Capillaria
huitiÈme CHAPITRE
Sur le mariage en
général et en particulier.
La "femme" dans la
littérature et les arts.
L'auteur apprend la relation qui
lie entre eux les Oïhas et les Bulloks.
Quelques découvertes
originales sur cette question…
Ce devait être
ces jours-là, si ma mémoire est bonne (pour la chronologie de mon
voyage j'en suis réduit à ma mémoire puisqu'au fond de la
mer je n'avais pas la possibilité de prendre des notes faute de plume
convenable) que pour la première fois Opula s'enquit de la signification du terme et de la notion de
"mariage" au sens terrestre. Il faut en effet dire que ce mot
revenait souvent dans mes expressions, et une fois je le prononçai
même avec tant de douleur (je ne rappellerai jamais assez au lecteur que
Après une courte
hésitation je me rendis compte qu'il valait mieux se servir d'un
exemple, et mon cas personnel pouvait être une excellente illustration.
Quand je vivais encore chez moi tout mon entourage reconnaissait que selon l'idée
et l'esprit de mon temps, je vivais un mariage exemplaire. Ce mariage
était le couronnement d'un amour heureux et chanceux, j'avais la
réputation d'un mari digne d'envie en possession d'une jeune et belle
épouse pour la main de laquelle des hommes riches et honorables avaient
jadis concouru.
Je racontai donc que j'avais
été un jeune homme enthousiaste et talentueux, empli de foi
ardente, voué au beau et au bien. L'avenir me présentait de
merveilleuses possibilités, je me sentais de force à déplacer
des montagnes pour y découvrir des sources inconnues dont jailliraient
bonheur, connaissance et une force miraculeuse, décisive quant à
la destinée de toute l'humanité et qui centuplerait sa puissance.
J'ignorais encore ce qui m'attendait mais la sainte trinité du beau, du
bien et du vrai m'encourageait à aspirer à atteindre la
clarté, l'accomplissement de la vie, son plus haut degré
d'où je pourrais, tel un dieu, observer autour de moi : je serais
un dieu créateur, non le jouet mais le pilote du destin et de
Ensuite je tentai par les
exclamations les plus variées de retracer pour Opula les semaines heureuses des
fiançailles, les préparatifs pour équiper le nid familial,
les projets communs, les colloques intimes pour imaginer une chambre à
coucher avec un immense miroir, des déshabillés vaporeux, un
flacon de cristal pour l'eau de toilette, etc. Le jour de nos noces la
beauté de mon épouse éblouit tous les convives ;
chacun me félicita pour le trésor que j'avais
déniché, et moi je jurai d'y faire honneur.
Après cela je
dépeignis à sa Majesté une journée de notre vie
conjugale. À l'appel du réveille-matin je me lève
doucement sans troubler la somnolence de mon épouse ; je me glisse
furtivement sur la pointe des pieds jusqu'à mon cabinet de travail
où mon valet attend pour me chausser. Je prends ma collation matinale,
je me hâte vers
Après le déjeuner,
ma femme va se reposer un peu et moi, je m'occupe de ma correspondance. Ensuite
vient ma séance de consultations à l'issue de laquelle je fais un
tour au cercle où nous débattons d'importantes questions de
politique partisane. Il y a toujours quelque chose qui donne de
l'actualité à ces questions : des intérêts
opposés d'ordre économique ou commercial avec d'autres pays, qui
pourraient bien dégénérer en conflits armés si on
n'arrivait pas à défendre autrement les intérêts de
notre propre pays et ceux des concitoyens de ma trempe. Pendant ce temps ma
femme rencontre ses amies ou bien elle rend visite à sa
couturière. Elle est infatigable dans son effort, devoir le plus
sacré d'une épouse, d'être à tout moment belle et désirable,
inspiratrice et récompense de l'activité de l'homme. Le soir,
quand nous restons entre nous, je peux aussi jouir de la récompense
évoquée que je n'eus pas besoin d'expliquer longuement à Opula, une courte
et heureuse exclamation suffit.
Je ne dissimulai pas non plus
à sa Majesté que naturellement mon bonheur ne fut pas toujours
sans nuages. Il arrivait que mon épouse fût de mauvaise humeur ou
déprimée. Des hommes audacieux qui jalousaient mon bonheur
essayèrent de me
Je racontai aussi qu'en ces temps
difficiles la grande question, qui faisait le plus couler d'encre, le
problème de la femme, m'avait aussi beaucoup préoccupé. Je
lisais beaucoup et j'allais souvent au théâtre, lieu de
débats toujours passionnels et actuels de l'âme humaine. En
familier des belles lettres, je résumai en de larges extraits les plus
grandes créations poétiques de notre siècle et du précédent
avec leur moralité : des œuvres d'hommes géniaux
dévoilant à la perfection le mystère que nous nommons
Dans ce système je fourrai
dans le même sac Zola et le Marquis de Sade, le naturalisme et la
pornographie (je traitai longuement cette dernière, en rentrant dans
tous les détails que par pudeur je ne pourrais pas répéter
ici), tandis que les grands experts de la dissection des secrets de l'âme
féminine, tels un Flaubert, un Stendhal ou Henry Bataille, se sont
retrouvés à part dans une communauté honorable. Je
résumai brièvement l'intrigue de toute une série de drames
modernes, je fis défiler Ibsen, Strindberg, Maeterlinck, Gerhart
Hauptmann, Shaw, Bernstein. Je mentionnai en outre les drames traitant
l'adultère, je parlai de la vision tantôt plaisante (le fameux
triangle), tantôt tragique, des terribles conséquences du
caractère inconstant de la femme dans le destin de l'homme.
Là, Opula me coupa soudain la parole
et me posa la merveilleuse question de savoir la couleur du linge et des habits
que portaient ce Strindberg, et de ceux qui habillaient La Duse lors de la
générale de la "Dame aux Camélias". Elle me
demanda d'aller dans les moindres détails car, si pour les autres explications
deux mots lui suffisaient, pour celle-ci elle avait besoin de données
plus minutieuses. J'obtempérai, un peu surpris. Je répondis que
je n'aurai pas beaucoup à dire sur la toilette de Strindberg. En effet
les hommes de l'Europe, à vrai dire, portent tous une espèce
d'uniforme, une enveloppe de coupe simple visant à dissimuler la
nudité masculine et les lignes de leur corps de la façon la plus
économique ; cinq tubes suffisent : dans l'un nous fourrons
nos hanches, nos bras dans deux autres et nos jambes dans les deux derniers.
Ces tubes confectionnés en un drap gris ou noir (jamais un autre) sont
réunis en deux pièces : une veste et un pantalon, de
façon à ne jamais faire ressortir les deux lignes de séparation
naturelle du corps nu, à la taille et aux genoux. Cet habit est
porté en
Opula
observa que je ne devrais pas abuser des comparaisons, elle n'en voyait pas
l'utilité. Elle prétendit que ces comparaisons ne servent
à rien, nous n'en avons pas moins des Bulloks terrestres et des Oïhas
avilies (enlaidies) vivant parmi nous, et que j'appelais des
"femmes", avec leurs vêtements censés corriger les
imperfections de leur corps. Si nous n'arrivons pas à aimer ou à
faire aimer ce dont nous parlons, nous nous mettons à sortir des
comparaisons pour compenser ce manque, tel un commerçant qui dit de son
beurre qu'il a "un goût de noisette", ou bien de la noisette
qu'elle est "comme du beurre", par manque de confiance en sa
marchandise de parler pour elle-même, produire son propre effet. Si nos Oïhas
dégénérées ont besoin de vêtements pour se
faire désirer telles des fleurs ou des fruits, manifestement la raison
en est que sans vêtement elles ne sont pas assez fleurs, elles ne sont
pas assez fruits. D'ailleurs, poursuivit Opula, pour moi ce n'est pas
très important ; par mon exposé elle savait désormais
à peu près ce qu'elle voulait savoir. La seule chose qui lui
échappait encore, c'est comment il se faisait que lorsqu'elles m'ont
trouvé, je portais à peu près les habits que j'ai
décrits comme ceux de nos Bulloks.
Je réalisai enfin que Opula ne me
prenait pas pour un Bullok,
c'est-à-dire un homme, mais qu'elle m'assimilait à nos Oïhas
terrestres dégénérées, elle me considérait
comme semblable à elle-même, une femme, compte tenu de mon apparence
physique, qui de son point de vue rappelait davantage un "être
sensé", une femme, que ces monstres qui à Capillaria
représentent le mâle superbe et généreux. Sur le
moment je me gardai bien de la détromper, en toute
sincérité cette erreur était plutôt flatteuse pour
moi dans ce pays. Ne pas lui dévoiler la réalité me
paraissait également plus opportun car, hélas, je n'avais aucune
raison d'espérer qu'elle aurait daigné s'intéresser à
moi et seulement m'adresser la parole si elle avait su que pour l'essentiel
j'étais en réalité plus proche de ces vermines qui
n'éveillaient en elle que mépris et dégoût.
C'est à cette fausse
idée que je devais sa confiance ; je n'avais ni le droit ni le
courage de la refuser. Pour elle j'étais malgré tout une Oïha, bien
que dégénérée, elle était sûre que je
la comprenais et que nous étions somme toute d'accord à propos
des Bulloks.
Je lui fournis donc une réponse évasive sur mes habits, je fis
allusion à des pirates qui auraient attaqué notre navire avant de
le couler et qui m'auraient forcé à me travestir ! Opula en conclut
que nos Bulloks
étaient à peu près aussi développés et de la
même taille que ses Oïhas. Ce qui bizarrement ne signifiait toutefois
aucunement que psychiquement, intellectuellement ou sentimentalement il y
aurait des différences dignes d'intérêt entre les Bulloks
terrestres et ceux de Capillaria. C'est la conclusion qu'elle avait
tirée de mes réponses à ses questions.
Alors mon ahurissement fut
complet car moi, j'avais voulu justement la convaincre du contraire. Je la
priai de me dire quelles similitudes elle voyait qui feraient que les
différences ne semblaient pas dignes d'intérêt.
La réponse d'Opula me permit
enfin de comprendre ce qui jusque-là ne vivait en moi qu'en un doute
confus et imprécis comme le secret de la naissance dans la tête
des petits enfants. J'appris le rôle que physiologiquement les Bulloks jouent
à Capillaria dans le dur labeur de la perpétuation de
l'espèce. Je vais essayer de vous le résumer brièvement
pour apaiser ma conscience de chroniqueur et mon souci d'objectivité
scientifique. Loin de moi l'idée d'offenser la pudeur du lecteur par le
moindre détail scabreux.
Voici : les Oïhas, tout
comme nos femmes, sont vivipares et mettent au monde des Oïhas semblables à
elles. À Capillaria on est très peu averti en matière de
fécondation, la plupart ignorent même que pour concevoir un
fœtus il faut aussi autre chose que des organes bien constitués et
une saine alimentation. Sous le feu croisé des questions je finis par
apprendre que quelques savantes Oïhas, semblables à notre race
"dégénérée", ont tout de même
démontré que les Oïhas dont les menus ne comporteraient pas le dessert
qui m'avait été servi ici dès le début de mon
séjour : de la cervelle de Bullok vivant fraîchement pressée, n'engendrent
pas avant de prendre de nouveau goût à cette gourmandise. Il faut
donc supposer que la cervelle de Bullok contient un substance indispensable à
C'est tout ce que je pus
apprendre d'Opula
sur la nature des Bulloks.
Ce serait fort peu et certainement insuffisant si je ne pouvais pas le
compléter par les modestes résultats de mes propres recherches.
Des recherches que j'ai conduites par moi-même à Capillaria, sans
l'aide des Oïhas. Des constatations, ou plutôt des
découvertes, des résultats considérables selon les canons
de notre démarche scientifique. À Capillaria pourtant ils se sont
avérés si inintéressants que lorsque j'ai voulu les
partager avec Opula,
dans l'espoir que tel un Darwin ou un Newton capillarien
elle me ferait fête comme à celui qui a découvert les
principes fondamentaux de l'énigme Bullok, elle haussa les
épaules et grommela que c'était bien possible mais que ça
ne présentait pas l'ombre d'un intérêt ou d'un amusement
quelconque.
Je ne reporterai pas ici la
méthode et les moyens mis en œuvre dans mes investigations, ce
serait fort ennuyeux, je me contenterai des résultats en deux
mots :
à
Capillaria on tient les Bulloks
pour des animaux utiles comme chez nous les vers à soie. On
reconnaît en outre le rôle stimulant qu'ils jouent dans la
reproduction des Oïhas. En réalité persiste
encore chez elles, sous forme de légende, que les Bulloks proviennent du corps des Oïhas, et c'est le mode particulier,
dégénéré, de cette provenance qui dissimule le fait
à leurs yeux. La naissance de chaque Oïha s'accompagne de l'apparition de plusieurs centaines de Bulloks, dans le
placenta lui-même. À la naissance ces Bulloks sont de minuscules petits
vers à peine visibles à l'œil nu, il est normal que les Oïhas qui, contrairement à nos
naturalistes, trouvent répugnant de fouiner dans des matières peu
ragoûtantes, ne s'en soient pas aperçu. Ils grouillent dans le
placenta et au moment de l'accouchement on trouve des embryons de Bulloks jusque
dans les excréments des Oïhas. Par la suite, lorsque le courant d'eau emporte
placenta et excréments, les petits Bulloks s'agrippent aux algues et
aux coraux, ou ils s'enfouissent dans la vase du fond marin et ils s'y
développent. D'où la croyance que c'est la vase qui les vomit.
En conclusion et selon notre
logique scientifique on pourrait dire qu'entre les Oïhas et les Bulloks
la relation est la même qu'entre les hommes et les femmes de chez nous.
Mais à Capillaria où le concept des "deux sexes" est
inconnu, où la notion "d'un
être supérieur, chef-d'œuvre de la création "
ne concerne que les Oïhas,
prétendre que les Oïhas
et les Bulloks
seraient les deux moitiés d'une même entité, deux facteurs
équilibrés d'une forme de vie supérieure, serait une
affirmation tout aussi sotte et ridicule que si