Allô,
ici Budapest[1]
Chroniques
parues sous ce titre entre le 14 mars et le 30 juillet 1926
dans le journal
"Magyarország" (Hongrie)
Mais non, Madame, je ne suis absolument pas conservateur sous prétexte que je ne suis pas indigné par l’interdiction de la femme magnétiseuse. D’autant plus que cette interdiction n’a nullement été brutale, elle n’a pas été emmenée au long des rues sous escorte policière, on l’a emmenée à l’hôpital, on l’a auscultée, on l’a testée, on lui a confié un malade – et c’est seulement ensuite, quand le patient a ouvert de grands yeux surpris et a gaiement poursuivi sa maladie après la magnétisation qu’on lui a modestement et poliment demandé de ne plus vouloir… Vous, Madame, vous en avez sérieusement contre les médecins, les pauvres, et vous ne cessez de péter : mais si, mais si, dans cette magnétiseuse ainsi qu’en Bicsérdy[2] et en Mardardan" il y a quelque chose" oui, même si les médecins enragent, en réalité ils sont simplement jaloux, jaloux pour leurs malades et pour leur existence, parce que ces soigneurs miraculeux savent bel et bien guérir des foules, au demeurant la science a toujours eu ses martyrs et toutes les grandes choses ont commencé comme cela… Alors excusez-moi, mais premièrement cela n’a pas commencé comme cela – et croyez-moi, il n’est pas vrai non plus que les médecins soient jaloux. D’accord, les médecins aussi ne sont que des hommes, et il existe aussi de mauvais médecins, mais veuillez ne pas confondre les médecins avec la médecine. Je ne suis pas quelqu’un d’extrêmement cultivé, pourtant j’ai remarqué que curieusement tout ce que clame la magnétiseuse et ce que clame Bicsérdy et ce que clament Mardardan et les autres, tout cela est contenu dans la science médicale, cela s’y retrouve en tant qu’expériences, en tant que tentatives, en tant que prudence, possibilités modestes, circonspectes, hygiéniques et antiseptiques de traitement et de guérison, une parmi d’autres, toujours une parmi d’autres, au cas par cas, toujours appliquées à un cas – alors qu’à l’opposé, dans la magnétisation et dans le végétarisme à la Bicsérdy la science n’est jamais incluse. Et j’ai remarqué, et pour moi qui ne suis pas un vantard, je vois que j’ai un sens infaillible de l’essentiel, et c’est plus important que toute substance – j’ai donc remarqué la différence entre les deux styles dans lesquels la science et la superstition traitent l’une de l’autre. La science n’a jamais été impatiente à l’égard de la superstition, elle la comprend et l’accepte comme une donnée – la superstition en revanche s’est toujours montrée impatiente à l’égard de la science. Or c’est une certitude infaillible que c’est toujours le plus fort qui se montre plus patient et plus prévenant – je n’y peux rien, mais moi, dès la première vue, spontanément, sans partialité aucune, je préfère la science à la superstition.
14 mars
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Je lis dans un journal, dans le compte rendu d’une matinée de poésie, par ailleurs de très haut niveau, les lignes suivantes : « Le public qui aurait pu témoigner d’un intérêt plus grand pour cette séance de si grande valeur… a beaucoup applaudi » etc. cette réprimande étrange, ce rabrouement sévère mais paternel du public, bien que paradoxal, est sincère et naturel. Tout directeur de théâtre, tout comédien, tout conférencier, tout auteur connaît cette expression totalement illogique de la colère, lorsque nous rendons les présents responsables de l’absence des autres. Moi-même, j’ai un jour laissé éclater ouvertement et franchement ma mauvaise humeur quand j’ai aperçu la salle à demi vide : « Mesdames et Messieurs, vous devriez franchement être plus nombreux ! » Et c’est blessé, le cœur lourd, que j’ai entamé ma conférence. Je me souviens très bien que mon mécontentement était adressé à ces malheureux qui étaient venus. Ceux qui prévoient de prononcer ou écrire les mots « public » ou « foule », devraient méditer cet exemple. C’est une notion des plus intéressantes, celle exprimée par ces mots ; une des preuves les plus éclatantes de la thèse psychologique présentée dernièrement comme la plus probable, c’est que les notions ne sont pas des pièces détachées logiques, analysée, de la connaissance, mais des impulsions de l’imagination, de cette imagination qui construit délibérément son monde au-dessus d’un mot prononcé. La cause de notre imagination est que nous sommes incapables de sentir sous les mots « public » et « foule » un ensemble d’individus – nous le remplaçons par l’image de quelque substance élastique, qui s’étend et se rétrécit par sa propre volonté intérieure, comme il lui plaît ; et ce n’est vraiment pas gentil de sa part de se rétrécir alors qu’elle devrait être grande – et parfois en revanche elle se gonfle d’une manière antipathique. De même que le susdit brave journaliste réprimande le trop petit public et ironise, nous nous payons souvent la tête d’un public nombreux. L’autre jour, à l’occasion de la visite de l’acteur de cinéma Conrad Veidt[3], les journaux étaient pleins du dénigrement du « public hystérique », qui a accompagné son idole à la gare et délirait autour de lui. Pourtant j’ai trouvé le moyen de déchiffrer ce secret : par hasard je me trouvais moi aussi à la gare. Eh bien, j’ai l’honneur de vous faire savoir a posteriori que la « foule » qui y délirait, était composée d’atomes-individus, et en les examinant sous mon microscope, il apparaît ceci : (j‘ai interrogé au moins cinquante personnes en différents endroits de la foule) chaque individu s’est rendu à la gare mû par la même indignation qui s’est manifestée aussi dans les journaux de ces derniers jours. « Je voulais aller voir cette imbécile de foule hystérique, qui fait tant de bruit autour d’un acteur de cinéma » - m’a dit séparément chaque pièce détachée de cette foule qui était composée de ces pièces détachées. Ce n’est pas l’acteur qu’ils étaient curieux de voir, mais les uns les autres – en fait eux-mêmes.
17 mars
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Pauvre artiste peintre, toi qui, avec le poison de ton suicide dans les veines, t’écroules au marché sous les yeux de la plèbe, avant de perdre connaissance, tu constates avec l’ironie et la sagesse d’un Socrate que « les voici rassemblés autour de moi – si je peignais les mêmes, qui s’y intéresserait ?! » Mon pauvre frère, un de plus ou de moins, je me joins aussi à la foule curieuse. C’est le seul moyen que tu as trouvé pour attirer l’attention de cette foule sur toi. Permets-moi de te donner, sinon de la brioche, au moins un conseil (tu es déjà bien pourvu de conseils me diras-tu). Tu as parfaitement raison, sauf que tu as confondu la cause avec l’effet. Lorsque tu as ingurgité le poison pour faire taire à jamais ce maudit estomac qui ne fait qu’exiger, et qui exige toujours des choses que tu devrais demander à autrui car tu ne les as pas toi-même – avec ce compte final désespéré ce n’est pas le monde que tu voulais confronter à la dépouille d’une victime, afin de le forcer à avouer son crime contre toi : c’est pour le crime commis par toi contre toi-même que tu as prononcé une sentence de mort. Dans un instant de clarté du désespoir tu as ressenti la situation redoutablement exceptionnelle, la situation particulière de l’artiste : à la fois une élévation au-dessus de la société et l’exclusion de cette même société. Dans un de ses essais les plus sensibles, l’immortel Bergson essaye de définir la notion d’artiste en l’intitulant tout simplement homme distrait, homme qui rêve et observe la substance des choses, leur réalité, pendant que son congénère observe seulement ces propriétés des choses qui ont un rapport avec son intérêt vital personnel, pour s’en servir : seulement la laine de l’agneau, seulement les pattes du cheval, seulement le fruit de l’arbre. L’artiste, l’homme distrait, observe l’ensemble, avec tout ce qu’il comporte, sans en sélectionner ce qui lui est utile – c’est cette distraction qui est si sévèrement punie dans la lutte pour la vie qui ne tolère aucune rêverie, repos, méditation, contemplation inutile. Évidemment, si tu vois la foule rassemblée comme une image et tu veux la considérer comme un ensemble ! C’est très grave, mon frère. C’est avec un autre œil, un œil bien plus vigilant que tu devrais la considérer, si tu veux continuer de vivre. Une fois qu’ils se sont si bien rassemblés nombreux, ne pourrait-on organiser éventuellement une petite collecte ? Ou en choisir quelqu’un dans la foule, un plus faible que toi, et le saisir gentiment à la gorge, ou l’assommer, ou le voler, ou faire affaire avec lui ? Tu vois, je suis déjà plus intelligent que toi. Plutôt qu’un roman, une nouvelle ou une épopée, auxquels me destinerait la vie, si je m’arrêtais et méditais, un petit article griffonné par-ci, quelques brèves par-là – sont beaucoup plus confortables et utiles. Crois-moi, cela me permettra d’aller très loin. Et quand je serai un grand écrivain célébré, tu peindras mon portrait, et tu deviendras aussi un grand peintre célébré.
19 mars
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Après la lecture du fameux livre de Casanova, Goethe s’est écrié : « Si ce que l’auteur de ce livre écrit de lui-même est vrai, alors c’était un très grand homme ; si ce n’est pas vrai, c’était un très grand poète ! » Qu’il soit permis de prendre cette phrase pour sauver la petite affaire trouble de Mihály Fischer, ingénieur et duelliste gaucher, et la faire passer d’une immortalité à l’autre. Car il faut bien en faire quelque chose, dans notre propre intérêt bien compris, si nous ne voulons pas simplement nous fâcher, reconnaissant par-là que nous avons tous été des lycéens benêts qui se laissaient berner par des contes aussi stupidement naïfs, simplement parce que nous gobons volontiers les inepties les plus imbéciles à condition que par le caractère exceptionnel et le courage moral, elles flattent aussi notre nostalgie. Nous voulions croire, donc nous avons cru, qu’il était une fois à Pest un modeste et sérieux jeune garçon nommé Fischer qui s’est battu contre un godelureau désinvolte pour sauver l’honneur d’une honnête femme inconnue – avec son épée il a découpé en tagliatelles la tête du godelureau désinvolte. L’infernale compagnie de ce dernier, des magnats ruinés, des officiers débauchés, tous spadassins, anciens champions du monde d’escrime, une véritable organisation souterraine de la méchanceté et de la haine, ont ourdi leur vengeance contre la vie de ce jeune homme – mais il a tenu bon, il a les trépanés comme autant de pastèques, les uns après les autres, puis refait glisser poliment et modestement son épée dans son fourreau et dit : « eh bien Messieurs, nous avons terminé ? Dans ce cas adieu ! ». Et il est retourné travailler, construire, étudier.
Une bien belle histoire, n’est-ce pas ? Maintenant, avec du recul, depuis que nous avons appris qu’il n’y a pas un seul mot de vrai là-dedans, l’histoire semble un peu loufoque – mais la loufoquerie dissimulée dans l’histoire compromet davantage celui qui la croit que celui qui l’a inventée – nous avons donc intérêt à faire bonne figure, et d’afficher une grimace peinée pour feindre de croire à notre tour à l’affaire de monsieur l’ingénieur, que c’est un cas de "non e vero, ma ben trovato", et que si sa grandeur a changé de nature, elle n’a pas changé de grandeur – désormais nous respecterons en lui, non plus un Cyrano de Bergerac, mais un Mór Jókai[4] – à la place d’un Pál Kinizsi[5], un nouveau János Háry[6], à la place d’un Lohengrin, un nouveau Münchhausen – pas un héros, mais un poète – et non en dernier lieu (cela est peut-être le motif le plus important dans toute l’histoire) : un génial psychologue des masses qui avait pressenti que la source des grands succès, grandes croyances et grands crédits, ne réside pas dans le mérite et la force, mais dans l’imagination qui gouverne le monde – et que donc on ne peut forcer à s’agenouiller succès, grandeur, popularité et admiration, ces adversaires obstinés, que de la main gauche.
24 mars
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Et le mari rentre vers trois heures, le déjeuner l’attend, servi sur la table. Il avale sa soupe cuiller après cuiller sans mot dire, la femme cloue sur lui un regard d’attente, mais il ne lève pas les yeux. Puis, avec indifférence, comme dans les comédies dramatiques le comte qui rentre après avoir fait courir son cheval et distrait sa femme avec des petits commérages, le mari se met à parler, mais toujours sans la regarder. « Pauvre Rothschild ! » - dit le mari. Et comme il ne reçoit pas de réponse, il poursuit dans un style badin : « Ce type, ce Simkó Krausz, fait savoir que Rothschild a vendu sa collection de tapis ! » Pas de réponse. Après un silence, avec une compassion sincère : « Ce Boronkay aussi, il a tout perdu – qui aurait imaginé cela ? C’était la plus grande firme de tout le pays. Hier il a demandé sa mise faillite. Son suicide est attendu pour demain. » Elle ne répond toujours pas. Serait-elle intéressée à de nouveaux détails ? « Bien sûr, il était impossible de recevoir la livraison de caoutchouc… Il a payé deux fois plus cher à l’achat que le prix auquel il pouvait le vendre. Mais qu’y pouvait-il, après la faillite de l’Angleterre aussi. » Sa femme reste toujours muette. « C’est vrai, l’Angleterre aussi a tout perdu, on ne parle que de ça partout. Tu n’as rien entendu ? Cela m’étonne, c’est la sensation du jour. La spéculation sur le coton indien s’est soldée par un krach énorme, l’Amérique ne pouvait plus payer les machins… les remboursements… euh… ils exigeaient délais après délais, le premier du mois suivant, disait l’Amérique… Puis le premier ils ne pouvaient toujours pas payer… les Américains… C’est horrible ce qui se passe partout dans le monde… » Elle se tait obstinément. Il continue après une pause, plus incertain : « Pauvre Rockefeller… Lui aussi a été contraint de mettre ses meubles en gage… » Aucune réponse. Cette fois, tout à fait incertain, il reste dans les généralités : « Mais vraiment, ce qui se passe dans ce pays !... On ferait mieux de ne pas sortir de chez soi… Tout le monde pleure… Tout le monde a fait faillite… On n’a jamais vu ça… Le directeur de l’usine de la Monnaie… Euh… les ouvriers imprimeurs de billets… cela fait trois mois qu’ils n’ont pas été payés… » - dit le mari, puis prudemment, timidement, il lève la tête. Il est accueilli par un regard foudroyant, et la femme ouvre enfin la bouche :
- En somme, une fois de plus tu n’as pas ramené l’ombre d’un sou. Je ne peux pas régler mon tailleur ! Eh bien, je n’en peux plus ! Je pars !
Et elle saute
de sa chaise en sanglots et claque la porte derrière elle.
25 mars
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Autrefois, le chroniqueur de la société ou de la vie culturelle, s’il voulait trouver le mot juste, appelait ces quelques années la période de rumination. Une sorte de paresse repue, indolente pèse sur le monde – les années d’un repos alangui, après les brillantes années d’esprit lumineux, les drames effroyables de l’imagination et de la réalité, les secousses politiques. Du riche déjeuner il ne reste que très peu pour le dîner, même si la table n’est pas encore desservie – mais nous n’avons plus tellement faim. L’arrière-goût des saveurs nous reste langoureusement dans la bouche, notre estomac, notre œsophage, s’en souviennent avec complaisance, ils ne se laissent pas déranger ; ils refuseraient peut-être un rôti sorti du four si quelqu’un nous l’offrait. Regardez autour de vous. En politique, une réaction paresseuse, un conservatisme masqué derrière des lieux communs tonitruants, le réchauffé de vieux principes centenaires, un refus horrifié de toute expérimentation. En littérature, les lauriers vont à tout ce que nous connaissons déjà. L’écriture dramatique remet sur les tréteaux de vieux problèmes ; là où il y a une décennie quelques courageux Alexandre le Grand de l’Esprit avaient déjà tranché le nœud gordien, des mains tâtonnantes le renouent pour avoir de quoi trancher encore. Dans nos jeux aussi c’est cette rumination artisanale qui domine : mots croisés et compagnie. L’autre jour j’ai observé le public d’une comédie à grand succès. Il n’a honoré avec une joie chaleureuse, savoureuse que les blagues dont il connaissait la chute à l’avance : les visages souriants acquiesçaient avec contentement et encouragement à la chute attendue et les applaudissements pouvaient retentir.
Et la Vie, le grand Dramaturge, semble vouloir satisfaire son public également avec des reprises pâlottes, réchauffées. Pauvre Madame Otto Köhler que l’on retrouve dans le nid perdu d’un hôtel douteux, corde au cou, tournée vers le mur – ta tragédie manque de toute originalité. Où sont les grandes affaires criminelles à sensations, les horreurs à faire frémir – les tonneaux de Béla Kiss, les perles de Elza Mágnás, la vie mystérieuse de Amália Leirer ! Les nouveautés sensationnelles ne sont que copie, singerie de ces grands drames, leur pâle imitation – les mêmes dans les détails, mais pas du tout dans l’effet d’ensemble. Assassin et victime ont tout fait pour donner satisfaction à l’honorable plèbe affamée d’horreurs – rien n’y fait, le journaliste compétent fait la moue, baisse les bras. Cela ressemble trop à d’autres cas retentissants similaires, c’est pourquoi ça ne vaut pas grand-chose : on voit que ce n’est que du réchauffé. Selon le souhait du public, compte tenu du premier succès, on a bien renouvelé le drame, mais la représentation n’est que rumination dans son style, pâle copie des grandes prima donna, des Amália Leirer, des Elza Mágnás, des faux Chaplin, des succédanés de Rudolph Valentino, qui n’existent plus – des deuxièmes distributions.
28 mars
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« Moi je me suiciderai,
me dis-je,
Si quelqu’un me regarde d’un
mauvais œil… »
(Plaintes d’un petit enfant, de Kosztolányi)
Image étrange le long de la berge déserte du Danube à Buda, dans une nuit de printemps éclairée par la lune. Un plouf du Pont des Chaînes – à la tête du pont quelqu’un a poussé un cri – puis un silence d’effarement. Une minute plus tard, un point noir glisse au milieu du fleuve, ondulant silencieusement, vers le pont de la place Eskü. Sur la berge une jeune fille svelte court avec lui, elle crie et s’arrache les cheveux – elle appelle à l’aide, elle hurle, glapit dans sa peur mortelle : le corps glisse dans l’eau, il se tait, ironique, supérieur, victorieux.
Selon un témoin oculaire, une minute plus tôt ils étaient tous les deux sur le pont. Vif échange de mots, des mots passionnés. Elle se retourne soudain sur ses talons, plante là le garçon. Il crie quelque chose, se retourne lui aussi, court à gauche, court à droite, puis brusquement (une phrase, une formule lue, oh combien de fois) « il enjambe le parapet » et disparaît dans les flots du Danube, puis remonte, est emporté par le courant.
Un suicide, parmi beaucoup d’autres, en raccourci, dans une présentation quasi visuelle. De quoi pouvait-il s’agir là-haut sur le pont ? – qui ne le saurait pas, même non vécu – qui ne croirait que cela n’a pu arriver qu’à lui, si cela est arrivé à lui ? Alors, tu ne viens pas ? Non, seulement jusqu’au bout du pont, pas un pas de plus ! Pas davantage ! Pas même si c’est ma vie qui en dépendait ? Pas même ! Bon, alors je vais te montrer que tu me suivras, que tu viendras quand même avec moi, après moi, plus loin que ce que je te demandais !
Et en effet, elle est maintenant en train de courir après lui sur la berge et elle s’arrache les cheveux, comme cette Abigél Kund « je te passai le poignard en badinant – vas-y donc ! »[7] Et le mourant, ou peut-être le déjà mort, en bas dans l’eau, se tait désormais, boudeur, il a pris sa revanche : hein, tu vois ? Obstination infantile, victime stupide – mais comme c’est humain ! C’est un peu le raccourci de tous les suicides, pas seulement ceux des amoureux. Eux, ils se disent mutuellement, lui à elle, elle à lui, le mot fatal, qui peut aussi passer pour du chantage : « si tu ne m’écoutes pas, je te punirai plus gravement que de mort – je me tuerai ! », alors que le directeur de banque en faillite, le soupirant éconduit, l’étudiant en échec disent cela au destin directement, comme si le destin pouvait les comprendre. Vie perfide, tu ne m’as écouté ! Tant pis, vois maintenant ! Vous pleurerez encore après moi, mais il sera trop tard. – Et il existe des moments où l’ombre projetée de ce plaisir de la vengeance paraît valoir plus que la vie, valoir tout l’espoir qui nous lierait encore à la vie. Immortelle vanité, paroxysme de l’adoration de soi, si j’y vois clair, la fureur suicidaire – l’hypothèse insensée que ma mort cause un dommage, une perte plus grande à la personne que je veux punir, que de la priver elle de sa vie ! Pauvre suicidé outrecuidant ! Tu n’as pas sous-estimé ta vie, tu l’as surestimée, c’est pourquoi tu devais mourir, pour rien d’autre.
31 mars
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Il est possible que ce fût un manque de tact de la part du brave savant de donner son avis professionnel sur une famille célèbre dans l’histoire à un moment où les descendants de cette famille étaient justement présents ; d’un autre côté, excusez-moi mais je ressens une certaine maladresse proche du manque de tact dans le fait que les descendants en question pouvaient être présents. Il est vrai qu’il y était question de corde – néanmoins ce n’est pas dans la maison du pendu qu’on en parlait mais à un endroit où, par la nature de la chose, la corde en tant que terme technique peut objectivement venir sur le tapis. D’ailleurs une corde en tant qu’outil peut servir à bien d’autres choses qu’une pendaison – la maison du pendu a eu la malchance que la corde se fût trouvée justement là. L’accusé d’une rixe de village, soupçonné d’avoir coupé de ses dents l’index du plaignant à minuit, à l’auberge Venez donc, a raison de se défendre par la question suivante : « Monsieur le juge, avec tous mes respects, que venait chercher l’index du plaignant dans ma bouche à minuit à l’auberge Venez donc pendant la bagarre ? ». La situation consistait tout de même en ce que quelqu’un tenait une conférence dans sa propre discipline et que cette conférence avait un public – or lors des conférences publiques l’auditoire a le moyen de choisir le conférencier qu’il désire écouter, le conférencier en revanche n’a pas le moyen de choisir le public à qui il s’adresse : il va donc de soi que c’est le public qui est responsable de ce qu’il entend. Autrement dit, chaque personne du public doit savoir qui il va écouter, mais le conférencier n’a pas à savoir à qui il va s’adresser. Pendant mes années universitaires j’ai assisté un jour à une conférence d’histoire de la littérature à laquelle Frigyes Riedl[8], si je me rappelle bien, a esquissé la vie de Imre Madách pour une meilleure compréhension de La Tragédie de l’Homme, et à cette occasion l’épouse de l’auteur a été évoquée ; personne n’ignore qu’elle avait abandonné son mari et n’a pas particulièrement veillé à honorer d’une vie irréprochable la faveur insigne du destin d’avoir lié son nom insignifiant au nom immortel du grand Madách. En écoutant les phrases traitant cette question, un homme pâle et maigre se mit debout au dernier rang et quitta la salle. C’était Aladár Madách, le fils du poète – il s’agissait de sa mère ! C’était un hasard malheureux en effet, que tout le monde a regretté, les gens lui ont ouvert un chemin avec respect et compassion pour qu’il puisse sortir – mais personne n’aurait eu l’idée d’en vouloir à Frigyes Riedl, de le prier d’invoquer sa responsabilité ou d’exprimer une indignation. Les gens se sont contentés du discret départ du fils, et personne n’a manqué de tact au point de dresser les deux excellents hommes respectés l’un contre l’autre.
2 avril
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Qu’est-ce que c’est, dites-moi, que signifie ce mystère, ce secret, quelle divinité insaisissable se cache derrière, quelle sorte de symbole sacré, quel miracle, trois qui ne font qu’un et qu’il faut croire car c’est absurde, "credo, quia absurdum". Des foules désespérées s’entassent et attendent devant le morne panneau de l’arrêt du tram – les rames arrivent, enflées, avec à l’intérieur des milliers de momies compressées – peut-être que les trams ne sont plus mus par l’électricité mais par les remords des gens qui piétinent les viscères du voisin. Il ne peut pas être question d’y grimper, sauf si j’essaye de m’accrocher à la jambe de ce monsieur qui en réalité n’avait pas l’intention de monter, il a simplement été entraîné depuis le trottoir par les volutes de fumée de la grappe de voyageurs accrochée à la plateforme.
Et alors tout à coup un tram arrive. Il apparaît comme une vision, comme un rêve, comme un rayon de soleil au-dessus d’un ravin, un gracieux feu follet en bordure du marécage. Trois voitures, attachées ensemble, un défilé charmant, mince et élégant tel un serpent, abondamment illuminé – vide.
Il s’arrête d’un geste léger, sans faire de bruit – jette un regard alentour, sourit presque : tu as l’impression qu’un rêve se joue de toi.
J’y cours – le receveur affiche un sourire grimaçant, il barre jalousement le marchepied dans un geste d’interdiction et dit : « on ne monte pas, voiture magasin ». Ou bien il dit : « vérification de tronçon de voie », ou encore « spécial remise », ou « contrôle de machine », ou même « allocation de ligne ». Mais il pourrait aussi bien dire : parapiloména, ou : transsubstantiation, ou : carchamadinère, ou traumatique neuronique – notre public répondrait : ah bon, si c’est traumatique, c’est autre chose, alors évidemment on ne peut pas monter, pas de chance. Et le contrôleur de la machine, le scrutateur de magasins, le vérificateur de tronçon de voie, comme autant de gaz hilarants fantômes et de fantomatiques mystères du monde, continue de filer dans la nuit, file librement par les voies, revient à son point de départ – vierge et intouchable, sirène qui flotte majestueusement au-dessus des algues souillées du fond de la mer. Quel est son but ? Où conduit sa route, où s’arrêtera-elle ? Ses yeux rouges sont dirigés quelque part vers l’infini : elle se dirige là où l’attend son fiancé amoureux dans l’infini indescriptible et indicible – la résignation moutonnière des Budapestois.
9 avril
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Un de mes amis, socialiste qui croit fermement aux racines économiques des choses et en ce qu’on appelle le matérialisme historique, m’a raconté un jour avec une ironie victorieuse qu’il avait une connaissance, un pauvre homme, qui n’arrivait pas à se guérir d’une longue inflammation oculaire. Il courait les cliniques depuis une éternité, en vain. Mon ami l’a revu longtemps après, au temps des années fastes – Dieu l’avait favorisé, il avait une voiture, beaucoup d’argent, tout, et la vanité qui allait avec – et ne voilà-t-il pas que sa maladie des yeux avait disparu sans laisser de traces. Quel professeur de médecine étranger onéreux avait pu le tirer d’affaire ? lui avait-il demandé. Personne ne l’avait guéri, avait-il répondu négligemment, depuis qu’il avait beaucoup d’argent et que tout allait bien pour lui sa maladie avait miraculeusement disparu d’elle-même.
Mon ami positiviste attribuait ce phénomène à l’importance de l’argent. Il n’a pas remarqué que cette guérison directe mystérieuse prouve justement avant tout l’existence de forces latentes inconnues que contredit la logique du matérialisme – d’ailleurs, selon sa conception, l’ordre des choses aurait exigé que le malade payât un médecin onéreux et que de cette façon il guérît. La réalité atteste qu’il existe une causalité interne, parallèle, coordonnée – et non extérieure et subordonnée, entre l’embellie matérielle et la guérison.
Autrement dit : la chose à laquelle ne croient que le soldat, le poète et le joueur de cartes – le premier l’appelle courage, le second génie et le troisième, la chance – cette chose n’est pas une illusion. Il existe un processus mystérieux, une manifestation simultanée de phénomènes dans une certaine direction, une tendance, la bonne et la mauvaise passe – les anciens appelaient cela la bonne étoile, sous la conduite de laquelle tout nous réussit, mais au déclin de laquelle tout périclite.
Tout cela me vient à l’esprit à propos de Mussolini. Quiconque connaît ne serait-ce qu’un peu l’histoire qui est tout de même constituée d’histoires humaines, sentira à quel point cet attentat raté illustre le caractère schématique d’une carrière politique montante dans sa bonne passe. Dans cet oisillon italien à la Napoléon il y a un peu du soldat, du poète et du joueur de cartes – et ces trois fois peu ensemble arrivent presque à bâtir un homme. Et voici que tout se passe comme si l’aléa militaire attestait le génie dans la bonne tendance. Dans les cas semblables tout réussit, même la malchance se transforme en succès et en réussite. On peut observer que les attentats commis contre des hommes en phase ascendante ne réussissent jamais – et moralement ils ajoutent le plus souvent à la gloire de la personne. Mussolini sent qu’à l’heure actuelle il est plus invulnérable qu’Achille – il se félicite presque de l’attentat, il le conçoit comme une publicité et il s’en vante, sachant qu’au sommet de son parcours étoilé il tire bénéfice de ce qui dans les jours de malchance pourrait le détruire – dans la deuxième période des Napoléon, après Waterloo, lorsque non seulement la balle destinée à la caboche atteindra effectivement la caboche ; et même ce qui était destiné à autrui tombera généralement sur cette tête.
10 avril
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Non, ce n’est pas une blague, pas une plaisanterie, c’est un fait – je l’ai vu de mes propres yeux, j’ai pris la peine de me rendre au zoo, commissionné tacitement par la Fédération Internationale des Humoristes, et j’ai obtenu une audience auprès de Sa Sainteté le Requin de Fiume, qui est arrivé à Budapest et a gracieusement accepté de recevoir votre serviteur tout requinqué sur l’intervention du Nonce Carcharias[9]. Au préalable j’avais relu dans le petit Brehm[10] la physiologie du paon et j’ai constaté par là même avec effarement que le requin n’est pas un paon. J’ai fait très attention, j’ai pris des mesures, j’ai bien observé les plumes égarées autour du palais dans lequel il allait m’accueillir, si personne ne s’y pavanait en secret – eh bien non. Il s’agit bel et bien d’un vrai requin, c’est bien lui en personne, j’ai étudié les extraits d’actes de naissance et les certificats de résidence rétroactivement, jusqu’aux temps où notre célébrissime visiteur n’était qu’un simple œuf de requin, et j’ai constaté qu’il a vu le jour directement sous Fiume, à deux mille mètres de profondeur, ce qui prouve que ses yeux sont aussi tranchants que ses dents.
La première question de sa Majesté Carcharodon était de savoir si j’étais un humoriste, car, a-t-il ajouté avec un peu de rugosité, dans ce cas, n’est-ce pas je ne pouvais pas m’attendre à ce qu’il mît gratuitement à ma disposition certaines données qui me rapporteraient de l’argent à moi et non à lui. Il s’est plaint amèrement de l’activité des humoristes qui depuis si longtemps l’ont négligé, voire exploité, qui ont fait de lui leurs choux gras pendant des décennies, alors qu’il végétait de maigres écailles. Fort heureusement j’avais sur moi l’attestation signée par mes excellents amis Jenő Heltai, Ferenc Molnár et Béla Szenes[11], témoignant que je n’avais rien d’un humoriste, et cette attestation m’a exonéré de droits d’entrée. J’ai pu me réjouir à ma guise de la compagnie du grand anthropovore, soulagé d’avoir la tête hors de l’eau, et devenu du coup détendu, passablement loquace. Il m’a seulement prié d’éviter de m’étendre sur l’affaire des francs, car les bruits selon lesquels on voulait l’auditionner étaient dénués de fondement. Il ne saurait pas dire si oui ou non il a rencontré Nádosy[12], il a vu tant de monde ces temps-ci et sa tête n’est pas une encyclosqualie. S’il s’est rendu à Pest c’est dans l’espoir de trouver ici de quoi engloutir. Il n’est membre d’aucune société secrète, sa vie est un livre ouvert, et il observe les événements la bouche largement ouverte. Il n’a aucun but politique, il n’a pas été en mesure de se forger une opinion sur l’état des choses d’ici, il devra attendre de pouvoir avaler les informations au fur et à mesure. Au demeurant il m’apprend confidentiellement que l’objectif principal de son voyage est de rencontrer Béla Bicsérdy[13] censé passer par Budapest. Cet homme l’intéresse énormément, il a attentivement lu son livre, il aimerait s’entretenir avec lui. Je lui ai promis de ne pas manquer de les mettre en relation à l’occasion.
11 avril*
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Le temps, le temps – qu’il me soit permis pour une fois d’en parler, de celui dont la loi est éternelle – pas de l’heure dont tu dois cueillir les fleurs, mais plutôt de la montre que le pickpocket cueillera sur toi sans fleur, si tu n’y veilles pas – de la montre, de la montre gousset, de cette patate qui si souvent te rappelle tes devoirs alors que tu ne lui demandes rien – qui si souvent te laisse dans la mouise alors que tu comptais dessus – de la montre gousset que l’on confie à l’horloger pour réparation, je ne sais pas ce qu’elle a cette montre, lui dit-on, hier elle n’avait encore rien, ça ne fait pas quinze jours que le l’ai faite nettoyer, et la voici qui s’arrête. Alors l’horloger lève sur toi un regard soupçonneux et ironique, il hoche la tête, il se colle légèrement la montre à l’oreille, il pose d’abord quelques questions piège subjectives, pour te faire avouer clairement que tu l’as cognée au mur, que tu l’as emportée au stade pour jouer au foot, que tu l’as portée pour danser le charleston. Tu protestes avec véhémence, alors il prend une pincette, il fait sauter le couvercle arrière, il en scrute l’intérieur, il la serre encore à son oreille, il la renifle, il y enfonce un petit objet en acier qui la ferait arrêter même si par ailleurs elle marchait – c’est tout juste qu’il n’ausculte pas sa gorge à l’aide d’une spatule. Ensuite il pose la montre, il fait de la main un geste de renonciation, il te demande avec une ironie glaciale où et quand tu l’as achetée, il opine sentencieusement sur ta réponse – avant de déclarer que cette montre est définitivement condamnée, il y manque un piston, la turbine à vapeur est par ailleurs cassée, l’axe de l’hélice est tordu, ainsi de suite, tu observes alors : évidemment, comme si tu y connaissais quelque chose. Alors il ajoute que bien sûr, ça ne lui rapportera pas grand-chose, il te la réparera pour trois cent mille, mais ça prendra bien trois semaines, car il remarque à l’instant qu’il manque aussi une grue à levier dans le roulement à billes. Que peux-tu faire ? Tu n’achètes pas une nouvelle montre car il faudrait débourser quatre cent mille couronnes d’un coup, alors que comme ça, tu es quitte pour trois cent. S’il vous plaît – je reconnais avec le plus profond respect la bonne foi de la noble industrie horlogère – mais en attendant qu’on enseigne obligatoirement la fabrication des montres dans nos écoles secondaires, je proposerais modestement de séparer dans cette science le diagnostic et la thérapie. Ce ne devrait pas être le même horloger qui constate le mal que celui qui fait la réparation, pour obtenir une impartialité assurée. Il devrait exister des horlogers fournissant pour une modique somme un diagnostic précis sur la nature et la gravité de la maladie de la montre, disant éventuellement qu’une montre n’a rien, il suffit de serrer une vis dedans, travail qui prendrait deux minutes. C’est avec ce diagnostic qu’on se présenterait chez le chirurgien horloger qui, dossier en main, exécuterait l’intervention et se ferait rémunérer à due proportion. Cette décision est d’une grande urgence – nous sommes à la onzième heure, sous réserve que ma montre que j’ai faite réparer hier pour quatre cent mille ne soit pas en retard.
13 avril
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Une petite statistique sèche dans les journaux et de nouveau elle est là, dans ma gorge cette angoisse, cette colère impuissante – quand on voit quelque chose de monstrueux que l’on aurait pu éviter, sans que personne ne fasse rien pour l’éviter, c’est comme si quelqu’un faisait un pas, les gens le regarderaient et tout le monde saurait qu’avec le pas suivant il tomberait dans un ravin – et sur mille personnes il n’y en aurait pas une seule qui dirait quoi que ce soit, on serait tous là et on attendrait. Un cauchemar, n’est-ce pas – et pourtant cela se passe exactement ainsi, les statistiques le prouvent en ardentes lettres de feu. La Hongrie détient le record mondial des suicides – cinquante pour cent des suicides sont commis par des pauvres bonnes qui avalent de la soude caustique, ces pauvres naufragés du grand voyage, incapables même d’attraper la planche de salut qu’une vague leur présenterait tellement elles sont maladroites, bêtes, impuissantes ; elles ne savent même pas mourir, elles se condamnent au banc de torture, aux horreurs et au bûcher de l’inquisition, alors que, épuisées de fatigue, elles voudraient seulement dormir un peu, dormir un bon coup, mais pas vraiment mourir. On sait, il n’y a qu’elles qui l’ignorent, elles justement, que la soude caustique ne convient pas au suicide, la personne qui en avale ne meurt pas de la soude caustique, mais de ses effets, la différence est notable. Car contre un poison il existe des contrepoisons et des lavages d’estomac, contre l’étouffement il existe des respirations artificielles, permettant de réparer dans grand nombre de cas les dégâts fatals d’une humeur noire – mais la soude caustique occasionne de tels dégâts dans la gorge et l’estomac qu’ils font mourir le malade lentement dans une souffrance indicible, comme le pestiféré que l’on ne peut pas aider. Bon, c’était un premier volet des statistiques. Le deuxième volet informe qu’en Angleterre il n’y a pas eu un seul cas de suicide par soude caustique depuis dix ans. À votre avis pourquoi ? Non parce qu’une bonne à Londres soit moins inculte ou plus intelligente que celle de Budapest. Simplement parce que voilà dix ans on a signé une ordonnance, un ministre a simplement pondu une phrase sur une feuille à en-tête officielle, une petite phrase pas même assez longue pour consommer l’encre de sa plume – cette goutte d’encre en tant qu’antipoison préventif a suffi pour neutraliser des centaines de litres de soude caustique et, sinon pour sauver des milliers de vies, au moins leur épargner la souffrance du banc de torture. En effet, cette ordonnance a simplement retiré la soude caustique du commerce libre. – Désormais en Angleterre on ne peut acheter de la soude que sur ordonnance médicale, par conséquent une bonne ignorante n’y a pas accès, et cela – la statistique le prouve, Messieurs – cela a suffi pour qu’en Angleterre il n’y ait plus, plus un seul suicide par la soude caustique.
15 avril
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Cela fait
une dizaine de jours qu’un ballon navigue au-dessus de l’Europe. Un
arsenal de télescopes se dresse dans sa direction, une forêt de faisceaux
lumineux accompagne sa route pendant la nuit, de jour un fleuve humain ondoie
et se presse vers l’endroit où il devrait atterrir. Nous attendons depuis des
heures qu’il veuille bien se détacher du brouillard – de son bord des
journalistes chanceux envoient des messages radio à chaque étape du voyage. Une
demi-heure après que les correspondants ont envoyé leur missive, les journaux de
toutes les grandes villes du globe les reproduisent en caractères gigantesques,
des crieurs claironnent les mêmes textes en trois cent langues, à Paris,
Barcelone, Buenos-Aires, Bagdad, Melbourne, en Nouvelle Zélande, et partout.
Les correspondants arrosent de sa photo les revues et les illustrés, des
cinémas la projettent sur des millions de grands écrans. Une centaine de
déclarations de son capitaine, le populaire Amundsen, passent de main en main –
son personnage en manteau de cuir, arborant deux rangées de dents immaculées,
décore la une de "L’Illustration", de "London News", de
"Illustrazione", un instantané sur lequel
il serre la main de l’héritier du trône de France, d’Angleterre, de Norvège, du
ministre des armées, de la reine elle-même.
Après
son échec de l’an dernier, Amundsen reprend la direction du Pôle Nord avec son
ballon. Cette fois il est plus prudent – il baigne à l’avance dans le succès et
la popularité, il rafraîchit la vieille bannière qui a dansé il y a une dizaine
d’années sur les champs enneigés du Pôle Sud. Ce n’est vraiment pas l’envie qui
parlent en moi (bien qu’à l’âge de quinze ans, je l’avoue, je me serais imaginé
moi, là-bas sur le pont du capitaine), je ne veux pas non plus le presser,
allons, allons, on vous attend – néanmoins je ressens un peu d’impatience. À
vrai dire j’ai hâte de recevoir les vues des paysages inconnus du Pôle Nord,
plutôt que suivre les images splendides des aéroports de Paris, Londres ou
Stockholm, avec les foules et les discours d’accueil, je me passerais sans
difficulté du toast du maire d’Oslo en échange de quelques simples données
scientifiques sur le pôle magnétique. Sans être un savant géographe, je ne
comprends pas bien l’itinéraire, je ne vois pas pourquoi la route directe de la
Norvège vers le Pôle Nord devrait passer par Paris, Rome, Berlin et Leningrad.
Sans vouloir profaner un mythe, ni cueillir indûment des lauriers, je dois
dire, juste pour partager mon impression avec vous, que toute cette affaire me
rappelle irrésistiblement le directeur du stand des acrobates au Luna Park qui,
avant d’entamer la production devant le public rassemblé, fait d’abord un tour
avec son chapeau. Y aurait-il quelque chose à Berlin, à Londres et à Leningrad,
un monde inconnu, le royaume du succès dont la découverte serait plus
importante pour Amundsen que le Pôle Nord pour nous ?
18 avril
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Je ne peux pas éviter d’écrire cela. Le pauvre Dönci – j’en ai honte, ce n’est pas joli de ma part d’utiliser son malheur pour faire de l’humour, mais son cas est si étrange, et personne d’autre ne veut le lui dire : après tout la tragicomédie existe aussi, et il serait peut-être le premier à en rire si j’attirais son attention sur le comique de sa tragédie. Au demeurant, sa tragédie est si bizarrement malchanceuse, son cas est si rare, si unique, je serais tenté de dire que c’est une tragitragédie. Donc, Dönci est le seul homme de mes connaissances qui a subi un choc nerveux depuis et après la guerre ; rappelez-vous encore cette figure de danse guerrière ? En ce temps-là c’était très à la mode, c’est ce que dansaient les hommes dans la rue, au café, partout, c’est le choc nerveux qui les manipulait ; personne n’aurait alors remarqué Dönci, mais lui, il l’a subi après, le pauvre, pas à la guerre, c’est une secousse, un deuil de sa vie privée personnelle qui l’a déclenché. Ce n’est pas de cela que je veux parler, mais d’une bizarrerie que j’ai observée sur lui depuis que dure son état – j’espère que cela ne durera plus très longtemps, son médecin l’encourage et lui promet que cela passera.
Donc Dönci, avant que son malheur ne le frappe, était un Budapestois pur-sang dans son attitude, son style, son parler. Il parlait ce sympathique argot faussement cynique de Pest, ce galimatias composé pour moitié de charabia, pour moitié de signes sténographiques, dont une des caractéristiques est la brièveté. Ainsi par exemple au lieu de bonsoir il disait soir, ou pour je te remercie il lançait un court trci – autant d’expressions tronquées, chaque fois juste le nécessaire, suffisant pour se faire comprendre. Car le Budapestois a beaucoup à faire et n’a pas de temps à perdre en causettes.
Oui, mais à la suite de son choc nerveux le pauvre Dönci est devenu bègue, il a toutes les peines du monde pour prononcer les mots, il devient bleu avant d’accoucher chaque syllabe. Et là-dessus arrive une bizarrerie : je l’ai rencontré l’autre jour et j’ai pu observer qu’il a rompu avec son style ancien. Mais pas de façon à tout raccourcir comme on pourrait le supposer – c’est tout le contraire. Là où autrefois il se contentait de trci, cette fois, en sueur, après s’être torturé une demi-heure, il dit : « Je… je… je… te… te… te… re… re… re… remercie… beau… beau… beaucoup… pou… pou… pour ça », ou si autrefois il demandait duneuf ? maintenant il bégaye la même question ainsi : « Me permettez-vous de vous demander quelle est la nature de la nouveauté que vous auriez la bienveillance de me communiquer ? » Son parler est bourré de pléonasmes, de mots accumulés, c’est une corvée de l’écouter.
Qu’est-ce que c’est ? C’est à la psychologie d’expliquer la chose, moi je me contente d’observer.
20 avril
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Eh bien, c’est déjà la paix – la paix à cent pour cent, la vraie, la paix de temps de paix, celle du temps de François Joseph – pas cette sous-paix, cette paix militaire, dont, faute de mieux, nous nous sommes vantés déjà en dix-neuf, lorsque nos jeunes enfants en culottes courtes ont vu pour la première fois des croissants sur la table et de la crème sur le cacao.
Alors, qu’en pensez-vous ?
D’après vous, quel est ce signe, cette nouvelle, ce spectacle qui me fait dire : ça y est, cette fois c’est sérieux, nous pouvons vraiment assurer que c’est la paix.
Devinez.
L’épaisseur des journaux à Pâque ou à la Pentecôte ? Ce n’est pas mal. C’est effectivement un signe de paix, mais pas le vrai – le vrai était tout de même différent !
Des achats à crédit – on peut tout acheter à tempérament, vêtements, vélos, autos, maisons, chaussures, appartements, livres, meubles, sujets de pièces de théâtre, idées de films, femmes – on paye le premier du mois, la suite à tempérament. Ouais, c’est vrai, c’est déjà quelque chose ! C’est tiède – mais ce n’est toujours pas le vrai.
Panne d’électricité – misère du téléphone. Oui, oui ! Poursuivons !
On construit une nouvelle maison avenue Miklós Horthy. Bravo ! C’est presque ça, vous êtes tout près !
L’usine de Szolnok a brûlé – elle a peut-être été incendiée, une escroquerie à l’assurance… C’est froid, glacial…
Des arroseurs municipaux qui soulèvent une quantité de poussière – C’est tiède !...
Ah ! Là-bas quelqu’un a lancé une bonne idée… L’eau a jailli ce matin à la fontaine de la Place Calvin – Ça brûle ! Ça brûle ! On y est presque !
Le cocher d’un fiacre salue : Bonjour Monsieur ! Montez, je vous prie !
Bureau de placement pour bonnes : la foule. Ce n’est pas mal, encore un effort.
Des affiches pour ordonner l’enfermement de son chien – tiens, tiens !
Ni Hymne ni Peuple – symptôme négatif, mais oh combien caractéristique !
Ce n’est toujours pas le vrai.
Alors, vous ne devinez pas ?
Je vais vous aider.
Feuilletez les journaux… C’est dedans…
L’affaire des francs ? Pas du tout ! Des suicides ? Mais non ! Les théâtres marchent mal ? On n’y est toujours pas.
Bon, je vous le dis, ne vous cassez plus la tête.
Vous cherchiez dans toutes les pages, pourtant ça se trouve sur la une. Ça crève les yeux. C’est à la une des journaux – le signe d’une paix totale, complète, à cent pour cent…
Les États signent des accords
militaires !
L’Europe se prépare à la guerre !
C’est ça – une atmosphère de paix complète, sans réserve.
22 avril
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Et maintenant où puis-je aller me plaindre, que dois-je faire ?
J’ai été mordu par un cheval. Ce matin.
Je voulais traverser devant l’hôtel Gellért à la hâte, je voyais mon tram arriver. Le cheval qui m’a mordu, je ne lui avais fait aucun mal, je ne lui avais même pas barré le passage, le cheval était à l’arrêt sur le bas-côté, distrait et pensif, la voiture derrière lui. Il dirigeait un regard fourbe vers le sol, et il trompait son ennui en levant tantôt une patte, tantôt l’autre, en se dressant sur la pointe des pieds comme une ballerine. Je ne me suis même pas approché de lui, il ne peut même pas prétexter que je l’aurais bousculé ou je lui aurais manqué de respect ou je lui aurais fait peur. Il ne m’a d’ailleurs pas mordu avec sauvagerie comme qui agit par légitime défense. Quand je suis passé précipitamment près de lui, il m’a regardé de biais, il a peut-être même cligné des paupières (il n’est pas exclu que cette impression ne me soit venue qu’ultérieurement), il a henni une fois, il a brusquement dressé le cou et, allègrement et insolemment, il a savoureusement mordu le haut de mon bras. J’ai été surpris au point de ne pas trouver le temps de crier, pourtant mon bras me faisait passablement mal, et comme je l’ai vu plus tard, j’y ai gardé une tache verte large comme la paume de ma main, ça saignait aussi. Je me suis en tout cas arrêté pour réfléchir sur la conduite à tenir. La situation était déconcertante, je n’ai jamais entendu parler de cas semblable. Le cheval, en tant qu’espèce et individu, est connu, je crois, pour son mode de vie végétarien, il n’avalerait pas une seule bouchée de viande, il préférerait mourir de faim – la faim donc, ne pourrait aucunement lui procurer des excuses – mais même la pire mauvaise volonté ne peut supposer de mon bras serait rempli d’avoine, ce que la jeune génération de poètes chuchotent ici ou là à propos de ma tête. Et encore, même si le cheval mangeait de la viande – pourquoi justement moi ? L’homme est carnivore et pourtant il ne mord pas le cheval – tout au moins pas dans la rue. Que pouvais-je faire ? Le cocher m’a rejoint entre-temps. Nous nous regardions bêtement.
- Votre cheval m’a mordu ! – lui ai-je dit.
- Je l’ai vu, a-t-il répondu.
Nous nous sommes tenus là, muets, pendant plus d’une minute. On sentait tous les deux que ce qui venait de se produire était hors normes, cas pour lequel il n’existe aucun paragraphe. Qui est le responsable ? Le cocher ne peut pas l’être – il n’a pas encouragé le cheval à me mordre. Moi non plus, je n’ai nullement provoqué le cheval. Les forces de l’ordre ne sont pas responsables, après tout, les chevaux ne sont pas interdits, et il n’existe pas de vétérinaire qui pourrait prévoir qu’un cheval qui n’a jamais mordu personne pendant quatre ans, me mordrait brusquement moi. Le gouvernement n’est pas responsable, la capitale non plus, personne. Seulement le cheval. Mais ce cheval nous regardait si innocemment et calmement, même avec une certaine supériorité, le cocher et moi en train de discuter, avec un certain intérêt au début – ensuite, voyant qu’aucun de nous ne disait rien, on était seulement là, bêtement, à nous regarder, il a fait un geste dédaigneux des oreilles et a détourné le regard, désintéressé.
- Ben… - Dis-je en hésitant.
- Ben oui… - Dit le cocher en retournant la paume de ses mains.
Je haussai les épaules et partis.
Et maintenant j’ai beau réfléchir : qui est ici le coupable, à qui la faute, que se passe-t-il ici, que signifie tout cela, quelle moralité en tirer, qui m’en rendra raison ?
Je crois que le mieux est que je dresse sur le cas un procès-verbal unilatéral dans lequel je constaterai que le cheval m’a mordu dans un élan patriotique.
25 avril
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Allô, allô !
Sur la longueur d’onde cinq cent vingt-six !
Vi parlas esperante !... Mi parlas !
Les apôtres enthousiastes de l’espéranto, langue artificielle internationale, tentent de reprendre contact avec moi ces temps-ci – ils professent et argumentent. Je reçois des livres et des revues de tous les coins du monde. Et dans ce capharnaüm babélien tourbillonnant, nous tenons bon avec fermeté et entêtement – en ces temps où l’orgueil national braille par cent voix. Allez vous faire comprendre là-dedans !
Mi parlas esperante – c’est l’espoir que je parle !
L’idée paraît impopulaire – mais ils y croient et ils insistent, et ils ressassent à qui veut l’entendre ce qu’apporterait justement maintenant et précisément pour nous Hongrois, que l’Europe accepte pour langue officielle cette création artificielle du bon sens qui n’offense aucune nation car elle ne favorise aucune d’entre elles, en place du latin et du français – ils attestent par des statistiques qu’un grand nombre de créations hongroises ont pu se faire comprendre dans le monde en espéranto – grâce à la force médiatrice naturelle d’une langue artificielle.
Leur enthousiasme me trouble et m’entraîne – et quand je m’écrie : allô, ici Budapest ! Je remarque avec étonnement à quel point la radio, invention de Marconi, a rendu actuelle l’invention de Zamenhof[14] !
Les deux inventions se ressemblent comme deux sœurs. La diffusion que donne à la parole une traduction en des langues multiples est autre – elle nous est proche, elle est en chair et en os – la pulsation des langues organiques est accordée au rythme de la vie archaïque, aux battements du cœur. Celle-ci est mécanique – elle nécessite des outils, je dirais presque : un équipement, un écouteur, un appareil d’enregistrement.
Mais comme il est simple cet appareil ! À quel point il est plus simple que l’oreille, cet appareillage complexe, avec tous les rudiments de l’évolution de millions d’années !
La technique – ce mystère de la religion du monde nouveau – le Miracle moderne !
La technique – une nouvelle mythologie, une nouvelle genèse, le dernier des testaments – un monde, un homme âgé de deux cent mille ans, renouvelé en six jours !
La technique – la radio, l’avion – une langue artificielle !
Oui – j’y crois, car c’est un miracle et c’est absurde – credo, quia absurdum.
Il faudrait associer les deux miracles, il faudrait avancer l’idée que l’organisation mondiale de la radiophonie admette l’espéranto pour sa langue officielle.
28 avril
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Je suis dans la mouise - que dois-je faire ? Dois-je le dénoncer ? Mon propre petit garçon ?
Ce doit être fait. Le citoyen et le patriote sont plus forts que le père en moi.
Eh bien donc, chère et très honorée police, j’ai l’honneur d’attirer votre attention à ce que j’ai démasqué le plan d’une importante affaire de fausse monnaie.
Mon petit garçon dont il a déjà été question dans ces colonnes à plusieurs reprises (et il en sera encore question, tant qu’il n’aura pas appris à lire) n’a pas voulu manger ses épinards (j’observe ici qu’à mon avis personnel c’est lui qui a raison, mais mon père qui lui aussi avait horreur des épinards, tout comme moi, m’a tant torturé là-dessus quand j’avais quatre ans que j’ai besoin de le passer à quelqu’un).
- Sale gosse, vas-tu les manger tout de suite ? Comment veux-tu devenir grand et fort ?
- Je ne veux pas devenir grand et fort.
- Comment… ?
- Comme ça. Je ne veux pas devenir grand et fort. Ceux qui sont grands et forts doivent toujours travailler, n’ont pas le droit de jouer, et les mamans ne cessent pas de les gronder.
Il est inouï, ce gosse – il a raison ! Voyons quand même.
- Mais alors voudras-tu gagner beaucoup d’argent pour ton petit garçon quand tu seras grand ?
- J’en demanderai.
- Et si on ne t’en donne pas ?
- Alors je m’en fabriquerai.
Eh bien ! La chose prend une tournure intéressante.
- Que dis-tu là ? Qu’est-ce que tu feras ?
Mon fils me regarde avec étonnement.
- Je prendrai une feuille de papier et je dessinerai dessus l’image et je la colorierai et j’écrirai dessus douze mille.
Mes cheveux se dressent sur ma tête.
- Jésus Marie ! Qui t’a appris cette infamie ? Il est interdit même de dire des choses pareilles ! Vas-tu enfin manger ces épinards ?
Cette fois c’est lui qui s’entête.
- Je ne les mangerai pas. Je vais faire de l’aregent.
Enfant abominable ! Il va faire de l’argent ! Il fausse même le mot, il dit aregent ! Je le réprimande avec fureur.
- Vas-tu te taire ! C’est interdit – tu as compris ? On enferme les gens pour ça, heu… - dans une chambre noire.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est faire de la fausse monnaie !
Mon enfant pose même sa cuiller tellement il rit de bon cœur de ma naïveté.
- Tu ne comprends rien, Papa ! Ce n’est pas faire de la fausse monnaie si je fabrique de la vraie monnaie, complètement pareille à la vraie.
Maintenant c’est mon tour d’être ahuri.
- Mais alors c’est quoi, faire de la fausse monnaie ?
Mon petit garçon me tape sur l’épaule pour mieux m’expliquer.
- Faire de la fausse monnaie c’est par exemple quand je ne fabrique pas l’aregent en papier, mais par exemple… par exemple en or… ou par exemple… si je coupe l’aregent en or en deux… et je place au milieu un petit diamant… et je les recolle… pour mieux le dissimuler… le diamant que j’ai caché dedans… ça, c’est de la fausse monnaie.
Ce gosse est inouï – mais en réalité c’est lui qui a raison !
5 mai*
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Voronoff, Steinach[15], jeunesse. Ils ne remarquent pas à quel point notre époque ressemble à une moderne tragédie de Faust dont le Faust est l’homme nouveau. Sa Marguerite est la femme nouvelle. Son Méphisto serait… peut-être justement ce Steinach, ou ce Voronoff.
Voronoff, Steinach, qui promettent la jeunesse, l’élixir de jouvence qui nous rendra nos vingt ans. Car ce qu’on notera un jour sur notre époque, c’est qu’aujourd’hui nous voulons tous être jeunes. Nous tous, avec nos vêtements farfelus et nos Bernard Shaw dansant le shimmy, et notre coupe à la garçonne, et nos jupes courtes et nos théories sur les espèces et les nations et le destin de l’Europe, nous voulons simplement retrouver nos vingt ans ; et nous ne remarquons pas pourquoi ça ne nous réussit pas, malgré notre intelligence et notre esprit et nos inventions, malgré tout l’artifice et toute la ruse de notre Méphisto-Voronoff ; car la jeunesse n’est pas coupe à la garçonne et n’est pas jupe courte et n’est pas visage rasé et n’est pas dramaturge qui danse et n’est pas le succès écrasant d’une comédienne quinquagénaire dans un rôle d’adolescente ; et hélas ce n’est même pas l’échange des glandes sexuelles ni les reins et les poumons et le foie remplacés ni les muscles et les tendons rajeunis, ni la sécrétion fraîche d’organes rajeunis par de la moelle de singe. Ô Méphisto-Voronoff, la jeunesse c’est qu’il n’y a pas eu la guerre mondiale et qu’il n’y a pas eu les révolutions et il n’y a pas eu les écroulements et nous n’avons pas perdu ce à quoi nous croyions, et nous n’avons pas été trompés par celle en qui nous avions placé notre confiance, et il n’est pas vrai qu’ensemble et séparément nous avons été dépouillés et humiliés, et nous ne savons pas encore que notre Reine, pure et sacrée, n’est qu’une femelle ordinaire, et que notre père et notre mère, s’ils n’ont pas été moins, n’ont pas été plus que nous non plus ; la jeunesse est que tout ce qui s’est passé ne s’est pas passé, la jeunesse est que ce que j’appelle aujourd’hui : souvenir – elle l’appelle ainsi : espoir.
La jeunesse, qu’aucune sorte de Voronoff ne peut nous rendre, car celui qui voudrait nous rajeunir ne devrait rien nous donner, mais devrait nous enlever ; nous prendre ce qui rend un portefaix de trente ans meilleur et plus grand qu’un Napoléon de vingt ans : il peut lui donner des conseils. La jeunesse est une époque plus sincère et plus calme qui n’a pas honte de connaître, en plus du printemps, aussi l’été et l’automne, que l’on appelle : l’Expérience.
6 mai
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C’est juste, me dis-je avec enthousiasme, Pali a raison… Il convient de nous habiller correctement comme des gentlemen… Je me suis trop négligé, je ne m’occupais plus de mon aspect… Pourtant me vêtir élégamment, d’une façon plaisante, n’est pas que mon droit, c’est aussi mon devoir ; et puis, n’oublions pas, on estime deux fois plus un homme qui s’estime… Et enfin – les femmes – n’en parlons même pas ; ce n’est pas par elles que l’homme commence, c’est par elles qu’il se termine.
Et comme le prescrit la sagesse : la soupe fait le soldat. Achète à un prix avantageux celui qui achète de la qualité, même si à première vue cela paraît plus cher. Un homme correctement habillé doit être impeccable. Bon tissu, finition raffinée, coupe plaisante. Il ne suffit pas de traiter les héros négligents de l’asphalte d’un sourire ironique – on peut aussi en tirer un enseignement.
Donc – euh. L’homme doit être impeccable de pied en cap. Pour une fois j’aimerais être élégant moi aussi.
Allons rue Váci.
Un magnifique chapeau – un borsalino couleur pigeon. Hum. Un peu cher. Je peux encore le payer… J’ai sur moi ce qu’il faut… C’est juste la somme que j’ai sur moi… Eh ! Cessons de tergiverser ! À moi ce chapeau !
Pour le chapeau, c’est réglé. Il faudrait maintenant une demi-douzaine de chemises de popeline, pour l’été… sauf que… bon, on verra ça demain. Ce qui compte est que pour une fois je veux être élégant.
Le lendemain, forte activité, le surlendemain, ça y est pour la chemise de popeline. Elle me va à merveille – elle va bien avec le chapeau, sans gilet.
Évidemment elle doit être accompagnée d’une belle cravate. D’une cravate discrète, pas criarde, sélect, de bon goût, le dernier cri. On a ses préférences. Ce bleu est superbe… bien sûr un peu au-dessus…
Tant pis, samedi je toucherai de l’argent… Je pourrai me l’offrir lundi.
Je me l’offre en effet. Une fois dans sa vie on doit être impeccable. À une cravate de ce niveau sied un complet léger d’été. Et si j’allais jusqu’à un Burberry ?... Cette année il redevient très tendance.
À condition d’aller chez le meilleur tailleur. C’est ça, voyons ce qu’il arrivera à tirer de moi. Le prix… le prix… Mon Dieu, je ne vais quand même souscrire cet emprunt. Oui, mais ça ne peut se faire que le premier du mois. Va pour le premier. Quinze jours plus tôt ou quinze jours plus tard…
Le premier je touche l’argent. Le complet se fait. Il me va à merveille. Un ensemble extraordinaire. Il ne manque plus que les chaussures.
Puisqu’il faut des chaussures, va pour les chaussures. Mais alors, pour une fois, des chaussures sur mesure – même si cela coûte deux fois plus cher.
Bon, c’est fait aussi… un véritable chef-d’œuvre ! Quelle différence ! Euh… faites-les-moi livrer jeudi prochain (alors j’aurai de quoi les payer, en grattant les fonds de tiroir).
Je les enfile – enfin ! Cette fois je suis élégant des pieds à la tête !
Je sors dans la rue.
Salut ! Salut ! Alors – je te plais ?
Hum… tu as l’air pas mal… mais ne m’en veux pas… en tant qu’ami sincère et très ancien… J’ai le devoir de te signaler que quelqu’un qui porte des chaussures de cette qualité aux pieds… n’a pas le droit de se coiffer d’un chapeau aussi délabré, sale, gras, abîmé.
Quoi ??! Mon chapeau ?! Mon borsalino couleur pigeon ?!...
Il se peut que jadis ce fût un borsalino, mais aujourd’hui c’est un chiffon. Tu l’as acheté quand ?
Quand ?!... Euh… il y a trois semaines… le jour où j’ai décidé de m’habiller pour une fois élégamment, des pieds à la tête.
Ça a pris un peu trop longtemps d’aller jusqu’au bout… Apparemment je dois tout recommencer.
7 mai*
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C’est un astronome hongrois qui m’a rapporté cette donnée incroyablement intéressante, voire majestueusement fantastique dans sa finesse et sa modestie, selon laquelle dans les cinquante dernières années notre planète la Terre, astre parmi les astres, a gagné un degré de luminosité. Il convient de savoir qu’il existe une échelle pour classer les étoiles selon leur intensité lumineuse. Si, par exemple, quelqu’un observe le firmament depuis Saturne, avec ses instruments mais même à l’œil nu, il fait la découverte fantastique que ce petit point modestement scintillant nommé Terre dont le degré de luminosité vu de là-bas était, disons, de cinquantième ordre, est passé il y a trente-quatre ans au rang quarante-neuf. L’astronome sur Saturne chercherait immanquablement des raisons cosmiques pour expliquer ce phénomène – des chocs incandescents avec des météores, ou le frottement dans la queue d’une comète qui aurait réchauffé la compagne planète lointaine. Or l’explication de la chose est (et dans tout l’univers nous sommes seuls à la connaître) beaucoup plus simple : voilà quatre-vingts ans est né en Amérique un homme nommé Thomas Alva Edison qui a inventé la lampe à incandescence. Cette invention s’est ensuite largement répandue sur la Terre, au point que selon des calculs précis la valeur lumineuse de l’ensemble des lampes à incandescence fonctionnant actuellement sur le globe terrestre correspond à un degré de luminosité astronomique. En conséquence une construction humaine, la réalisation de l’idée abstraite et de la pensée d’un homme, a été promue événement d’importance cosmique – le premier signe sûr que l’imagination de l’Homme n’est pas seulement la matière passive et le produit de la création continue du monde, mais de même que d’autres forces d’origine divine, en est aussi co-créatrice ; non seulement nous avons été créés, mais nous avons aussi créé, nous participons à la création du monde. Depuis Edison on observe la Terre et on prend acte de son existence depuis des astres lointains d’où, avant sa naissance, on ne pouvait pas la voir et on n’en tenait pas compte.
Eh bien, le monde expérimente un phénomène semblable depuis une trentaine d’années au Royaume des Forces. L’Âme Humaine en tant que composante modeste des forces qui créent et forment la nature a gagné, d’une manière plus compliquée mais que l’on peut constater avec certitude, a donc gagné en clarté et en luminosité depuis les trente dernières années grâce à une méthode fabuleuse : la psychanalyse. Avec cet instrument un homme dont l’humanité cultivée fête aujourd’hui le soixante-dixième anniversaire, a fait des découvertes dont l’importance dans la connaissance de l’âme n’est pas moindre que celle dudit Edison dans le monde de la technique.
C’est cette Âme Humaine rendue plus claire et dans sa propre luminosité plus consciente qui célèbre maintenant Sigmund Freud, le professeur viennois. Inclinons donc nous aussi notre bannière en hommage, indépendamment des slogans qui ornent cette bannière.
8 mai
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Ma chère Olga, voyons, quelle idée… dire que votre Pistike me déplairait, le nouveau-né d’il y a quelques semaines… Comment peux-tu dire une chose pareille, premièrement c’est un enfant très mignon, deuxièmement, qu’est-ce qui pourrait plaire ou ne pas plaire sur un petit bébé ? À mon sens, ils se ressemblent tous… En revanche, puisqu’on en parle, je te l’avoue – si je suis parti si brusquement, c’est parce que je n’en pouvais plus – non de l’enfant ou de vous, parce que si vous aviez été seuls, je serais volontiers resté encore ; je n’en pouvais plus des visiteurs qui étaient tous venus admirer votre enfant. Je ne suis pas homme à faire l’original, mais l’uniformité avec laquelle tous vos invités s’exclamaient, comme s’ils avaient comploté, était lassante à la fin… Chacun d’eux commence par dire qu’il a déjà vu beaucoup de beaux bébés, mais une beauté telle que celle de Pistike, jamais encore… il est si beau qu’on dirait qu’il est peint (des tableaux on dit souvent qu’ils sont beaux comme s’ils vivaient), puis chacun s’extasie quand vous dites qu’il n’a que quelques semaines, comment est-ce possible, il a l’air d’avoir déjà six mois, ce qui est très exagéré. Mais tout reste supportable jusqu’à ce qu’ils commencent à poser la question « à qui il ressemble ? », ce jeu de société lassant que jouent les visiteurs d’un nouveau-né depuis la nuit des temps, sans remarquer à quel point ils sont ennuyeux. Ils sont ennuyeux, mais ça ne suffit pas – toutes les âneries qui sortent de leurs comparaisons forcées ! L’un prétend que l’enfant est tout à fait son père, l’autre jure qu’il est sa mère tout craché – ils se querellent, ils analysent les détails, ils se disputent, ils donnent leur parole d’honneur que si les yeux sont du père, le nez a quelque chose de la mère – mais le menton serait plutôt du père, vu de profil – par contre, vu de face, c’est celui de la mère. À la fin, deux visiteurs ont failli se gifler – je n’ai entendu que des bribes de leur altercation : vous vous trompez, par hasard, parce que les yeux du bébé sont tout simplement découpés des oreilles de son père, alors que ses oreilles ressemblent vraiment à la bouche de sa mère. Étant donné que j’étais présent à la sortie du bain du bébé tout nu, quand de nouveaux visiteurs sont arrivés – je suis vite parti pour éviter d’être témoin d’analyses d’autres détails qui m’auraient peut-être gêné, d’assister à la discussion sur le point de savoir s’il ressemble plutôt à son père qu’à sa mère.
11 mai*
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Ce n’est vraiment pas de la joie maligne de ma part, ni de la vantardise ou de la vanité de dire comme on dit souvent : « n’est-ce pas que j’avais raison… » - c’est seulement plus fort que moi, je dois le mentionner, en toute modestie, je dois au moins me permettre de lancer tout doucement, en me tournant vers le lecteur : alors, qu’est-ce que je disais, j’ai parlé de cet Amundsen voilà quinze jours que par ailleurs, je le souligne encore une fois avec énergie, je respecte, j’estime et j’aime bien : c’est tout de même un peu fatigant toutes ces réceptions, ces enregistrements de cinéma, banquets, clubs, interviews, pendant quatre semaines, ce flottement au-dessus de l’Europe, ces atterrissages à Rome, à Leningrad, à Recegekiskúnhalas, si l’on pense qu’à l’origine, si je me rappelle bien, tout ce tralala, festivités et célébrations étaient destinées à annoncer que le ballon nommé Norge, l’expédition d’Amundsen, part vers le Pôle Nord… Il part, il part, mais alors il part vraiment, boumtatatatam – troisième sonnerie, quatrième sonnerie, dernière sonnerie – et maintenant, et maintenant !... L’explorateur polaire fait son entrée, et commence la découverte du Pôle Nord ! – Tout cela était excitant et palpitant jusqu’à l’épuisement, mais moi, deux semaines plus tôt je me suis déjà permis de frapper modestement et d’applaudir, disant oui, oui, oui, allons-y, permettez mais commençons, car à la fin… Et puis deux nouvelles semaines sont encore passées, et tout ce qu’on entend annoncer sur le Norge c’est qu’enfin il est arrivé à son point de départ, et le maire d’Oslo a offert un panier de fruits septentrionaux au navigateur intrépide.
Et puis hier nous est parvenue une petite information bizarre, en quatre lignes. Un colonel nommé Byrd[16] dont nous n’avons jamais encore entendu parler, dans la ville de Kinsbay, après son déjeuner, à onze heures et demie, après avoir siroté son café, a allumé un cigare, a sauté dans son appareil, et à quatre heures et demie pile – probablement pour ne pas manquer l’heure du goûter – est revenu avec la courte mais effarante nouvelle, le cigare post meridiem au bec, qu’entre-temps il avait visité en vitesse le Pôle Nord, il l’avait survolé en plusieurs cercles, il y avait même lancé la bannière américaine afin d’éviter tout malentendu – à part cela, il n’a rien de particulier à nous dire.
Bon alors – je n’ai rien dit. Bien sûr que je ne dis rien, je ne suis pas un expert. Je laisse à Csolnoky[17] le soin d’exprimer un avis pertinent – qu’il me soit seulement permis de marquer, d’un geste modeste, en retournant les paumes de mes deux mains, en fronçant un peu les paupières signalant par là l’essentiel de ma question, de regarder mélancoliquement au fond des yeux la photographie belliqueuse de mon collègue Amundsen se trouvant devant moi sur la couverture de Illustrated London News – lâcher ma modeste question, non des lèvres, mais seulement des yeux, du doux balancement de ma tête et bégayer brièvement : - t’as vu ?! Bannière.
13 mai
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On ne cesse pas de nous répéter, même si cela a déjà été dit, qu’il ne faut pas resquiller sur les marchepieds des trams, qu’il convient de faire descendre les resquilleurs, qu’il faut installer une garde à chaque arrêt de tram, la force armée, équipée de mitrailleuses, cela revient une fois par trimestre qu’il convient de faire régner l’ordre dans les trams – et une fois par trimestre on essaye aussi de se débarrasser de ce maudit fardeau, le public, source de tant de maux et de malheurs. La resquille est devenue une idée fixe, on lui fabrique des théories, on organise des armées du salut pour l’exorciser, on lance des campagnes de propagande, avec un enthousiasme incroyable, sans ménager les sacrifices matériels et moraux, à peu près de la même façon qu’on lutte contre l’alcoolisme en Amérique et en Norvège. Il convient d’extirper ce péché immonde de notre société, ce chancre, cette resquille sans mesure dans les trams, ce délit dangereux qui commence à se répandre sans notre société ramollie, décadente, comme l’opiomanie en Inde, le haschisch, comme le stupre et les banquets dans la Rome décadente. Apparemment aucun sacrifice n’est trop grand s’il s’agit de déshabituer les gens de la resquille dans les trams, de ce plaisir dangereux.
N’y a-t-il personne pour pousser un cri et faire savoir : Messieurs, pour l’amour du Ciel, nous ne resquillons pas pour le plaisir, ni par perversité, si nous resquillons c’est peut-être parce qu’il n’y a toujours pas assez de trams, parce que vous fondez des légions, des institutions et des académies pour vaincre la resquille, plutôt que mettre en circulation dix trams de plus, pour que les gens puissent monter dedans, s’asseoir, et ne pas être obligés de pendouiller au marchepied comme un fruit sur la branche. Mais pendant que vous investissez tout votre talent et tous vos efforts pour que le noyé ne gigote pas dans l’eau et n’éclabousse pas les vêtements des passants, plutôt que de le tirer de là, ne vous étonnez pas que ce sujet redevienne chaque fois d’actualité, la resquille persiste telle une tumeur maligne, et moi je dois une nouvelle fois reprendre ma plume et remettre le sujet sur le tapis.
16 mai
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Enfin te voilà ! Comment ? Tu demandes pourquoi je suis dans l’antichambre, en chapeau, où je pars ?!... Tu ignores peut-être que nous sommes jeudi ? Si tu le sais, alors pourquoi est-ce que tu t’étonnes ? Tu t’imaginais peut-être que je traverserais jusqu’à Buda, les pieds nus et les cheveux à l’air, en enfilant un capuchon de drap sur la tête, comme le pape Grégoire quand il visitait Gomorrhe ?… Fiche-moi la paix, qu’est-ce que ça peut me faire si c’est Gomorrhe qui a rendu visite au pape Grégoire… Pourquoi tu mélanges tout, ce n’est pas de ça que je parlais. Je parlais de ce que nous sommes jeudi, et tu viens avec ton pape Grégoire !... Qu’est-ce que tu fais ? Tu enlèves ton manteau ? Qu’est-ce que tu crois, jusqu’à quand ils vont nous attendre là-bas ? Où ça ?... C’est inouï, tu as perdu la tête ! Tu ne veux pas me faire croire que tu as oublié que nous sommes invités pour dîner ce soir chez les Géza ?!... Nous aussi ? Parce que, qui encore ? Qui ça ? Les Sándor ?... Tu as invité les Sándor chez nous pour ce soir ! Quand ça, malheureux ? Il y a deux semaines ? Et pour dîner !! Jésus Marie ! Mais la semaine dernière déjà je t’ai dit que j’ai accepté l’invitation de Géza pour ce soir… Tu vas me rendre folle, ça c’est sûr ! Tu as même dit « d’accord ». Tu étais en train d’écrire ton article quand nous en avons parlé… Et maintenant qu’est-ce qu’on va faire, il n’y a rien à manger à la maison. Jésus Marie, téléphone vite aux Sándor… Je me précipite chez les Ödön pour téléphoner aux Géza… Ne pose pas tant de questions, va vite téléphoner, sinon je me jette par la fenêtre… Cours…
… - Alors ? Tu as téléphoné ? Dieu merci, moi aussi… Qu’est-ce qu’ils t’ont dit, les pauvres ? C’est arrangé ?... Quoi ? Qu’ils ne viennent pas ? Malheureux, qu’est-ce que tu leur as dit ?! Mais moi j’ai téléphoné aux Géza pour dire que nous ne pouvons pas aller chez eux parce que nous avons une visite chez nous… Cours, rappelle-les vite et dis qu’ils viennent… Qu’est-ce que tu dis ? Que les Sándor sont déjà en route ? Mais où ils vont ? Chez les Géza ?... Mais les Géza vont venir chez nous, ils sont déjà partis… On vient de se mettre d’accord… Eh ben ! Tu m’as bien arrangé les choses… Tu es fou !... Tu dis que c’est moi qui l’ai dit ? Mais je n’ai pas dit ça… Qu’est-ce qu’on va faire ? Remets ton chapeau parce que jamais nulle part il n’y a eu de honte telle que chez nous ce soir… Et c’est à toi que je dois ça !... La seule chose que nous puissions faire, c’est de courir vite chez les Sándor, de façon qu’au moment où ils arriveront chez les Géza, les Géza se trouvent déjà chez nous… Ou alors ? Je vais devenir folle, descendons dîner au restaurant.
21 mai
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- Eh oui, dit prudemment et avec une certaine réserve le Célèbre Comédien, pendant qu’il rectifiait encore une fois ses cheveux et sa cravate dans la glace, eh oui.
Cela a suffi pour m’émouvoir, je ressentais de la compassion dans ses mots, je poursuivis avec enthousiasme :
- Oui, oui, il faut parler de ces choses-là, nous devons en parler, nous tous qui jouons un certain rôle dans la vie publique. Ce rôle n’est pas un simple cadeau. L’opinion publique nous a adoubés, mais cela nous donne aussi des devoirs. Nous sommes redevables dans une certaine mesure devant cette société qui nous a accordé reconnaissance et confiance, ceci surtout dans certaines périodes de crise. Or la société de cette ville malheureuse vit en ce moment des années de crise, traverse de terribles épreuves, elle souffre, or aucune mesure, ordonnance ou réforme de l’État, de la ville, du gouvernement ou de l’administration ne peut y remédier, la société elle-même doit aider la société, en la personne de ses représentants éminents, eux-mêmes ou par leurs initiatives. Mais qui sont en fait les représentants de la société, au vrai sens du mot ? Est-ce la bureaucratie, le pouvoir officiel ? Il n’en est pas question. Cette classe ne s’occupe que d’elle-même, elle ne se préoccupe que de sa propre misère. Non, non, seule la classe intellectuelle, l’aristocratie de l’esprit peut avoir la vocation de toucher aux plaies ouvertes d’une main directive. Il faut absolument remédier aux terribles maux de la société budapestoise. C’est nous qui devons nous y atteler, nous qui par la grâce de Dieu ou par notre rang tenons le gouvernail des âmes. Concertons-nous, prenons des décisions, agissons. Les problèmes sont graves. Prenons par exemple le problème des suicides. Le gouvernement l’a déjà soulevé, bien sûr sans l’espoir d’une solution…
- Eh oui… les suicides… tous ces suicides…, soupira le Célèbre Comédien, surtout le suicide des femmes…
- Oui, celui des femmes… vingt ou trente malheureuses suicidées chaque semaine… C’est épouvantable ! Nous assistons les bras croisés à ce que nos congénères rejettent la vie… Alors qu’il y aurait peut-être moyen d’empêcher cela…
Le Célèbre Comédien se leva. Son visage se fit solennel, presque transfiguré sous le poids de la grande résolution.
- C’est la vérité ! – cria-t-il pendant qu’un don de soi surhumain émanait de son regard. C’est la vérité ! Je l’empêcherai !... Regardez !...
Il arracha sa cravate mauve pâle.
- À partir de ce jour je porterai une cravate grise… et je ne me raserai plus… je ne soignerai plus mes cheveux… et je n’accepterai plus que des rôles comiques. Je ne peux pas permettre que des femmes se suicident à Budapest !
23 mai
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L’écho lointain du tonnerre des grands canons meurt doucement … Sur les champs blancs des journaux brûlés règne un silence figé… Des nuées de fumées s’étiolent encore en bordure de l’horizon, elles s’assagissent lentement, quelques silhouettes timorées imprécises apparaissent… Non essentielles cette fois d’un point de vue stratégique : une forêt, une maison, la crête des montagnes. Tiens – là-bas, au-dessus des troupes qui passent, une étoile a même osé se montrer, elle scintille timidement, elle regarde autour d’elle pleine d’espoir. Cette fois elle se fera peut-être remarquer.
Nádosy[18]… Windischgrätz[19]… réquisitoire… des clichés… la Banque de France[20]… le comte Teleki… le comte Bethlen… Jankovics… Mankovics… Sztankocics… Interrogatoire à l’Hôpital Rókus…
Temps importants, événements importants… Nos oreilles sifflent encore, nos yeux, en feuilletant la presse, cherchent mécaniquement les grosses lettres noires pendant que, franchissant de modestes lignes de séparation, ils balaient la page du journal d’un bord à l’autre : chaque caractère est un shrapnell, une pomme explosive, une rafale inattendue. Depuis la première page jusqu’à la dernière, jusqu’aux petites annonces, c’est plein de francs, de francs et de francs… Le personnage légendaire de Vercingétorix jaillit dans ce flot, à la tête des mercenaires francs qui courent, et qui dévalent les pentes et envahissent les plaines lombardes…
Avouons-le franchement, nous avons traversé des temps de vaches maigres, nous modestes journalistes, si nous n’avions pas la chance d’appartenir à la secte aristocratique des correspondants des tribunaux ou de la police. Nous n’avions guère d’occasions d’intervenir. Nous étions ridicules avec nos petits caractères, quand nous défilions chacun dans l’uniforme de son métier, de son industrie… Le cordonnier avec son embauchoir, le forgeron avec son marteau, le peintre avec sa brosse. Qui nous a aperçus ? Une réflexion sur la société, la mélodie d’un poème, une réaction à propos d’un événement littéraire ou scientifique – tout cela se dissimulait, orphelins gris et tremblants, dans le fossé, derrière la ligne de départ où nous ont rejetés sans pitié le maître metteur en page et le commandant typographe. Et pendant que maintenant nous essayons de nous redresser, les yeux éblouis – serait-ce vrai ? Peut-on de nouveau écrire, parler d’autre chose que de l’affaire de la fausse monnaie en France ? De petites choses insignifiantes telles que par exemple la vie, et la mort, et l’amour, et l’art, et la découverte de la pierre philosophale – le passé et l’avenir de l’humanité, le but de la vie, le sens du monde, la source du bonheur – l’infini ?!... A-t-on de nouveau le droit de soulever de petits sujets insignifiants tels que l’univers ?
Pour le moment apparemment nous ne pourrions pas, même si cela était permis. Et voilà, même avec les présentes lignes je n’ai fait que multiplier le nombre des interventions à propos de l’affaire des francs.
29 mai
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Que dois-je faire, il faudrait écrire ceci aussi, or il se passe tant de choses dans le monde, des événements fiévreux, de grands problèmes – et l’encre d’imprimerie coûte cher. De graves sujets d’intérêt public attendent qu’on s’en occupe, il faudrait intervenir, dire quelque chose, agir – alors dites-moi, vraiment, comment on peut chercher une si petite bête ? Est-ce permis pour un journaliste sérieux qui tient sa main sur l’artère du monde ? Puisque ceci n’est qu’une toute petite question insignifiante.
Eh bien moi je dis qu’une piqûre de puce est bien sûr une affaire petite et insignifiante – mais si quelqu’un tolère d’être piqué pendant deux ans, trois ans, vingt ans, toujours au même endroit, sans y porter la main, sous prétexte qu’il a des affaires plus importantes à régler, cet homme-là est exactement aussi intelligent que cet autre dont je veux parler, celui qui, il y a une trentaine d’années a inventé la chose que je veux mettre ici sur le tapis.
Je veux mettre sur le tapis les numéros des maisons à Pest, lisibles au-dessus des portes. Les numéros des maisons, cette petite sculpture de bon goût en relief qui selon les règles de l’art ressort sur un fond de même couleur. Vous avez n’est-ce pas tous entendu parler de la règle selon laquelle les seuls camées considérés comme authentiques sont ceux où la partie en relief est dans la même matière et de la même couleur que le fond – et si le numéro de maison était un camée et s’il fallait le porter en broche sur son revers ou dans une bague, il remplirait son office à merveille. Mais étant donné que les nôtres ne sont pas destinés à des broches ou des bagues mais à des numéros de maisons, ils sont bien moins adéquats, car dès que la nuit tombe, on ne peut plus les lire. On cherche une adresse, on se tord le cou, on se tortille la colonne vertébrale, on ne voit rien, on flambe une allumette, le vent l’éteint, on pousse des jurons, et à défaut d’autre solution on sonne dans toutes les maisons, on distribue une fortune en pourboires, selon la longueur de la rue, pour apprendre enfin que le numéro en question n’est même pas dans cette rue – tout cela parce qu’on a confié la fabrication des numéros à des orfèvres de camées et des sculpteurs, plutôt qu’à des écoliers qui auraient compris après trente secondes de réflexion qu’un numéro de maison doit être lisible, il convient par conséquent de le tracer en grosses lettres noires sur un fond blanc… Voilà !
6 juin
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Monsieur le professeur,
ou Monsieur le chercheur, ou comment je dois t’appeler, toi qui en juin
2026 fouilleras ces journaux aux archives de presse du musée, afin d’y dénicher
des données d’époque pour ton grand roman historique qui se jouera dans la
période d’après la grande guerre (maintenant) – alors comment vas-tu là-bas
dans l’autre siècle ? Ce matin je suis d’une humeur spéciale – je ne peux
parler à personne qu’à toi, toi qui ne peux pas me répondre, je t’écris une
lettre à laquelle tu ne pourras pas me répondre. Moi aussi j’ai reçu des
lettres du passé. J’ai feuilleté avec des frissons chatouilleux d’anciens numéros
du Times et du Moniteur, des chiffons jaunis où des héros historiques
m’écrivaient depuis le passé – et je sais bien que je serai moi aussi un jour,
avec mon époque, un passé patiné, une histoire oubliée, entre quatre murs
n’ayant qu’une unique fenêtre qui s’ouvre à rebours. Et j’ai pensé en
frissonnant : que se passerait-il si un jour, des hommes d’autrefois
s’étaient adressés à moi directement par mon nom, ou s’ils m’avaient
envoyé des messages très précis, s’ils s’étaient tournés vers moi, en face, et
s’ils m’avaient regardé dans les yeux – j’aurais peut-être pu leur répondre en
criant très fort dans un puits profond, dans la noirceur des temps passés.
C’est ainsi que je veux te héler ce matin,
cher congénère vivant dans cent ans, moi, homme pourrissant depuis longtemps
dans sa poussière. Comme tu es sage et puissant par rapport à moi ! Il n’y
a pas d’empereur et de tsar, pas de Mussolini et de président français qui ne
serait heureux que tu daignes lui accorder cinq minutes de conversation, pour
pouvoir t’interroger – vérifie bien dans un livre scolaire quelconque jusqu’à
quand il aura vécu, et dis-le lui.
Oh, s’il te plaît, réponds-moi ! Essaye, pousse
un grand cri, je l’entendrai peut-être ! Ou écris ici, dans la marge de ce
vieux numéro jauni de mon journal, mais appuie fort ton crayon pour que je
puisse le lire déjà maintenant. N’avez-vous pas inventé une bonne encre
chimique laissant sa trace sur le papier cent ans plus tôt qu’on ne
l’applique ? Pense seulement à quel point ce serait important pour moi que
tu me communiques certaines choses, pour toi faciles à savoir. Pour que j’aille
ici et j’aille là-bas, qu’il se passera ceci ici et cela là-bas – pour que
j’évite ceci, mais fasse cela. Penses-y. Louis Capet m’aurait forcément été
reconnaissant si je l’avais prévenu de surtout ne pas changer de chevaux à Varennes,
car Drouet, le maître de postes, pousse déjà son cheval écumant vers le village
pour le faire arrêter !
Peut-être as-tu quelques tuyaux de cet ordre – tu
dois en avoir ! S’il te plaît, réponds… Tu vois, je t’apprends aussi des
choses – je te file quelques authentiques tuyaux d’époque pour ton roman en
préparation, puisque je suppose qu’il te ferait plaisir de savoir certaines
choses plus intimes que ce que les grands ouvrages historiques t’offrent – toi
qui, j’espère, es talentueux, tu dois détester autant que moi les destins
d’époque volontairement faussés, biaisés, romantiques.
Ami écrivain, réponds-moi ! Je te supplie,
écris-moi vite – que va-t-il se passer ? Où allons-nous ? Jusqu’à
quand vivrons-nous ? Vers quoi tendons-nous ? Quelles mesures devrions-nous
prendre ?
Réponds-moi, s’il te plaît !
9 juin
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Un écriteau est apparu ce matin sur la porte de la cabine d’ascenseur de notre maison. On y lit en grosses lettres l’intéressante communication suivante :
« L’ascenseur
fonctionne. »
Ce qui est étonnant dans cette affaire c’est que le lecteur ne la trouve pas étonnante, à tel point qu’il me regarde avec étonnement, en s’étonnant, pourquoi moi je m’en étonne.
Évidemment. L’ascenseur fonctionne. Le lecteur me conseille de m’en réjouir plutôt que de m’étonner. Le lecteur sait fort bien que cet ascenseur, naturellement, était hors d’usage durant deux années, il trouve donc normal que l’on fasse savoir aux habitants qu’actuellement (qui sait jusqu’à quand ?) il est à notre service, après tout l’usager ne pouvait pas deviner tout seul que l’ascenseur se trouve dans un tel exceptionnel état de grâce.
Oui, sauf que moi je suis plus vieux d’une guerre mondiale que mon lecteur, c’est-à-dire de cinq mille ans, et moi je me rappelle encore les temps où, si un petit bout de papier apparaissait parfois sur la porte de l’ascenseur, on y lisait que :
« L’ascenseur
ne fonctionne pas. »
En effet, en ce temps-là, même si cela vous paraît surprenant, l’état naturel des choses voulait que l’ascenseur fonctionnât et, incroyable mais vrai, cela était considéré tellement allant de soi que l’on ne voyait pas l’intérêt d’en avertir les usagers.
En tout cas, du point de vue du style, ce genre de papier représente l’avènement d’un nouveau langage administratif plus sain, plus droit, plus exact, plus concis et plus riche en contenu dans l’histoire de l’évolution des communications. À la place de négatifs incertains il offre un positif ferme. Je vois déjà la Cité Nouvelle, le Grand Budapest lancé vers un avenir radieux, la métropole la plus fastueuse et la plus luxueuse du monde… Je vois à travers les brumes frémissantes de l’ivresse de l’avenir des écriteaux extraordinaires tels que par exemple :
« On peut passer par la porte. »
« Le gazon pousse sur le mail. »
« Le tram circule. »
« Après torsion de la poignée du robinet d’eau courante, de l’H2O liquide se met à couler verticalement du haut vers le bas. »
« Le poêle à gaz chauffe. »
« Le ministre gère les affaires du pays. »
« L’air est respirable. »
Vienne cette époque bénie – alors moi aussi je graverai à la fin de mon article :
« L’humoriste relate une histoire gaie. »
26 juin*
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Un entrepôt américain de munition a explosé. Son emplacement de naguère est signalé par un énorme tas de gravats – une bouche noire, béante, à la place de l’ancien bâtiment principal fixe les nuages comme un cri de panique.
Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.
Soixante ouvriers qui se trouvaient sur les lieux sont muets désormais dans la pénombre – sur un rayon d’une trentaine de miles pas une pierre n’est restée intacte, personne n’ose s’approcher du site de la catastrophe – les détonations et des tremblements lointains font comprendre que l’apprenti sorcier excité ne s’est toujours pas remis au repos ; dans les hangars ou dépôts plus éloignés les shrapnells, torpilles et grenades explosent encore tour à tour. La stupide matière s’est révoltée et a pris en main la conduite des opérations, elle trépigne de colère au milieu de l’enfer de feu, général artilleur réfractaire aux ordres : Hasard aveugle.
Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.
Un triple rempart d’amas de ciment, de bastions de pierres, de murs d’amiante protégeaient les matériaux problématiques contre-attaques extérieures et risques intérieurs. Mais il y a eu un grand orage, une guerre céleste – et le mystérieux chef de guerre, celui qui dirige cette guerre de là-haut, connaît apparemment mieux le maniement des armes. La foudre a fendu le réseau complexe de la toiture, elle a touché le colosse au cœur.
Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.
Dommages, dommages, ô terribles dommages… toutes ces munitions onéreuses ! Pensez-y seulement, combien tout cela a coûté ! Tous ces nitrates, sulfates, carbonates – voire les divers mixtures de dynamites, mélinites, écrasites, des centaines de laboratoires y avaient travaillé, des milliers d’hommes penchés sur leurs alambics ou suant dans leur atelier sortaient sous leurs doigts les gaines de précision des shrapnells, les grenades temporisées, et ces torpilles, véritables chefs-d’œuvre, autant de merveilleux automates mécaniques.
Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.
Et maintenant tout cela est perdu ! Tout cela ne sert plus à rien, tout cela s’est disloqué en ses composants, la puissance menaçante et devenue cendre inoffensive, elle a perdu en une fraction de seconde sa terrifiante énergie potentielle, plus personne ne pourra la lui rendre. Cela n’était pas destiné à une telle déchéance. C’était destiné à être répandu sur les fronts, le jour où on en aurait besoin, tout comme une substance inoculée s’efforce de se répandre du point d’injection dans toutes les parties du corps. Seigneur ! Pensez à tout ce que l’on aurait pu faire de cela ! Incendier villages, villes et métropoles ! Émietter des convois ferroviaires, faire sauter des ponts – et maintenant toutes ces maisons, immeubles, hommes, trains et ponts que l’on aurait pu faire sauter subsisteront, subsisteront, subsisteront !
Les dommages s’élèvent à cent cinquante millions de dollars.
14 juillet*
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Jeannot, Steph… ohé, Tony, Clairette… On va raconter des histoires…
Il était une fois un tonnelier, le tonnelier a un fils très niais. Un jour le tonnelier envoie son fils découvrir le monde, tenter sa chance. Il lui donne une pièce d’or, grande comme la paume de ma main, pour qu’il veille sur elle (sur la pièce d’or, pas la paume de ma main).
Il marche, il marche le garçon niais, tout à coup un homme vient en face de lui avec une charrette à bœufs. Le garçon niais est fatigué, il veut monter sur la charrette, le charretier lui dit alors : « Tu sais quoi ? Donne-moi cet or, moi je te donne la charrette. »
Ne voilà-t-il pas que le garçon niais donne son or en échange de la charrette. Il avance doucement avec sa charrette, un autre homme vient en face de lui, conduisant quelques vaches. L’homme lui dit : « Donne-moi ta charrette, je te donne mes vaches ». Le garçon niais donne la charrette, continue sa marche avec les vaches. Il rencontre un porcher qui conduit une truie bien grasse. « Donne-moi tes vaches, je te donne mon cochon ». Le garçon niais cède ses vaches. Il continue son chemin avec la truie, un homme vient en face avec une oie bien grasse. « Donne-moi le cochon, je te donne l’oie ». Il le donne. Il continue son chemin avec l’oie, un canard vient en face, « je donne le canard, donne-moi l’oie ». Il marche toujours, vient en face le potier avec un plat en terre, « Donne le canard, je donne le plat ». Il poursuit sa marche avec le plat. Vient un homme avec un canif. « Donne le plat, je donne le canif ». Il marche toujours, avec le canif, vient quelqu’un avec une épingle. « Donne le canif, je donne l’épingle ».
Le garçon niais n’a plus qu’une épingle à la place de sa belle pièce d’or. Il est si niais. Il marche, il marche avec l’épingle. Tout à coup il entend un gémissement dans le fossé. Il va voir : un homme grelotte dans le fossé car un fort vent a soufflé et la pluie est tombée.
- Qui es-tu ? – demande le garçon niais.
- Je suis un écrivain hongrois, dit l’homme, je grelotte parce qu’un bouton est tombé de mon manteau. Donne-moi une épingle pour que je puisse le tenir fermé – je te donne ma gloire en échange.
- Je ne suis pas niais à ce point, répond le garçon, et il laisse grelotter l’homme dans le fossé. Et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants sauf si leur mort est survenue entre-temps.
25 juillet*
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« Pourquoi je n’ai toujours pas acheté cette paire de sandales pour Pisti, ma chérie ? – Alors écoute, je suis d’abord allé à la halle aux chaussures "Er-go", j’ai demandé du trente-deux, ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas cette pointure, ils n’ont aucune chaussure d’enfant du vingt au trente-neuf, et ils n’attendent aucune livraison dans un proche avenir – quand j’ai demandé pourquoi, ils ont répondu que c’est parce que tout le monde les demande – mais si je le souhaitais ils avaient d’excellentes chaussures d’enfant du quarante-huit au cent cinquante-six, ces pointures sont très rarement réclamées, dont il leur en reste en stock. Quand j’ai demandé ce que c’était les dix mille paires de chaussures sur les rayons, ils m’ont montré que c’était des chaussures pentagonales avec des clous à l’intérieur, et compte tenu de leur forme il est impossible de les chausser, par conséquent on ne les achète guère, ils en ont une énorme quantité en réserve, d’ailleurs ils en ont commandé cinquante mille nouvelles paires.
Au palais des chaussures "Balcza" on m’a dit à peu près la même chose, tout comme au jardin des plaisirs chaussés "Marha" où il y a même une fontaine lumineuse au milieu de la salle, en outre de la musique tsigane, buffet et bibliothèque, un pater noster et un avion, du jazz à la radio, un plancher tournant, une salle de ping-pong, un déjeuner gratuit pour la clientèle, déficitaire, et un escalier de cristal sur deux étages, un lustre personnalisé pour chaque client, un lavabo et teinture de cheveux si les cheveux du client blanchissent en attendant – mais nous n’avons pas la pointure que vous demandez, Monsieur – comment savez-vous la pointure dont j’ai besoin ? – dis-je, étonné. On le sait, me dit-il, parce que tout le monde les demande – du dix-huit au quarante-neuf – je ne comprends pas, du cent vingt-neuf au cent quarante-six nous avons un choix énorme, et nous avons aussi quantité de thermomètres transformables en boussoles. »
30 juillet*
[1] Une partie de ces chroniques ont été publiées dans le recueil Eurêka. Leurs dates sont marquées d’un astérisque.
[2] Béla Bicsérdy (1872-1951). Inventeur d’un mode de vie, dit "végétarianisme".
[3] Conrad Veidt (1893-1943). Acteur allemand.
[4] Mór Jókai (1825-1905). Le romancier le plus populaire des lettres hongroises.
[5] Pál Kinizsi (1432-1494). Général hongrois de l’armée du roi Matyas Corvin.
[6] János Háry – héros d’un opéra du même titre de Zoltán Kodály.
[7] Vers d’une ballade de János Arany : Confrontation.
[8] Frigyes Riedl (1856-1921). Professeur de littérature réputé.
[9] Carcharias : Requin particulièrement redoutable. Requin de Fiume : le serpent de mer.
[10] Alfred Edmund Brehm (1829-1884). Zoologiste allemand, auteur d’un célèbre dictionnaire sur les animaux.
[11] Écrivains contemporains.
[12] Chef de la police, impliqué dans une affaire de fausse monnaie française.
[13] Béla Bicsérdy (1872-1951). Inventeur d’un mode de vie, dit "végétarianisme".
[14] Ludwik Lejzer Zamenhof (1859-1917). Médecin ophtalmologiste polonais, fondateur de l’espéranto..
[15] Serge Voronoff (1866-1951). Chirurgien français ; Eugen Steinach (1861-1944) Physiologiste viennois.
[16] Richard Evelyn Byrd, Jr. (188-1957). Explorateur américain.
[17] Jenő Csolnoky (1870-1950). Géographe.
[18] Chef de la police impliqué dans l’affaire des francs.
[19] Membre d’une famille princière autrichienne, également impliqué
[20] Entre 1924 et 1926 un important scandale de fausse monnaie française a impliqué de hautes personnalités hongroises. Le premier ministre Bethlen aurait fermé les yeux.