindustriel (l’arrête) : J’aimerais mieux pas.

Le Cambrioleur : Je veux bien le croire. Mais j’y tiens.

Linspecteur (effrayé) : Nous n’avons pas le droit de l’empêcher de nous le montrer.

Le Cambrioleur (va au mur et décroche le tableau.: Tenez, voici le coffre.

Linspecteur (après l’avoir examiné) : Pas la moindre trace de tentative.

Le Cambrioleur (paniqué: Impossible ! (Il tapote fiévreusement le coffre, puis abattu.) Je ne comprends pas… Que s’est-il passé ? Et pourquoi vous ne vouliez pas le montrer ?... (À l’inspecteur.) Veuillez l’examiner encore une fois.

Lindustriel Tant pis, c’est trop tard… J’aurais aimé éviter cela, puisqu’un coffre-fort reste secret tant qu’il n’est pas connu. Mais puisque maintenant il y a tant de témoins…

Le Cambrioleur (s’approche de l’industriel et dit d’une voix éraillée: Salaud, vous l’avez changé. C’est un nouveau coffre.

Lindustriel (chuchote) : Vous avez enfin compris. Vous auriez pu y penser avant de faire le fou.

Le Cambrioleur (chuchote: Vous reconnaissez donc l’avoir changé.

Lindustriel Dès le lendemain. N’est-ce pas que c’était une prudence louable ?

Le Cambrioleur (à haute voix: Messieurs, écoutez-moi. Il vient de reconnaître qu’il a changé le coffre-fort, le lendemain du cambriolage.

Lindustriel (le regarde avec un étonnement innocent, puis rit) : Ça alors, quelle imagination ! Je vous préviens avec bienveillance : vous vous rendez ridicule.

Le Cambrioleur (brisé: Vous avez raison, je suis tombé dans le piège. (Il remarque que l’inspecteur et le médecin se parlent en chuchotant.) Patientez, Messieurs. Je n’ai pas encore terminé. Bien que mon foret se soit cassé, j’avais réussi à ouvrir de coffre-fort avant qu’il ne me surprenne. Ce qui en réalité n’était possible que parce que j’étais énormément étonné que les bijoux que je tenais dans mes mains fussent faux…

Lindustriel (vexé) : Comment pouvez-vous prétendre une chose pareille ?

Le Cambrioleur : Vous voulez aussi nier cela ?

Lindustriel Vous n’imaginez quand même pas, mon cher ami, que quiconque croira que je gardais de faux bijoux dans mon coffre ?

Le Cambrioleur (effrayé: Vous ne les avez plus ?

Lindustriel Bien sûr que je les ai, puisqu’il s’agit de vieux bijoux de famille.

Le Cambrioleur (gêné: Je ne comprends pas ce que vous cachez encore de louche. Montrez-les-moi, s’il vous plaît. (L’industriel lui tend les bijoux.) Oui, ce sont bien les mêmes. (Avec une frayeur croissante.) Mais… Seigneur Dieu… Ce sont des vrais !

lmÉdecin (chuchote à l’inspecteur) : Cas typique de manie, construction logique, avec des éléments inventés.

Le Cambrioleur (agresse l’industriel: Tricheur ! Salopard ! Vous avez racheté les originaux !

Lindustriel (en chuchotant) : Avec votre argent ! Habile, hein ?

Le Cambrioleur (hurle: Je vais vous tuer !

Lindustriel (le retient) : Holà ! Camisole de force !

Linspecteur (se précipite au secours de l’industriel) : Calmez-vous, s’il vous plaît, sinon…

Le Cambrioleur (la tête lui tourne: Non… non… Je ne suis pas fou !

Linspecteur : Alors vous devez reconnaître que vous n’avez pas su prouver vos allégations.

Le Cambrioleur : Messieurs, réfléchissez un peu. Si je n’ai pas raison, comment étais-je au courant de ce coffre-fort secret, des bijoux ?

Lindustriel Ridicule ! Vous étiez mon associé, vous aviez mille occasions de les voir.

Le Cambrioleur : Mais comment suis-je devenu votre associé ? Pensez seulement, j’étais étranger dans cette ville, dans le monde industriel.

Lindustriel Allons. Vous avez appris que j’étais à la recherche d’un capital et vous êtes venu me faire une proposition.

Le Cambrioleur : Oui, je suis venu une nuit, avec une lampe torche, par la fenêtre, quand tout le monde dormait dans la maison.

Lindustriel Vous divaguez.

Le Cambrioleur : Si vous m’attendiez, pourquoi étiez-vous en pyjama, depuis quand reçoit-on en pyjama un homme inconnu arrivé pour une transaction d’affaires ? Le fait que vous étiez en pyjama, j’espère que votre… votre chère fille ne le démentira pas.

LJeune fille : Non. Papa était effectivement en pyjama.

Le Cambrioleur : Dans ce cas je vous prie d’ajouter que vous avez tout de suite trouvé la situation suspecte.

Lindustriel Je lui ai aussitôt fourni des explications. Vous étiez en retard, j’avais mal à la tête et je m’étais couché avant votre arrivée.

Le Cambrioleur : Je demande l’audition de Mademoiselle.

LJeune fille : Je… ne peux pas dire grand-chose. C’est vrai que j’étais étonnée quand j’ai vu Papa en pyjama, mais je pensais plutôt à une idylle amoureuse. Je croyais qu’il s’agissait d’un fiancé trompé… (Elle prend peur.) Mon Dieu, pardonnez-moi.

Le Cambrioleur : Ça ne fait rien. Votre hypothèse n’a précédé la réalité que de quelques mois.

LJeune fille : … J’ai pensé que Monsieur le secrétaire  était un père sévère…

Le Vieux Cambrioleur (soupire: Plouf. Me voilà dans le bain !

Linspecteur : Ah, Monsieur le secrétaire était présent ? Alors il nous apportera un témoignage décisif.

Le Cambrioleur : Soit, si c’est inévitable. J’aurais préféré laisser mon vieux complice en dehors de tout ça. (Au vieux.) Tu as remarqué, n’est-ce pas, que je n’ai pas mentionné ton nom, mais puisque c’est fait mettons fin à leurs mensonges. Je n’aurais jamais imaginé que ce soit moi qui te ferais enfermer un jour, mais je n’avais pas imaginé non plus que la prison soit un jour pour moi un endroit désiré. Mais ce doit être vrai pour toi aussi, mon vieux. Les années ont passé, ce sera mieux de vivre tes vieux jours dans la paix et le silence.

Le Vieux Cambrioleur (court silence pendant lequel tout le monde est suspendu à ses lèvres: Jeune homme, reviens à toi ! Je t’ai toujours suivi partout, je te suivrai aussi en prison… Pas pour moi, mais pour toi, c’est de folie, crois-moi.

Le Cambrioleur : Ne t’en fais pas, dis seulement la vérité.

Le Vieux Cambrioleur : Que veux-tu que je dise ? Je ne peux pas dire que c’est vrai, quand ce n’est pas vrai.

Le Cambrioleur : Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? Parle !

Le Vieux Cambrioleur : Que toi… que moi… que nous serions des cambrioleurs.

Le Cambrioleur (l’assassine des yeux, incrédule: Quoi ?! Qu’est-ce que tu dis ?

Le Vieux Cambrioleur : Pardonnez-moi, je ne peux pas dire autre chose.

Lindustriel J’espère bien ! Et ceci dit, je crois que la comédie est terminée.

Le Cambrioleur (fige son regard sur le vieux: Toi aussi, tu me laisses tomber ?

Lindustriel Mais, mon cher ami, nous sommes tous des hommes normaux. Vous ne pouviez pas espérer qu’on soutienne votre regrettable idée fixe.

Le Cambrioleur (crie d’une voix éraillée: Salaud ! Il a volé mon argent, il a séduit ma fiancée, et maintenant il veut salir ma réputation d’honnête cambrioleur !

Lindustriel (souriant et rassurant) : Je suis certain que personne ici ne vous plaint sur ce point. Quant à votre fiancée, croyez-moi, vous n’avez pas perdu grand-chose. Pour ce qui est de votre argent, vous n’aurez rien perdu, car je dispose de suffisamment de capitaux pour…

LJeune fille (effrayéePapa, non… Je ne veux pas.

Le Vieux Cambrioleur (gaiement: Tu entends petit ? On nous rend notre oseille.

Lindustriel Je n’ai pas dit cela. Je ne dispose pas de liquide, mais un ami homme d’affaires américain est prêt à assainir la société.

Le Cambrioleur : Oui, parce que vous lui avez vendu votre fille. Vous me croyez assez ignoble pour accepter cela ?

Lindustriel Vous faites un nouveau cauchemar, mon ami.

Le Cambrioleur : Ah oui ? Vous croyez que j’ignore que l’américain ne vous aide que si votre fille veut bien l’épouser ?

Lindustriel Vous vous trompez, ce mariage n’est plus d’actualité.

LJeune fille (mi-réjouie, mi-effrayéePapa !

Lindustriel Mon ami est déjà reparti en Amérique. Mais il a viré l’argent avant.

LJeune fille (soulagéeOh, mon Dieu !

Lindustriel (au cambrioleur) : Alors, qu’en dites-vous ? Acceptez-vous de continuer de gérer l’entreprise ? (Tout le monde regarde le cambrioleur, il n’a pas encore saisi ce changement inattendu. Il reste planté, sans bouger.)

lmÉdecin (chuchote à l’inspecteur) : C’est le moment psychologique. La cause vient de cesser, l’idée fixe cessera peut-être en même temps.

Linspecteur (au cambrioleur) : J’espère que vous n’aurez rien contre moi si je déclare que la police considère l’affaire comme close. Nous avons prouvé sans le moindre doute que vous n’êtes pas le Grand Bijoutier. (Le cambrioleur rit amèrement.)

lmÉdecin : Vous n’avez plus aucune raison de vous obstiner dans cette idée ridicule. Vous avez subi des traumatismes graves qui vous ont conduit à chercher refuge dans cette fausse idée. Mais étant donné qu’il s’avère que ce qui vous a frappé n’a pas causé de dommages définitifs, vous pourrez poursuivre votre travail…

Le Cambrioleur (ébranlé: Je… ne veux rien poursuivre… Je suis déçu et totalement désespéré.

Linspecteur : Monsieur, demandez-vous ce que deviendrait la société si ses meilleurs fils lui tournaient le dos à la première déception, au lieu de poursuivre leur travail utile et honnête. En un temps relativement court vous avez réussi à gagner dans notre ville les honneurs et le respect général, grâce à votre talent, votre diligence et votre honnêteté. Je m’adresse à vous comme à un bon citoyen.

Le Cambrioleur : Je ne le suis pas et je ne veux pas l’être. Je suis le Grand…

lmÉdecin : Vous ne le croyez même plus vous-même.

Linspecteur : Monsieur, réveillez-vous enfin, et retournez à votre travail.

LJeune fille : À notre travail, cher…

Le Cambrioleur : Vous aussi ! Vous souhaitez aussi après tout ce qui s’est passé que je reste et… que je me retrouve face à cette femme ?

Lindustriel De ce côté-là ne craignez rien. Votre ex-fiancée a pris la direction de l’Amérique. En pas plus que deux jours elle a embobiné mon ami américain à un tel point que le pauvre a accepté tout ce qu’elle demandait pour partir le plus vite possible avec elle. Remerciez-moi, mon jeune ami de vous en avoir débarrassé.

Le Cambrioleur (amèrement, à la jeune fille: C’est donc pour ça que vous êtes revenue ? C’est pour ça que vous voulez continuer de travailler avec moi ? Parce que l’américain a changé d’avis ?

LJeune fille : Vous vous trompez. Je ne suis même pas partie. J’avais pris ma décision avant.

Le Cambrioleur : Pourquoi ? Quand ?

LJeune fille : Quand j’ai appris que vous… pourquoi vous…

Le Cambrioleur : Non ! Vous ne vouliez pas le croire. Comme si vous aviez voulu charger votre conscience en m’imposant un refus.

LJeune fille : Je ne voulais pas le croire, parce que je sentais que je mourrais de douleur, parce que ce que j’attendais depuis le premier instant, en me le cachant à moi-même, souvent en larmes, mais toujours pleine d’espoir – est venu trop tard. Parce que je croyais que je ne pouvais pas abandonner mon père.

Le Cambrioleur (pris de vertige: Depuis le premier instant ? Vous, depuis le premier instant… Cela n’est pas vrai !

LJeune fille : Si, c’est la vérité !

Le Cambrioleur : Ça ne peut pas être vrai…

LJeune fille (souritQui est-ce qui proteste maintenant ? Cessons de nous disputer, d’accord ? Il n’y a ici qu’une seule question : m’aimez-vous ? Oui ou non ?

Le Cambrioleur : Je vous supplie de cesser de me torturer. Il m’est impossible de vous croire. Vous devez savoir que moi en réalité…

LJeune fille : Je ne sais qu’une seule chose : moi je vous aime.

Le Cambrioleur (la croit enfin: Mon Dieu !

LJeune fille (sûre d’elleVous ne voulez pas de moi ?

Le Cambrioleur (la regarde, la regarde, ses yeux se remplissent de larmes, puis soudainement il l’enlace passionnément: Ma chérie !

Le Vieux Cambrioleur (hoche la tête: Oh putain ! Ça ne faisait pas partie du deal.

Linspecteur : Je vous félicite de tout cœur ! Je peux dire que vous êtes l’homme le plus chanceux au monde. Vous croyiez avoir tout perdu, or vous êtes devenu plus riche que vous n’auriez pu l’espérer. (Il sourit.) J’espère que désormais vous ne voulez plus être le Grand Bijoutier.

LJeune fille (aperçoit la gêne du garçonRépondez vite que non. Moi je m’en fiche, mais vous savez, mon père est un peu conservateur, il tient aux conventions sociales et il ne marierait pas sa fille à un cambrioleur.

Lindustriel (après un court étonnement, se met à rire) : Petite sorcière, tu ne m’as pas dit qu’il voulait t’épouser.

Le Cambrioleur (lentement: Je me soumets… au mariage, à la société bourgeoise respectable… (À l’inspecteur.) Pardonnez-moi, Monsieur l’inspecteur, d’avoir éveillé en vous de vains espoirs.

Linspecteur : Au premier instant peut-être. Mais je ne me suis pas laissé emporter par ce grand espoir. Selon ma théorie vous ne pouviez pas être le Grand Bijoutier, votre comportement ne pouvait pas m’induire en erreur. Lui, malheureusement, c’est en Amérique qu’il sévit, et je crains que le rêve de ma vie ne s’accomplisse jamais : je ne pourrai jamais le rencontrer.

Lindustriel Je suis sûr que vous avez raison, Monsieur l’inspecteur (Au cambrioleur.) Mon cher fils, ce tournant inattendu réjouit mon cœur. Dès lors je te cède entièrement la conduite des affaires, tu seras le seul à signer pour l’entreprise, par conséquent, même si je le voulais, je ne pourrais plus entraver la bonne marche des affaires. Et quant à ta femme, cette fois tu n’auras rien à craindre de moi…

 

Rideau

 

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