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                                              Capillaria

 

 

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Postface

lettre à H. G. wells

à l'attention du poète de "short history of the world"
et au savant de "first men in the moon"

Cher H. G. Wells,

je vous prie de lire attentivement cette petite satire. Je l'ai écrite il y a quelques années ; mon état psychique était tourmenté et mes conditions de vie pénibles. Chez nous, dans la petite Hongrie, la critique et le public l'ont accueillie avec des sentiments mitigés. Pour le comprendre, vous devriez connaître ma place et ma carrière littéraire singulières. Aujourd'hui, à la veille de son éventuelle parution en allemand et, peut-être, en anglais, je l'ai relue, et c'est alors que l'idée m'est venue que je devais d'urgence discuter de cet ouvrage avec vous. Je vais vous expliquer pourquoi maintenant, et non pas plus tôt quand je l'ai écrite, et pourquoi précisément avec vous.

Ce livre, je ne voulais pas l'écrire, je l'ai écrit avec réticence, en renâclant, à une époque où j'aurais préféré écrire un roman heureux, une pièce allègre ou de beaux poèmes consolateurs pour moi comme pour autrui. Les pensées et les idées qui composent son sujet, je n'en étais pas fier, j'aurais préféré les chasser, les oublier, les expulser de moi-même : je n'aime pas être un homme substantiel, je préfère être simplement un homme qui vit, porteur d'une substance renouvelée à chaque instant. Mais ces pensées et ces idées étaient là, et moi, un après-midi d'hiver, prenant le thé en compagnie d'une dame aimable et charmante, au demeurant cultivée, je voulus pour la distraire lui conter brièvement tout ce qui se trouve dans Capillaria ; si alors j'avais pu le lui dire, je ne l'aurais jamais écrit. Mais quelque chose clochait, elle m'écouta d'abord, puis se fit distraite, pourtant il s'agissait aussi d'amour. Plus tard même elle sursauta : une amie à laquelle elle devait promptement téléphoner lui était venue à l'esprit. À son retour elle me pria poliment de poursuivre, mais moi j'avais perdu le fil, toute l'histoire me parut insignifiante et hors de propos et je préférai en rester là. Peu après elle dut partir. Mais ces pensées et ces idées étaient restées enfouies en moi ; plus tard j'en soufflai un mot en passant à un ami. Entre hommes les choses se passent différemment : il me contredit, il argumenta, je me tus rapidement, je compris qu'il n'y était pas. Et comme toujours je succombai à l'erreur de m'intéresser davantage à la personne de mon interlocuteur qu'au sujet du débat, je préférai donc abandonner. N'ayant ainsi trouvé personne à qui le dire je me suis rabattu sur ce qu'on nomme littérature : dire à tous à la fois ce que séparément personne ne se donne la peine d'écouter. Le livre parut. Je m'attendais à des débats, des contradictions, des observations. Il n'en fut rien… quelques critiques vaniteux et fatigués pondirent des sottises, de jeunes adorateurs m'adressèrent quelques lettres obscures dans lesquelles ils démontraient que eux seuls me comprenaient car ils étaient supérieurs à tous, même à moi. Les femmes me menacèrent plaisamment de leurs doigts menus, puis le silence.

Je viens de revoir "Capillaria" au moment de la mise sous presse de l'édition allemande. Fécondé par mon alter ego de trois ans plus jeune, j'ai été pris d'une exaltation et d'une anxiété étranges, de palpitations, j’étais près de défaillir. C'est la pure vérité, vous devez me croire ; ce n'est pas par hasard si c'est un passage des "Confessions" de J.-J. Rousseau qui me vint à l'esprit. L'ermite de Genève y raconte qu'il méditait sur une singulière contradiction de la société des hommes au cours d'une de ses promenades solitaires - il aimait beaucoup la nature. Soudainement, il fut comme illuminé par la découverte des simples tenants et aboutissants des choses, il dut s'arrêter ; un poirier poussait là à proximité, il dut s'y adosser. Dans un état second, son cœur et son cerveau cessèrent de fonctionner ; dans l'éblouissante clarté d’évidentes lois mathématiques jaillit devant lui une première ébauche de sa découverte. « En reprenant conscience – écrit l'austère puritain – j'ai seulement vu mon gilet trempé de mes larmes coulant à flot, et j'étais là sur place depuis plus de trois heures. » Voici comment naquit le "Contrat Social", l'ouvrage sans lequel, et vous le savez fort bien, l'unique révolution sociale réussie, la Révolution Française, aurait peut-être éclaté plus tard.

Je n'ai pas la prétention de comparer l'importance de mes idées à celles de Rousseau ou celles de Rousseau aux miennes, nous avons trop peu en commun. Mais cette exaltation, je la connais : elle m'a secoué d'une force élémentaire après la relecture de mon propre ouvrage, Capillaria. Ce qu'alors j'avais pensé et rédigé en moi à la va-vite est une chose plus simple et plus modeste que le sujet de Capillaria, cela dépasse pourtant Capillaria, cela dépasse aussi le sujet de ma présente lettre. Si j'en faisais un livre, je l'intitulerais en toute modestie : "Être Bisexuel ou le Contrat Sexuel". Je me dépêche de confesser que j'ai le même rapport avec "Être Bisexuel" que j'ai eu jadis avec "Capillaria" : je préférerais le conter à un être intelligent et charmant du sexe opposé, mais je sais désormais que celui-ci ne m'écouterait pas jusqu'au bout, je devrai ou le mettre par écrit ou oublier tout. Et comme j'ai de bonnes raisons de craindre davantage la dernière éventualité que l'autre, et comme j'espère que j'aurai mieux à faire qu'écrire un essai philosophique intitulé "Être bisexuel" et que je n'ambitionne pas de faire partie des pionniers de la grande révolution du mariage et de l'amour, j'aimerais qu'il reste quelque chose du souvenir de ce moment, juste ce qui est nécessaire pour excuser, pour protéger, pour expliquer et pour rendre accessible mon ouvrage, Capillaria, à ceux dont je respecte l'opinion.

S'agissant d'opinions, de pensées, de la recherche de vérités, de notions de base, d'expressions correctes, il était logique que je pense à vous. Ce que vous faites, vous et quelques autres là-bas en Angleterre (j'imagine que vous ne l'ignorez pas) ressemble fort dans sa forme extérieure à quelque chose qui s'est déjà produit un certain nombre de fois ici, en Europe – la première fois peut-être non en Europe, mais pour l'Europe, à Alexandrie ; la dernière fois durant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, à Paris. Ceux de Paris se faisaient consciemment appeler des encyclopédistes : déjà ils savaient que c'est l'analyse qui est à la base du grand œuvre de l'épanouissement ; le résultat pratique, l'état effroyable de la chose publique montrent l'imbrication erronée de notions embrouillées, emmêlées, enchevêtrées ; il convient de les dénouer, de les briser si nécessaire, de les démonter en leurs éléments purs et simples, afin de pouvoir les remonter ensuite de manière saine et naturelle. Une fois leur travail plus ou moins achevé la mauvaise herbe envahit de nouveau le jardin ; vint le dix-neuvième siècle et vint Napoléon : ce ne sont ni la muette méditation de la raison ni le cœur mais les nerfs bouleversés de terreur qui relièrent pêle-mêle les notions de base entre elles. Résultat : Hegel et Darwin, Marx et Metternich. Mobilisation générale, guerre mondiale, révolution mort-née. Un siècle dont les génies, la psychologie le démontre, ont tous été fous jusqu'au dernier ; pas un seul n'aurait posé ainsi la question : un siècle dont les génies sont devenus fous devait être un siècle honteux, diabolique.

Maintenant vous, quelques écrivains à Londres vous reprenez, sans le savoir peut-être le flambeau du travail délaissé. La prétentieuse esthétique allemande vous traite d'intellectualistes avec un soupçon de mépris louangeur ; elle donnerait cher pour arriver à vous écarter du sanctuaire de la littérature, sous prétexte que vous, si l'envie vous en vient, vous ne rechignez pas à être exigeant et tatillon sur le sens, et par là même vous auriez perdu tout droit à prétendre au rang et à la dignité de l'artiste, du créateur inspiré ; car bien sûr vous tendriez le Grand Miroir en contournant le système nerveux central, en passant par des nerfs périphériques ou carrément par le ventre, le Grand Miroir qui permettra à la réalité de se regarder en face. Ne vous en faites pas, ils s'en moquent ! Au pire il apparaîtra que la littérature n'est pas un art ; tant pis ! Si elle n'est pas un art, elle est probablement plus, elle représente l'homme entier, tel quel, avec cœur et raison, yeux et oreilles, et même le reste, face à l'art vrai qui ne personnifie qu'un seul organe à la fois : le peintre l'œil, le musicien l'oreille, le sculpteur le toucher, le poète le cœur, le philosophe l'esprit. Soyez fiers de cet anathème, je vous l'assure : si un jour Dieu qui peut se le permettre parce qu'il a tout le temps redescend sur terre pour nous rendre visite et s'il convoque un ambassadeur pour lui rendre compte des faits et gestes de l'Homme, cette ambassadeur sera à coup sûr l'Écrivain, le peintre et le musicien et le poète et le philosophe ne feront que l'accompagner pour nuancer son discours, pour illustrer de métaphores la Pensée Universelle qui détruit et qui construit.

L'écrivain détruit et il construit, il déchire et il renoue à travers temps et espace. Pendant que je vous écris cette lettre à la table d'un petit café de Buda, un crieur a posé devant moi un exemplaire de son journal. Je lis le gros titre sur la une : après des pourparlers avec Beneš[1], Chamberlain compte déposer au parlement sa proposition sur une constitution des États Unis d'Europe. Je ne sais pas ce que cela signifie, ce qu'il y a de vrai ou de faux là-dedans, je ne sais pas la position que je devrais prendre sur une telle idée, moi, enfant écrasé, battu, dépouillé, torturé d'un pays piétiné, dépouillé, torturé. Je n'espère rien, je ne crains rien, je ne crois ni en la bonne foi, ni au sérieux de la proposition. Une évidence s'impose : à défaut d'autre utilité, cette proposition aura au moins donné un résultat tangible, elle m'aura servi de transition pour passer à mon sujet. Car dans l'embrouillamini d'un grand nombre de communautés et d'appartenances elle m'a miraculeusement fait apparaître la vision rassurante d'une communauté plus petite que celle de l'Europe, des états, des pays, d'une patrie, d'une nationalité, d'une race, peut-être même d'une famille, par conséquent plus étroite et plus profonde que tout autre communauté, une communauté qui existe depuis toujours sans constitution d'états unis, sans loi et sans constitution du tout : la communauté des écrivains qui pensent et qui croient en la continuité de la vie, partout en Europe comme dans l'univers. La loi de cette communauté est dictée par la joie commune et le chagrin commun ; ses citoyens ont un devoir : vouloir et rechercher le bien et le juste et le beau, plutôt que le mal, l'incorrect et le laid. Tous les membres de cette communauté, tous, dans le temps comme dans l'espace, les vivants comme les morts, créent et bâtissent la Grande Encyclopédie ; quelquefois à l'aveuglette, exaspérés, ils construisent et puis ils détruisent ; si vous aviez déjà lu "Capillaria", je préciserais mélancoliquement : Halvargo, la tour des bulloks, ruinée par le goncsargo.

Je me rappelle très bien un de vos projets, la Nouvelle Bible ; apparemment il fut un temps où c'est ainsi que vous imaginiez l'Encyclopédie. Et bien donc, considérez ma présente lettre comme l'avertissement d'une modeste personne de la communauté ainsi définie et désireuse d'en savoir davantage, qui souhaiterait participer à l'œuvre au moins par l'avertissement suivant à défaut d'autre chose : prenez garde, les temps sont tels que cette Bible risque de rester imparfaite, truffée de lacunes décisives et irréparables si vous, Anglais, voulez la rédiger seuls ! Les encyclopédistes anglais, écrivains anglais, avec de nos jours probablement vous à leur tête, ont déjà creusé de profonds sillons dans le capharnaüm babélique des notions enchevêtrées ; ils ont ébauché dans les grandes lignes le cadre de l’œuvre, ils se sont préoccupés du passé, de l'avenir et même du présent, ils ont rêvé une nouvelle Histoire et ils ont inventé de nouvelles utopies, ils ont étudié naïvement avec des yeux curieux la politique et les sciences sociales, dans le frais enthousiasme du cœur d'enfant de Cartesius[2], dans une liberté quasiment parfaite. Ils ont écrit sur l'homme énormément de livres beaux, intelligents et par-dessus tout honnêtes ; chacun de ces livres est apte à clarifier l'un des termes conçus pour la Grande Encyclopédie qui elle s'adresse à tous, à tous les hommes que porte le globe terrestre, parce que peut y entrer seulement ce qui est permanent et ce qui est partout humain, parlant à l'homme, compréhensible par l'homme.

Mais pour l'amour du ciel, Messieurs, il existe un domaine, ou si vous préférez une catégorie de phénomènes à laquelle vous, écrivains anglais (j'entends bien anglais et non écossais ou irlandais) n'y connaissez tout simplement rien, un domaine dans lequel vous évoluez comme un phoque sur le rivage, une catégorie pour laquelle, sans même le savoir, vous n'avez ni œil ni cœur ; la souffrance et l'anxiété causées par ces phénomènes, vous les prenez pour un cauchemar, une folie, une maladie, tout comme les habitants du "pays des aveugles" de Diderot perçoivent la cause des impressions de couleurs et de lumières. Est-ce le climat, un tempérament spécifique, une ouverture d'esprit atrophiée, réprimée par des lois nationales et sociales arrogantes et ségrégationnistes, qui sont à l'origine d'une telle cécité, ou serait-ce cette fausse pudeur anglaise de notoriété publique (hypocrisy) tant moquée par les Irlandais et les Écossais, je l'ignore. Comment vous expliquer, comment vous faire comprendre ce que je veux dire ? Je m'essaye à vous l'illustrer par une image. Une image, le reflet de votre propre visage mental dont les taches blanches (pour vous invisibles) et les contours négatifs vous permettront de deviner au moins quantitativement l'importance de ce domaine que vous autres avez laissé en jachère. Je prends des livres anglais au hasard, deux ou trois, parmi les meilleurs, des œuvres ou des romans illustres et représentatifs. C'est l'âme réjouie que je me délecte de la douce et profonde sagesse du premier, de la compréhension sensible, compréhension de tout ce qui est humain ; un second m'emporte par son courage d'oser fixer dans les yeux les vérités cruelles de la vie ; un troisième m'entraîne, il secoue mon imagination par des dessins incroyablement précis de merveilleuses opportunités et d'encore plus merveilleuses réalités, grâce au fastueux projecteur décrivant le cercle complet de l'association des idées. Je les lis et je m'en délecte – et brusquement apparaît cette cécité. Dans les trois cas à peu près au même endroit, face à peu près au même phénomène, pratiquement au même moment.

Dans le roman apparaît une femme.

À ce moment précis l'écrivain anglais commence à chevroter, son charmant visage sérieux et méditatif se tord en une étrange grimace, il balance les hanches, il ne voit plus, il n'entend plus, il débite des sornettes, des plaisanteries éculées, il entreprend la danse de l'ours. Le lecteur n'en croit pas ses yeux : il tourne la page et à la place du somptueux paysage d'une beauté farouche que décrivait la toile panoramique d'un roman, mettons, de Jack London, il reçoit en pleine figure le rictus d'une carte postale, un méchant chromo, une réclame de chocolats. L'auteur présente ses excuses : il est tombé sous le charme d'une blonde au sourire enjôleur.

Cher H. G. Wells, ne vous méprenez pas, le sourire d'une blonde m'enjôle moi aussi, je bénis le bon Dieu et le soleil rayonnant de l'avoir créé entre autres choses. Qu'est-ce que c'est que cet ensorcellement, ce charme qui transforme les larmes d'un violon et le chant d'un orgue en méchant bêlement de crécelle à crever les tympans ? Voilà un charme bien peu charmant.

Comment se fait-il que c'est l'inverse qui s'est produit ?

Les Allemands auraient-ils tout de même raison quand ils prétendent que vous êtes rationalistes et que vous n'êtes à l'aise qu'en dialectique, mais que vous vous figez aussitôt et devenez comiquement impuissants dès que le vent des profondeurs secrètes de la vie vous effleure ?

Non, non, ils n'ont assurément pas raison. Car la Blonde apparaît là-bas chez eux également, à l'endroit adéquat, et l'enjôlement se produit également là-bas, chez eux, à la différence que cette fois, à la place de la carte postale baignée de clair de lune on nous sert une poupée de la chambre des horreurs du musée de cire  au Luna Park. La même blonde a cette fois une chevelure noire, son sourire répand un charme démoniaque, ses mains ruissellent de sang, ses yeux lancent des flammes ; elle rappelle immanquablement un sergent recruteur en jupons, rescapé d'un corps à corps, qui vient de décapiter une cinquantaine de cosaques et qui résiste mal à l'envie de me dévorer le nez.

Tout cela est bel et bon et le philosophe opine du chef : c'est une évidence ! cela signifie que la femme est à la fois ange et démon et que la femelle est douce et amère.

Et moi là-dedans, qu'est-ce que je deviens avec l'ange en chocolat et le sergent recruteur, moi qui ne suis ni démon ni ange mais un homme bien vivant et qui voudrais  avec une… de chair et d'os…

C'est-à-dire, arrêtons-nous là un instant : qu'est-ce que je voudrais au juste ?

Enfant (je me rappelle clairement mon enfance), avant de rencontrer le double miroir de la Réalité, Ange en chocolat et Sergent recruteur, autrement dit la vision de la femme au dix-neuvième siècle je le savais encore assez correctement. Je n'apercevais pas la double face de la réalité, la réalité me paraissait au contraire quelque chose de tangible et de compact ; je l'appelais moi, et j'entendais par là quelque chose de très précis, bien que dans l'ignorance des sciences naturelles j'étais encore incapable de savoir de quelle façon ce quelque chose était devenu possible à partir du protozoaire et à travers le missing link. Probablement pour la même raison j'ignorais également que j'étais un mammifère, un animal vivipare qui nourrit ses petits à la mamelle. Ma première expérience désagréable est advenue le jour où des parents on amené chez nous une fillette ; nous aurions été très bien ensemble si on nous avait laissés tranquilles tous les deux. Nous aurions joué, nous nous serions amusés si nous étions restés comme ça jusqu'au bout, en tête à tête (pardonnez-moi cette indécence) ; je prétends que probablement nous aurions compris par nous-mêmes, sans Darwin et Haeckel, que nous étions des mammifères, animaux vivipares qui nourrissons nos petits à la mamelle. Et aucun mal n'en aurait résulté, nous aurions été mêmement heureux tous les deux, nous aurions été mêmement heureux de nous donner du plaisir l'un à l'autre, nous ne nous serions jamais querellés, nous n'aurions jamais voulu prendre le dessus l'un sur l'autre : il n'en serait résulté aucun mal tel que je me connais et telle que je la connais. La fillette ne serait jamais devenue ni ange en chocolat ni sergent recruteur, mais nous aurions aimé ensemble les anges et détesté le diable. Elle serait devenue pour moi une douce et adorable compagne dans le Genre humain, me ressemblant au moins autant qu'elle en diffère, et moi je n'aurais jamais écrit Capillaria mais je lui aurais écrit de beaux vers et j'aurais inventé pour elle l'avion, et même la radio, et l'impératif catégorique, et elle aurait inventé pour moi, la pâte feuilletée et les coussins brodés et Dieu et l'au-delà.

Ce n'est pas ma faute mais je reste encore convaincu que tout se serait passé ainsi s'il n'y avait pas eu les parents. Mais il y avait les parents et les parents ont commencé par m'ordonner de me lever et de céder ma place à la "petite demoiselle", de l'aider à revêtir son manteau. Et ils m'ont dit : n'as-tu pas honte, quel cavalier tu fais, ne sais-tu pas qu'il faut être galant avec les dames ? Et ils ont rigolé. Moi, à la minute même je me suis mis à détester la fillette, et j'avais raison de la détester, car à cette minute même elle s'est mise à minauder, elle s'est affalée sur sa chaise, elle attendait que je l'aide à revêtir son manteau qu'elle aurait pourtant très bien revêtu toute seule. Et à partir de ce moment-là je la détestais parce qu'on me disait que je devais être tendre avec elle parce qu'elle était plus faible – j'ai pensé au même instant que si je la giflais, ça la renverserait de sa chaise – mais alors elle, elle pouvait me gifler et elle pouvait m'humilier, simplement parce que, par courtoisie, je ne pouvais pas le lui rendre ?

Bien sûr, j'ai compris plus tard que cette courtoisie avait aussi d'autres raisons que la faiblesse des femmes. Mais cela ne changeait plus grand chose. Et désormais chaque fois que nous nous rencontrions, soit parce qu'elle s'approchait de moi, soit parce que je m'approchais d'elle, quelque chose se glissait entre nous, une sorte de fantasmagorie que je n'arrivais pas à dissiper. J'ai beaucoup étudié et même enseigné, elle n'a rien étudié et rien enseigné du tout, et pourtant je n'arrivais ni à lui être supérieur, ni d'ailleurs inférieur ; en revanche j'échouais devant elle comme devant moi-même chaque fois que je lui livrais bataille. J'ai résolu des problèmes insolubles, j'ai maîtrisé les forces de la nature, j'ai dominé en moi les instincts. J'ai fouetté la volonté, j'ai ouvert des tiroirs secrets. En vain, rien n'y a fait face à la femme, en dehors du fait que j'étais un homme. Pourtant je suis tout de même plus que cela, n'est-ce pas ? Et pendant ce temps-là les parents se manifestaient sans discontinuer, ils m'encourageaient, ils m'expliquaient ce que je devais faire avec elle. Un des parents m'a recommandé la romance ; cela ne m'a pas plu, c'était trop chargé de basse flagornerie : je n'arrivais pas à me rentrer dans la tête pourquoi elle serait plus ou moins mystérieuse que moi. Un autre parent, allemand celui-là, m'a mis un fouet dans la main – je l'ai jeté avec dégoût, je refusais catégoriquement ce que j'aurais pu obtenir avec cet outil. Un troisième, un cousin français a préconisé de bien la regarder dans les yeux mais sans la toucher – de l'observer, de l'examiner minutieusement de près, de la détailler jusqu'à m'en désénamourer. Mais je ne voulais pas m'en désénamourer – je n'étais pas enclin à démonter ce que je ne saurais pas remonter. Et pendant ce temps elle attendait là, en face de moi, souriante, tantôt Ange en chocolat, tantôt Sergent recruteur, mais sous les deux formes pareillement calme, attendant de connaître ma décision, quel conseil je suivrai. Perdant patience, je me suis adressé à un quatrième parent, un juif, qui, le visage recueilli me montra le ciel : oublie tout cela, me dit-il, ce n'est pas digne de l'homme créé à l'image de Dieu. Retire-toi plutôt dans le désert de la Puszta pour quitter cette tentation. C'était le pire des conseils. Je me suis senti très mal à l'aise parmi les ascètes mystiques ; chacun d'eux avait fui les femmes, et après un court séjour avec eux il m'est apparu que leur mode de vie, leur vision, leur sagesse, toute l'image qu'ils se faisaient du monde avaient été façonnés, forgés par leur refus de la femme, alors que les miens l'étaient par son désir. M'essayant aux privations, mon corps mortifié, tel celui de Siddharta Gautama, le Bouddha, exhalait une âpre sagesse. Avec elles ou sans elles ? Même au désert, tous mes ennuis venaient d'elles jusqu'à ce que je comprenne qu'avec ma peau jaunie et racornie j'étais infiniment plus esprit fantomatique qu'elle, l'esprit tentateur que je fuyais. À mon retour du désert je me suis vite rendu compte que le tentateur c'était moi. Les parents n'avaient cessé de m'expliquer quelle précieuse denrée était la femme, à quoi elle servait, comment il fallait la traiter, et lorsque, perturbé et exaspéré, j'ai rompu avec eux, comprenant qu'ils ne sauraient jamais restaurer notre relation qu'ils avaient gâché depuis notre enfance. Je me suis tourné directement vers la femme, je lui ai tendu la main de la réconciliation, alors elle l'a refusée, tantôt boudeuse, tantôt ironique. Elle était peut-être vexée, elle devait me mépriser, me dédaigner pour ma sottise d'avoir attendu si longtemps. Peut-être m'avait-elle simplement oublié pendant que je bataillais pour elle. Le bonheur que je n'ai pas pu lui offrir, l'a-t-elle trouvé en elle-même ?

Et je commençais à deviner que la source de tous nos maux était en réalité les parents, les âmes sœurs, les autres hommes qui s'étaient immiscés entre nous : ils m'ont, moi, induit en erreur et elle, ils l'ont gâtée. Ma relation avec la femme était une affaire entre nous, elle ne regardait personne, personne n'aurait dû s'en mêler, ni même être au courant. À l'instant de la naissance, avant même que je n'aie vu la lumière du jour, déjà sur la Terre mais encore dans l'Au-delà, un ange espiègle nous a chuchoté quelque chose à l'oreille, un Secret que je ne devrais avouer qu'à un seul être le moment venu, à l'Autre, celle à laquelle il l'avait également révélé : mais gardez bien ce secret, personne n'en sait rien à part vous deux ! Et chargé de ce secret j'ai pris ma route, j'ignorais encore qui serait cette autre, je savais seulement que ce serait mon semblable – ne soupçonnant rien de la farce malicieuse qui faisait rire cette canaille d'ange dans sa barbe ; c'est-à-dire qu'il l'a chuchoté à d'autres de la même façon, qu'il en a berné d'autres de la même façon – et que d'autres, ces autres, ont tant parlé à tort et à travers, tant proféré de divagations à elle comme à moi sur l'amour, la sexualité, la lutte des sexes, sur les différences terribles et mystérieuses et essentielles entre nous deux, sur les pôles qui ne pourront jamais se rencontrer, sur une dualité qui divise le monde, sur un atome homme et un atome femme – et sur le féminisme, indépendamment de l'amour. Quiconque est capable de se rappeler en toute franchise l'éveil de son propre printemps, retrouvera parmi ses souvenirs le premier découragement, le premier dégoût, le germe de la première blessure infligée à la vitalité : un ver corrupteur fétide et une bave immonde de limace dans le premier calice de rose qui s'est ouvert à ses yeux - ce ver et cette bave incarnaient l'amère découverte que le secret qu'il croyait détenir seul était partagé par tous.

Ce n'était pourtant pas pure jalousie. Je n'en voulais pas à ceux qui désiraient simplement et droitement la même chose que moi – j'en voulais à ceux qui, sournoisement et par des voies détournées, peut-être par jalousie, ont gâché et sali mon pur amour avant même que je puisse y accéder. À ceux qu'à juste titre je peux accuser d'avoir falsifié, frelaté la plus pure essence, cadeau du ciel – pas le chevalier blanc qui dégaine son épée pour sa dulcinée ; mais le barbu tremblotant, les Deux Vieillards aux yeux lubriques qui de leur cachette, la tête froide et les yeux plissés, épiaient Suzanne au bain pour la configurer, la "dessiner", puis diffuser en sous-main leur œuvre que l'on ne savait garder secrète même pas pour Suzanne. Ces deux vieillards ont ensuite conduit le procès de Suzanne avant même qu'elle puisse prendre la parole – ce sont eux qui ont fabriqué un "problème féminin", ce sont eux qui ont défini la "nature de la femme", différemment selon les siècles mais toujours de la façon dont Brehm, l'excellent naturaliste, analyse quelque animal domestique. Et au crépuscule des siècles successifs, au milieu de doutes de plus en plus dérangeants, un soupçon s'ancra en moi de plus en plus fermement : il y a là une erreur dans l'ordre des choses. La Suzanne dessinée avec plus ou moins de bonheur au début du siècle ressemblait davantage vers la fin du siècle au dessin produit pas les Deux Vieillards ; ce dessin néanmoins ne pouvait pas être assez faux, tordu, impossible et méconnaissable pour que je ne reconnaisse pas, plein d'effroi et le cœur retourné, en la Suzanne enfin rencontrée à la fin du siècle la copie du dessin l'original. Je ne veux pas nommer les Deux Vieillards du dix-neuvième siècle qui, un peu en retard, mais jamais assez tôt, ont peint Nora-Suzanne et Satanella-Suzanne et Dorian Gray et Franciska, ces illustrations invraisemblables qui ont bien fait rire en son temps la gracieuse petite Manon qui nous est restée en vivant héritage du siècle précédent ; je ne peux que constater que le Jockey culotté et botté, les lèvres peintes et la figure glabre, le sourire sarcastique et les yeux étincelants qui, au hit parade de la beauté masculine, a touché au but le premier dans la course au sexe de la dernière décennie, légitime par son effrayante ressemblance le tableau indubitablement masculin inspiré par la vision Diable et Faune et Diablotin, peint au milieu du siècle dernier par les thuriféraires des antiféministes horrifiés par le démon féminin.

Tableau et modèle se ressemblent au cheveu près ; l'enfant de notre siècle privé de certitudes tergiverse de l'un à l'autre, sans pouvoir décider quel est l'original et quel est le reflet, lequel il doit embrasser s'il ne veut pas s'exposer à se cogner dans le verre d'un miroir. Pendant que le troisième vieillard, monsieur Pirandello, qui ne dessine pas, qui ne fait qu'acquiescer de sa tête de sage et hausser les épaules avec un sourire hésitant, remet à un journaliste son texte : La femme n'est qu'illusion, sur une page intérieure de la revue dont la une annonce la création des États Unis d'Europe.

Votre talentueux Oscar Wilde évoque d'un geste élégant la réciprocité dans l'art de vivre ; la vérité de cette réciprocité est peut-être un peu plus complexe mais bien plus profonde et réelle qu'aucun d'entre nous n’oserait l'imaginer. Elle est plus réelle et en même temps plus onirique, c'est plus qu'une réciprocité : apparemment il s'agit de rien de moins que du fait que tout ce que l'on imagine, se produit effectivement, tout comme dans un rêve. C'est sous l'influence de ce doute angoissant que j'avais de quoi me révolter contre les Deux Vieillards qui avaient imaginé une Suzanne méchante et vilaine et inutilisable.

Jusqu'à ce que pendant la relecture de Capillaria une lumière ne jaillisse en moi. J'ai compris que les deux vieillards ne sont pas fautifs ; ils ne peuvent pas l'être puisque, sapristi, ils ne sont pas venus au monde avec une barbe, eux non plus. Eux aussi ont été jeunes et à la réflexion un jeune troubadour qui grince une sérénade devant une fenêtre au lieu de franchir la porte est au moins aussi âne, il a tout autant contribué à la perversion de Suzanne que ces deux-là.

En bégayant, me raclant la gorge, après plusieurs détours je me hasarde enfin à vous confier ma découverte. Je sais bien que lorsqu'on met en paroles un sentiment spontané il peut ne tenir qu'à un petit adjectif, une ponctuation, un préfixe, à la position de deux mots dans la phrase que la poudre inventée à l'instant se révèle être un lieu commun ou au contraire la vérité la plus originale au monde. J'ignore si la Rédemption, nourriture spirituelle deux fois millénaires, le Nouveau Testament, est une solution définitive à notre loi morale ; un Homme de Mots de mon espèce les considère comme une formulation plus précise, plus claire, plus générale et plus parfaite des vérités incluses dans l'Ancien Testament et le bouddhisme sans pour autant estimer moins ces derniers que ne le fait le Pape à Rome. Or, il n'a jamais compris ce que signifie aimer mortellement la vérité celui qui n'a fait que veiller à ne prononcer ou à n'écrire que le vrai ; la vérité est indicible et ce qui est sincère n'est pas vrai pour autant ; nous devons parcourir tout un labyrinthe de mots pour parvenir en son centre où elle demeure.

En effet ma découverte réside en ce que c'est l'humanité qui est bisexuelle.

Cela peut paraître étrange mais ce fait n'a jamais encore été établi avec une rigoureuse exactitude. J'ajoute aussitôt que je ne parle pas de la bisexualité humaine, de cette analyse corporelle et spirituelle qui a démontré que nous tous possédons à la fois des propriétés masculines et féminines. Et mon sujet n'est pas non plus l'animal supérieur bisexuel. Je savais bien que les équidés sont bisexuels, vivipares, et que la jument nourrit son poulain à la mamelle. Je savais la même chose des porcins et des singes. Mais que l'homme soit bisexuel à la manière du cheval ou du cochon, cette conclusion téméraire, je suis désormais obligé de la réfuter énergiquement car je n'ai personnellement jamais mis bas des rejetons vivants et je n'ai jamais nourri personne de mes mamelles. Je n'ai d'ailleurs aucune envie de le faire, et tout me permet de penser que je n'en ferai rien jusqu'à ma mort. Pourtant je suis bel et bien un homme, et je dirai même que moi seul je suis homme selon le roi Salomon.

Il y a manifestement une contradiction ici, ou c'est Darwin qui s'est trompé ou c'est le roi Salomon, ou bien l'homme est bisexuel d'une autre façon. Tout au moins telles que les choses se présentent actuellement. L'homme est bisexuel sans pour autant fusionner en un seul genre comme des espèces animales, mais en conservant sa spécificité sous ses deux genres.

Quand je suis seul dans une pièce, je suis un humain. Si la femme entre dans la pièce je deviens un homme. Et je deviens homme dans la même mesure que la femme qui entre devient femme.

Je modifie donc ainsi ma formulation : un humain est ou homme ou femme. Vu comme cela, ces deux mots, homme et femme, ne sont pas des substantifs mais des relatifs. Tant qu'une femme est seule dans une pièce, les deux vieillards s'essayeront en vain au voyeurisme, elle se comportera de la même façon que moi : elle mangera, baillera, rêvera. Elle deviendra femme en revanche dès qu'un homme pénétrera dans la pièce. Pour qu'ils soient conscients l'un de l'autre, il faut qu'ils se rencontrent ; mais dès qu'ils se sont rencontrés ils deviennent des êtres sexués. En fait c'est le terme être humain qui devient relatif.

J'en arrive à la formulation finale de ma découverte : il n'existe pas d'être humain, il n'existe que des hommes et des femmes.

L'expérience justifie ma théorie. Ayant roulé ma bosse je n'ai jamais vu des humains au sens intellectuel du mot, ce que j'ai vu, c'était soit des hommes soit des femmes.

Et plus un homme est masculin et plus une femme est féminine, plus nous les considérons comme humains.

Plus humains, plus parfaits, plus élus. J'attire votre attention sur une finesse particulière de la langue hongroise (notre langue est pleine de mots profonds et éclairant symboliquement l'essentiel, tout comme elle est plus riche en nuances que les langues occidentales ; ainsi par exemple nous avons deux traductions possibles pour le substantif love selon qu'il exprime une attirance générale entre des humains ou l'attirance entre les sexes). Nous exprimons la notion de nobilitas par le terme "nemes" et l'ignobilis par "nemtelen" : en plus du noble ou de l'ignoble, ces termes signifient littéralement, le premier "pourvu de sexe" et le second "sexuellement neutre" ; autrement dit plus un humain est masculin ou féminin, plus il ou elle a de noblesse.

Et si nous en sommes à l'étymologie, n'oublions pas que dans les langues des peuples occidentaux jouissant des sommets de la culture, les notions homo et vir se confondent fréquemment – man en anglais et homme en français signifient à la fois homo et  vir - tandis que nous, Hongrois, désignons homo et vir (à l'exception de la vie conjugale) par deux termes distincts dans tous les cas.

Cette parcimonie lexicale trace un sillon plus profond que l'on ne croirait dans la substance du problème sexuel ; pour moi, elle désigne d'un index éclairant la source du péché qui a entraîné tous les châtiments.

Depuis six mille ans, avec une obstination étrange dont la cause devra être élucidée, les historiens de la psychologie, la philosophie, la littérature et l'art, et même la sociologie, ont toujours inconsciemment entendu par homme l'humain mâle. Les lois de la pensée, la référence de l'honneur humain, les droits et les devoirs de la dignité humaine ont été rédigés comme si on supposait que ces idéaux n'avaient une application pratique, un sens, une justification que dans la vie d'un être mâle. Les idéaux humains d'honneur, de droit et de devoir, quand on cherchait à les illustrer, quand on voulait nous les donner en exemple, l'être qui les incarnait a toujours été imaginé mâle, tout comme Dieu que le premier créateur de cette notion avait naturellement imaginé mâle, pour une raison élémentaire : il se trouvait que ce créateur était par hasard un mâle lui-même et dans sa distraction, momentanément seul à cet instant précis, il a complètement oublié jusqu'à l'existence des femmes.

Puis ce premier homme distrait a été suivi par d'autres – la folie est contagieuse ; et la distraction est chose aussi contagieuse que le bâillement. Ils se mirent ensemble, ils discutèrent au point d'en oublier encore davantage les femmes, ils commencèrent à fabriquer à la queue leu leu les produits de l'imagination et de la volonté, les constatations de la Cognition et les lois de la Morale. Et toute constatation s'imprégna d'une odeur de mâle et toute loi prit une forme masculine dans laquelle il était impossible de fourrer les femmes. Les femmes s'occupèrent ailleurs et la fabrique de lois continua de tourner. Évidemment il s'avéra clairement bientôt que toute cette constitution ne valait pas tripette : les premières constatations et lois primitives n'étaient pas applicables. L'homme doit être courageux, disait la loi, mais on s'aperçut que tiens, la femme par exemple, il valait souvent mieux qu'elle ne soit pas courageuse. L'homme doit être fort et musclé, disait la Loi, et on s'aperçut que tiens, les femmes par exemple, devaient être faibles. L'homme gagne son pain à la sueur de son front, disait la Loi, et l'on s'aperçut que tiens, les femmes par exemple, ne gagnaient pas leur pain à la sueur de leur front. L'homme est un animal sanguinaire, disait la Loi, et l'on s'aperçut que tiens, les femmes par exemple, n'étaient pas sanguinaires. L'homme se met en quête des secrets de la nature, disait la Loi, et l'on s'aperçut que tiens, les femmes par exemple, n'étaient pas en quête des secrets de la nature. On aurait dû se débarrasser de tout ce code erroné, mais plutôt que cela, pour sauver l'ancienne erreur on a forgé une erreur nouvelle. Comme il n'était pas possible d'appliquer à la femme les constatations que l'homme mâle en tant qu'être humain avait faites sur lui-même, ils ont choisi d'exclure la femme du monde intérieur de l'intellect qui cherche à se connaître à travers lui-même, ils l'ont rejetée dans un monde extérieur que nous connaissons empiriquement par l'expérience de nos sens. Ils l'ont transformée en une notion de science naturelle, ils l'ont classée dans la nature comme un quelconque phénomène dont le secret (la femme, un mystère ! horripilant !! alors l'homme c'est quoi ?) c'est l'esprit humain qui a vocation de le déchiffrer (celui de l'homme mâle bien sûr). Et l'hypothèse hallucinante, le non-sens, selon laquelle c'est le mâle qui a vocation de comprendre, par lui-même et de l'intérieur la substance de l'homme duel, et pareillement la substance de la femme, par la vision de sa nature à elle, de l'extérieur, est subrepticement et naturellement devenue pierre angulaire de la philosophie. On peut lire le résultat dans l'interview de monsieur Pirandello : la femme n'est qu'illusion. Bien sûr, le monde extérieur a bon dos ; puisqu'il est déjà des philosophies selon lesquelles seul l'être humain existe, le monde n'existe pas. Il est bizarre que personne, pas même un métaphysicien n'a encore pensé à une possible permutation des notions selon laquelle seul le monde existerait, mais pas l'humanité ! En parlant de moi quelqu'un a dit un jour : il y a en vous quelque chose de féminin. Pris de peur, je lui ai répondu : je tiens peut-être cela de ma mère, en effet, c'était une femme. Mais monsieur Pirandello est le fils d'une illusion, d'une ombre, il s'imagine être un humain qui rêve une femme.

Maintenant je peux vous dire que le rêve obsessionnel de Capillaria est né de ce sentiment angoissant : la prise de conscience de la réaction de la femme à l'excommunication de son espèce, face à l'arbitraire tyrannique de la société ; comment, par un légitime égoïsme, sain et efficace, elle s'est vengée de l'extravagant, absurde, et maladif égoïsme mâle par lequel il lui a refusé le sentiment sécurisant et béatifiant d'un ego qui se reconnaîtrait dans un compagnon masculin, son alter ego. Prenez-moi pour un lâche ou pour un asexué, je n'y peux rien : dans le fait que des hommes se querellent, s'entre-tuent, s'entre-détruisent en une lutte haletante physique et intellectuelle au lieu de cultiver le goût de vivre, détruisent en eux-mêmes l'âme qui a vocation à accueillir les joies de la vie, pendant que les femmes s'occupent d'elles-mêmes, de leur bien-être corporel et spirituel, je suis incapable de voir un symbole et un exemple de la noblesse humaine, de la bonté, de la virilité, de la générosité, de la supériorité et de la force intellectuelle. Non, toute cette affaire ne me plaît en aucune façon, j'y flaire avec dégoût quelque chose de sournois, d'hypocrite, une humiliation sale et lâche que j'ai du mal à cerner. Le théâtre à la mode est rempli du personnage auguste du mari noble et généreux qui, après une longue souffrance, pardonne son épouse infidèle en dépit de la souffrance indicible qu'elle lui a fait subir ; il la pardonne parce qu'il comprend sa faiblesse et il l'aime. Je n'apprécie guère ces drames, je trouve quelque chose de pas net dans cette magnanimité qui accorde l'absolution exclusivement aux jolies femmes, jamais aux moins jolies, même par hasard, et encore moins aux hommes. Toute cette époque chevaleresque qui défend vigoureusement l'honneur féminin de l'humanité, sans jamais se préoccuper de l'honneur masculin m'est d'ailleurs fort suspecte. L'adoration dissimulée derrière le masque auguste et idéalisé de la maternité, qui prêche aux hommes l'amour de la femme mais qui ne prêche jamais aux femmes l'amour de l'homme m'est suspecte. Je sens derrière cette adoration une misère qui me répugne comme toute autre misère.

L'homme européen souffre de misère sexuelle, d'oppression sexuelle ; voilà le b.a.-ba de ce culte imposteur de la femme. Ce romantisme naturaliste, oiseau corbeau du bigotisme des sciences naturelles, peut bien me croasser à l'oreille la prétention que ce n'est pas un phénomène social, un symptôme des temps qui courent, mais une loi éternelle de la nature : l'homme serait nécessairement un outil subordonné à la femme, au service de l'espèce ; la femme serait le centre autour duquel essaime le monde ; la femme serait le pivot et l'homme serait la roue ; la femme serait la fleur et le calice et le fruit tandis que l'homme ne serait que pollen grisâtre ; la femme serait la séductrice et l'homme en serait l'objet ; la femme existerait pour elle-même et l'homme existerait pour elle ; les hommes se battraient entre eux pour la femme mais la femme ne se battrait pas pour l'homme ; la femme serait le corps et l'homme serait l'esprit ; la femme serait la beauté et l'homme serait la force. Ce romantisme naturaliste peut bien lancer en référence la reine des abeilles et la femelle des termites et le grand paon de nuit pour prouver tout cela, tant qu'il y est, il aurait été plus futé de citer au moins le coq. Car l'homme n'est ni abeille, ni fourmi, ni paon de nuit et quoi qu'il fasse, ce n'est sûrement pas du côté des sciences naturelles qu'on trouvera la clé de l'énigme. Parce que toute métaphore prise au monde de la faune ou de la flore est contredite par le fait que l'homme tel qu'il est, est une réalité vivante en évolution, définie par ce qui le relie à la société vivante. Et tout ce qui lui est arrivé depuis ses origines, sa vie sociale, sa conscience, sa volonté humaine indépendante de sa volonté animale, son âme, son désir, son projet, sa joie et son chagrin, sont des éléments tout aussi décisifs dans sa constante évolution que les dons qu'il a hérité de sa provenance animale. Un des symboles favoris des sciences naturelles est précisément cet ovule dans lequel tout serait préexistant en réduction, la vie de toute l'espèce jusqu'à sa mort. Et bien, dans cet ovule dont provient notre espèce  tout n'est pas préexistant – nous y avons bel et bien ajouté quelque chose. Et si cela n'est pas digne de la magnificence de notre nature animale, alors tant pis, nous renonçons à cette magnificence et nous ne sommes pas des animaux.

Nous ne sommes pas des animaux, nous ne sommes pas des mâles et des femelles, nous sommes des hommes et des femmes. Et notre amour n'est pas instinct et fatalité mais heureuse reconnaissance d'un bonheur que nous pouvons nous offrir les uns aux autres. Et la femme n'est pas seulement corps et l'homme n'est pas seulement âme, et la femme n'est pas séductrice et l'homme n'est pas victime de sa séduction, et il n'y a ni pivot et roue, ni soleil et lune, mais des astres jumeaux qui gravitent l'un autour de l'autre, tous les deux séduits, tous les deux séducteurs. Il n'y a ni sexe beau ni sexe laid, ils sont pareillement beaux l'un pour l'autre s'ils s'aiment l'un l'autre et s'il s'aiment eux-mêmes, et ils luttent pareillement l'un pour l'autre s'il faut lutter et ils ne luttent pas s'il ne faut pas. Et si cela ne se passe pas ainsi mais si cela se passe mal, et s'il y a malédiction et malheur et humiliation et abaissement et oppression et tyrannie et misère, cela n'est pas dû à la nature et à la fatalité mais à la lâcheté et à la bêtise d'une des parties, à l'égoïsme et à l'abus de pouvoir de l'autre partie. La cause de l'effroyable misère sexuelle, du malheur sexuel en Europe ne réside pas dans la dégradation des meurs féminines, mais dans le déclin suicidaire de la fierté masculine. Dire cela à mon semblable masculin, n'est-ce pas une chose inhabituelle et anti-virile ? Habituellement les hommes privilégient d'autres sujets entre eux, la politique, la science, une chose aussi petite et stupide que le bonheur passe pour un sujet accessoire, subalterne. J'affirme adorer passionnément la beauté féminine – et pourtant, croyez-moi, quand dans la rue je me retourne sur un frais minois rieur féminin, je ne suis pas arrêté par l'Ève éternelle, l'attraction enjôleuse de mon contraire et adversaire, mais par l'émerveillement et le respect, peut-être aussi un brin d'envie, à la vue d'un autre être humain, là, mon alter ego, un humain créé à l'image de Dieu qui cherche effectivement à ressembler à Dieu : elle sourit et elle est contente de vivre. Car, marchant dans la rue, des hommes me croisent dont le visage ne reflète ni joie ni Dieu : leur regard assombri d'obscures querelles et de secrets larcins, de la fièvre du travail humiliant exécuté à regret, de la soif insatisfaite de voluptés, me lorgne de biais ; leur traits sont tirés et fatigués et défaits et usés de guerres mondiales, de révolutions, de crises économiques. Eh oui, répond monsieur Kovacs[3], un homme n'a pas à être beau, il lui suffit d'être costaud et musclé ; en seriez-vous, que vous cherchiez de la beauté du côté des hommes ? Moi non, Monsieur Kovacs, mais figurez-vous, les femmes sont perverses, elles. Quant à moi je n'y cherche pas la beauté, mais je m'attends à ce que leur visage reflète la dignité humaine, or je vous jure que cette dignité ni mâle ni femelle mais humaine ressemble dans son expression à la joie souriante de la vie : de nos jours je ne l'ai retrouvée que sur des visages d'enfants ou de femmes, eh oui, seulement, hélas ! La santé et la fraîcheur du visage féminin que le savant naturaliste ne qualifie que d'aimant sexuel, d'enseigne affichée de la sexualité, éveille en moi le soupçon qu'elles ressemblent davantage au visage humain créé à l'image de Dieu que, mettons, votre figure reflétant vos profondes pensées et vos remarquables succès, monsieur Kovacs. Il est bien possible que je ne sois pas attiré vers la femme par l'attirance sexuelle mais par l'attrait naturel qu'exercent sur nous la santé et la joie plutôt que la maladie et le malheur, indépendamment des sexes. Voyez-vous, Monsieur Kovacs, mon soupçon est renforcé par le fait que les femmes belles et saines plaisent d'avantage les unes aux autres que vous ne leur plaisez vous-mêmes… Le phénomène étrange que l'on constate partout en Europe dans nos sociétés bourgeoises, l'amitié démesurée des femmes, l'intérêt qu'elles se portent entre elles, leurs singeries dans la mode et les coutumes, leur culte des amies, nous ne devrions pas traiter ce phénomène d'un geste supérieur de notre main virile ni le lorgner avec la complicité sournoise et paillarde des vieux jouisseurs… nous devrions plutôt avoir honte, Monsieur Kovacs, que les femmes se lient d'amitié plus facilement entre elles qu'avec nous.

Mais comment est-il possible que l'être féminin de notre siècle paraisse plus heureux que l'être masculin de notre siècle ?

C'est tout simple : son égoïsme intelligent a écrasé le fat égoïsme masculin. Exclue de son espèce par le reniement de son être qui nous est semblable, sublimée en "article de plaisir" et rabaissée en "centre de l'amour", de ce malentendu elle a tiré une conclusion qui ne lui était pas néfaste mais favorable : si je suis un article de plaisir, alors d'accord, je serai un article de plaisir s'est dit la femme, mais elle s'est bien gardée de dévoiler la vérité simple qu'évoque Opula, reine des Oihas dans la question qui suit : un objet qui jouit lui-même, peut-il être un article de plaisir ? Mais alors je vous le ferai payer cet article. L'agencement physiologique de la femme se prête avantageusement à un tel contrat. Et dans son égoïsme infini, l'homme n'a pas perçu la différence fondamentale entre les deux principaux articles de son plaisir, la femme est, disons, le filet de bœuf : l'aloyau ne mord pas si on lui mord dedans, mais la femme, elle le fait. Et, ébloui d'illustrations des sciences naturelles, de tauromachie, de reines des abeilles, de bouquets de roses, il s'est laissé aller à payer pour l'amour comme pour son bifteck, autrement dit selon la loi éternelle de l'offre et de la demande, toujours exactement la quantité dont il ressentait le besoin. S'il avait peu de besoins, il payait peu, s'il en voulait à tout prix, il le payait de sa vie. Il s'est prêté à l'absurdité insane que l'amour d'une femme puisse avoir un autre prix que l'amour d'un homme, que l'homme "reçoive" autre chose de la femme que ce que la femme reçoit de l'homme. Ainsi apparut sur la scène de la vie la Femme Respectable, cet imposteur sexuel, célébrée et admirée alors que l'homme avare de son sexe était méprisé, piétiné et excommunié. En même temps la vraie femme qui a autant besoin de l'homme que l'homme a besoin d'elle, dans son propre intérêt, se taisait sagement, elle a joué les rôles que les deux vieillards lui ont assignés, l'ange en chocolat, le sergent recruteur, le jockey, et l'ange et aussi le diable, l'Esprit de la Terre, le Péché Originel. Ce dernier… pas volontiers, après tout il ne doit pas être très agréable de se faire constamment rabrouer alors qu'on est désiré ; par bonheur la femme était encouragée dans ce rôle par une compensation : pendant que son mari la traitait de Satan et vampire sanguinaire, son petit garçon avec lequel elle s'entendait à merveille sans l'ombre d'un contrat l'appelait maman. Et elle regardait, elle observait en méditant, l'homme qui se rendait fou d'elle, qui gâchait ses propres chances, qui laissait échapper tous les moyens de la séduction en les lui abandonnant… pour la possession de la femme l'homme est prêt à se mettre le monde entier à dos alors que pour séduire un homme la femme est capable de s'associer avec le monde entier. Et en échange du calme et de la paix que l'homme lui laisse et qui permet à l'âme réjouie de son propre corps, embellissant et rendant heureux son propre corps, de s'épanouir, elle a volontiers supporté le mépris de l'homme, l'accusation de l'homme qu'elle serait égoïste et mesquine et préoccupée uniquement des menus plaisirs de la vie…, de toutes les choses dont l'homme aussi aimerait s'occuper s'il en avait le temps.

Cher H. G. Wells, je n'abuserai plus longtemps de votre patience. La savante idée de base de votre "Hystory of the World" qui suggère que l'espèce humaine ne vit que son enfance, les gestes étranges, désormais superflus, de notre état de nourrisson, ou plutôt notre âge embryonnaire replié, sont encore facilement reconnaissables dans ses habitudes, ses instincts ; cette idée, cette impression m'a souvent consolé, me permettant de considérer comme passager le mal que les pessimistes appellent destinée immuable, éternelle fatalité. Le fait que l'immolation, les coutumes du Totem et du Tabou fleurissent toujours de nos jours sous des centaines de formes, ne signifie pas forcément que ce soient des choses éternelles et immuables, accessoires nécessaires de l'édification humaine ; il peut également signifier que nous sommes encore très près de la source que nous imaginions très éloignée, depuis laquelle, mêlée à toutes sortes de scories, de déchets et de liquides amniotiques, naît et grandit la Forme qui deviendra effectivement une caractéristique durable et permanente de l'homme. En glissant dans le temps, au fur et à mesure que l'avenir s'éclaircit, le passé s'éclaircit également ; quelqu'un qui voit loin dans l'avenir, voit également plus loin dans le passé : au fur et à mesure que la lumière de la conscience éclaire plus fortement, elle projette son faisceau vers l'avant et vers l'arrière, c'est pourquoi l'homme d'aujourd'hui se souvient mieux de son ancêtre de l'âge de pierre que le citoyen de Rome qui pourtant en était plus proche dans le temps. L'exploration accélérée du passé est une preuve décisive que nous progressons vers l'avenir, que nous évoluons, qu'il nous arrive quelque chose, que nous approchons de quelque crête éloignée d'où nous découvrirons à la fois notre berceau et notre cercueil : d'où nous pourrons nous orienter avec yeux, cœur et raison. D'ici là nous sommes guidés par la boussole d'une intuition obscure, par un singulier instinct d'équilibre qui nous dit toujours : c'est bien, ce n'est pas bien, ceci me fera du bien, cela me fera du mal, ceci montre le haut, la vie et l'éveil, cela le bas, le rêve et la mort.

Cet instinct réagit d'un oui ferme et assuré à la notion d'amour et d'un non également ferme et assuré aux slogans à la mode de la guerre des sexes. Peut-être que celui qui veut la paix doit mener la guerre ; mais le charlatan de la "loi ancestrale et éternelle" a tort de nier que amour et guerre des sexes ne sont pas des notions équivalentes. Cette loi est peut-être moins éternelle qu'archaïque. Nous ne sommes familiers ni avec l'archaïsme ni avec l'éternité, mais il est probable que si l'être humain est apparu sous forme d'homme et de femme, c'était pour s'offrir de la joie de vivre, de l'amour, et non pas parce qu'ils n'a pas trouvé d'autre moyen de se reproduire.

Voilà ce qui, à propos des femmes, nous regarde nous, les hommes ; le reste est maintenant destiné aux femmes car c'est à propos des hommes.

Pour l'homme aussi la formulation qu'un être humain est soit homme soit femme, a un grand avantage et un grand inconvénient. L'inconvénient est que l'homme doit faire des concessions sur sa fierté humaine ; l'avantage est qu'il lui donne l'opportunité de se connaître de l'extérieur par le regard féminin. La femme ne s'intéresse pas beaucoup à l'homme être humain. En revanche le génie féminin étudiant l'homme objet mâle peut formuler une image de l'homme, de nous-mêmes, un message tel que nous ne pourrions jamais le créer nous-mêmes, tout comme la femme n'a jamais su faire une image correcte d'elle-même, seul l'homme y parvenait. À condition que nous soyons des partenaires égaux dans l'amour, qu'aucun ne déclare la guerre à l'autre, sous la bannière du sacro egoismo. Dans notre siècle décadent la femme (qui ne soutient pas l'homme mais qui l'exploite) mène ce combat avec un succès apparent, mais elle devra le perdre dès que l'homme aura ramassé le gant et aura relevé le défi de la femme, non pas sur le plan intellectuel ou économique où la femme d'aujourd'hui ne se bat pas, mais dans le domaine propre de cette femme, dans l'art de la séduction et du mensonge, à armes égales avec elle.

Seule une révolution dévoilant ouvertement la misère sexuelle pourrait permettre d'échapper à ce vil combat. Dans cette révolution la femme doit se tenir aux côtés de l'homme : c'est la femme qui devra lancer les slogans du masculinisme, de l'émancipation masculine, de la libération de l'homme. Après la révolution du pain quotidien devra venir la révolution du bonheur quotidien, du baiser quotidien. L'amour est esclavage si une des parties domine l'autre. Que toutes les femmes retiennent bien ceci : nous, hommes, chantons et exaltons l'amour, parce que nous y voyons la route qui mène à la liberté. Que toutes les femmes entendent bien le verbe de notre immortel Petőfi :

 

"Amour, Liberté sur terre,

Me sont tous deux nécessaires.

Je mourrais sans hésiter

Pour mon amour, bien suprême ;

Pourtant, à la Liberté,

J'immolerais l'amour même !"[4]

 

Je tends deux figures masculines aux femmes, à l'instar des deux vieillards qui nous ont présenté l'Ange en Chocolat et le Sergent Recruteur, Manon et Nora : Petrucchio et Lohengrin. Lequel choisissez-vous ? Le gaillard rusé et intelligent, luttant pour vous, avec vous, pour vous séduire et qui, s'il le faut, sait être plus perfide et plus écervelé et plus imprévisible et plus menteur que vous, qui vous mettra en son pourvoir, à juste titre, car il n'abusera pas, comme vous le faites, de ce pouvoir ; ou bien le chevalier mystérieux tout de blanc vêtu, qui s'est battu contre un adversaire pour sauver son honneur, sans attendre d'autre récompense que d'être considéré comme votre récompense, mais offusqué, il vous laissera tomber si vous offensez sa fragile vanité masculine

Que choisissez-vous donc : l'amour ou le pouvoir ?

C'est la question que je pose à la femme de ce siècle.

En attendant, je vous présente chaleureusement et très respectueusement mes hommages et je vous prie de transmettre mes salutations à vos amis.

 

Budapest, Juillet 1925.

 

Sincèrement vôtre

Frigyes Karinthy

 



[1] Edvard Beneš (1884-1948). Un des fondateurs de la Tchécoslovaquie.

[2] Descartes.

[3] Équivalent de "monsieur Dupont"

[4] Adaptation française d'Anne-Marie de Backer .