Capillaria
neuviÈme CHAPITRE
Visite au campement des Bulloks. Les artistes Bulloks.
Espace et temps.
Quelques idées singulières de sa Majesté sur la race
humaine.
Âme et corps. Les
sixième et septième sens.
Un
des jours suivants Opula donna enfin une explication
à ce problème complexe, en tout cas suffisamment pour mettre mes
idées en ordre. Bien que clairement posé, il était
tellement en opposition avec toutes connaissances et mes idées qu'il me
fallut longtemps pour reprendre mes esprits
Sa Majesté visitait des
campements Bulloks
en préparation et elle m'avait permis de l'accompagner. Toute une
rangée de tours de Babel chancelantes, semi construites, ondulaient dans
une vacillante lumière verte. Une nouvelle banlieue de sa capitale capillarienne, œuvre des masses Bulloks obstinées et
infatigables. Chaque tour se voulait être une échelle à
percer le ciel, autant de tentatives d'une pensée unique :
atteindre un jour la superficie de l'océan au fond duquel ces
malheureuses vermines travaillent, luttent et dépérissent,
oubliant chaque fois qu'ils ne pourront jamais atteindre leur but. Nous
pénétrâmes à l'intérieur d'une des tours. Sa
Majesté jeta un regard expert sur les travaux et déclara que ce
bâtiment – pour les Oïhas – serait achevé dans quelques jours.
Trois des murs avaient déjà une hauteur suffisante, dès
que le quatrième les aurait rejoint, elle ferait signe à ses
amies pour qu'elles procèdent à la fumigation.
Je vis avec émotion le
grouillement, les allées et venues, les efforts des petits Bulloks.
L'apparition d'Opula ne leur fit pas interrompre leur
labeur, quelques-uns seulement descendirent des corniches, vinrent l'entourer
et nager autour d'elle, exorbitant leurs petits yeux fiévreux. Ils
m'observent, dit Opula
en souriant, puis elle m'expliqua : certains parmi ces petits êtres
sont artistes d'instinct et décorent de leurs dessins les parois des
tours en construction. Ces dessins représentent toujours, sans
exception, des Oïhas dans des positions singulières,
permettant de supposer qu'en ces petits monstres survit une obscure
réminiscence de la beauté et du bonheur, but réel de
Je compris alors pourquoi le Bullok ne
reconnaît pas l'unique ennemi et exploiteur de son travail, l'Oïha,
pourquoi il ne lutte pas contre elle plutôt que de se battre contre ses
semblables. Opula
trouvait cela naturel mais auparavant cela me semblait incompréhensible.
Le Bullok
tient l'Oïha
pour un être supérieur, une force métaphysique, une notion
abstraite englobant
J'allai observer une de ces
idoles. Des Bulloks
agenouillés devant se dispersèrent à l'arrivée d'Opula, ils
désignèrent l'image et se bousculèrent. Ce tableau
représentait deux Oïhas :
je ne pourrais le décrire que de façon circonspecte. Ce que je
pourrais en dire est que si je voulais en publier une copie dans le texte du
présent ouvrage, la censure de tous les pays du monde en interdirait
Je détournai la tête
avec mépris et dégoût. Je priai Opula de jeter plutôt son regard
sur les masses laborieuses de Bulloks en sueur. Je saisis l'occasion pour les citer en
exemple, pour essayer d'éveiller son respect pour le travail viril, la
raison virile, la volonté virile. Regardez, lui dis-je d'un ton solennel,
il existe une chose qui signifie plus que le bonheur ou la joie, chose pour
laquelle on peut même sacrifier sa vie, chose sacrée, un appel
vers un but ignoré : le devoir. Kant disait : au-dessus de moi
le firmament étoilé et au fond de moi l'impératif catégorique. Ces petits êtres
là construisent une tour dans le but d'atteindre le ciel. Mais vous
anéantissez systématiquement le fruit de leur travail. Et
alors ? Ils recommencent chaque fois avec confiance et optimisme. Ce
combat sans espoir n'est-il pas plus beau et plus digne que de s'immerger
mollement dans les jouissances de la vie ? Cette négation de la
dure réalité pour une vie plus belle et plus haute, n'est-elle
pas plus digne de l'âme que se résigner à l'infinité
du présent, sans aspirer à un avenir radieux ?
Sa Majesté me regarda avec
étonnement, elle remarqua que j'avais sur l'espace et le temps des
perspectives extrêmement ennuyeuses et elle me pria de m'en
défaire. Hauteur et profondeur, passé ou avenir – ce sont
des bêtises, puisque nous ne les vivons pas (avec ses mots : nous
n'en jouissons pas). L'Oïha
n'est ni en hauteur ni en profondeur, elle est là où elle est,
dans son propre esprit, au milieu du monde, toujours présente et
toujours heureuse. Quant à l'aspiration des Bulloks à se hisser en
hauteur, elle ne la trouva nullement amusante ni variée. Car enfin, que
pourraient-ils atteindre dans le meilleur cas, à supposer qu'ils
réussissent un jour à achever une tour ? Ils atteindraient
la surface des eaux, ils débarqueraient en terre ferme, dans le pays
dont je lui ai parlé et dont je suis prétendument originaire.
Mais est-ce qu'il existe pour eux dans ce pays une vie plus heureuse, plus
haute ? D'accord, les Bulloks terrestres sont quelque peu plus grands. Mais elle
avait conclu de mes informations qu'ils sont là-haut tout aussi
imbéciles (malheureux), sinon plus, qu'ici-bas. Ceux-là ont
à la rigueur un peu plus d'amour propre, mais encore moins la
capacité de mesurer et de s'avouer leur propre condition.
Ce que j'avais dit du mariage, poursuivit-elle,
n'était autre en réalité qu'un élevage de Bulloks comme
à Capillaria. Que vos Bulloks se glissent dans des tubes, ce n'est que très
naturel ; vos Oïhas
l'exigent ainsi, ne tolérant pas qu'ils éveillent des
désirs par l'ostentation de formes nues et se fassent entretenir sur
cette base. D'ailleurs elle rappela que selon mon propre aveu, au fond de leur
âme, nos Oïhas
sont considérées comme des divinités par nos pauvres Bulloks, et leur
prétention de supériorité n'est autre que la
dénégation du sentiment inconscient d'avoir perdu la bataille.
Ébahi, je lui demandai de
s'expliquer. Opula
reprit mes propres paroles. J'ai reconnu, dit-elle, qu'à l'exception de
quelques féministes qu'elle ne considérait pas comme des femmes
mais plutôt comme des hommes dégénérés, chez
nous ce sont des soi-disant "génies" qui se sont
occupés de ce que nous appelons "la question des femmes". Pour
résoudre une question aussi élémentaire et que les femmes
résolvent par leur simple existence sans aucune difficulté, chez les
hommes il faut être au moins génial, doué d'une excellence
intellectuelle, suer sang et eau et sacrifier tout le reste. Comment se fait-il
que ce soit toujours des hommes qui dissèquent le mystère de
l'âme féminine ? Dans l'arène de cette science lourde
tous les résultats se rattachent au nom d'homme, les femmes ne font que
fournir des données. Pour prouver l'infériorité de
l'esprit féminin, la pauvreté intellectuelle des femmes, j'avais
avancé qu'elles n'arrivent même pas à se définir
elles-mêmes ; que pour se faire une idée d'elles, un homme
doit carrément être génial, à défaut d'une
quelconque révélation sur leur âme par elles-mêmes.
Selon cette logique on pourrait alléguer que l'esprit divin est
inférieur à l'esprit humain, Dieu n'a jamais fourni d'autobiographie
ni une description de sa personne. Tout ce que nous savons, ou nous pensons
savoir sur Lui et sur son fonctionnement, a été
révélé et défini par l'homme ; Lui-même,
il se tait et agit. Mais un authentique croyant ne doute pas que Son silence et
notre prière ont leur raison d'être dans le rapport existant entre
Dieu et l'homme : nous avons besoin de Dieu, mais Dieu n'a nul besoin de
nous.
Elle alla jusqu'à affirmer
catégoriquement que nos grand experts de la femme
préféreraient être des femmes plutôt que des
connaisseurs en femmes. Quant à ce Strindberg et les autres pessimistes
qui voient la bassesse de la femme dans leur préférence de vivre
plus volontiers leur propre vie que de se casser la tête pour savoir quel
homme Strindberg a bien pu être et comment on pourrait le rendre heureux,
eh bien, pour ceux-là, le raisin est tout simplement trop vert. De toute
façon, apparemment, à travers toutes les théories
farfelues et toutes les constructions de l'esprit, en réalité nos
Bulloks sont habités par un désir
innommé de devenir femme eux aussi, de "s'abaisser" et de
s'échapper de leur tour de Babel. J'avais moi-même admis que les
femmes aiment mieux les hommes doux que les hommes n'aiment les femmes viriles.
Que cela signifie-t-il d'autre qu'une aspiration à un type humain
unifié, qu'un désir "d'abaissement",
"d'avilissement", "d'effémination". Bref, une
nostalgie mystérieuse de tout homme terrestre pour Capillaria, pour le
fond marin qu'il n'a été donné de connaître
jusqu'ici qu'à moi seul, Gulliver, et où ne vit qu'un unique
sexe, heureux et optimiste, l'Übermensch de
Nietzsche, mais à cet unique sexe, les femmes ressemblent bien davantage
que les hommes.
Ce même instinct obscur,
poursuivit-elle, non seulement n'est pas démenti mais il est
plutôt confirmé par ce que j'avais dit sur "l'amour des
personnes du même sexe", cette "perversité", qui
chez nous peut se produire chez les hommes aussi bien que chez les femmes, une
dégénérescence de l'amour. Avec cette différence
que tandis que les femmes, tout comme à Capillaria, s'aiment les unes
les autres en tant que femmes, l'homme homosexuel recherche pour partenaire un
homme "efféminé", il lui donne des noms de femmes, il
l'habille en femme, si bien que la question se pose de savoir pourquoi,
puisqu'il cherche la femme jusque dans l'homme, il ne s'adresse pas directement
à la gent féminine. Et le jouisseur que j'avais
évoqué, pourquoi montre-t-il des corps féminins nus
à la femme qu'il veut entraîner à l'amour ? Ne
serait-ce pas pour la même raison qui fait que les Bulloks peignent leurs
idoles ? D'autant que si nous pensons que la femme a spirituellement
autant besoin de l'homme que lui d'elle – si elle en avait
véritablement besoin, elle ne s'en servirait pas comme outil, à
défaut d'autres outils – il devrait essayer de susciter l'ardeur
de la femme en dévoilant sa propre séduisante nudité
à lui. C'est par plaisanterie que nous utilisons l'expression que
"une femme distribue ses faveurs", sans même nous rendre compte
à quel point cela se passe vraiment ainsi dans la réalité.
Ce sont des femmes qui ont
accompagné Saint Antoine dans le désert et lui, il appelait Dieu
à son aide, reconnaissant par-là la femme comme divine quand il
envoya contre elle une force égale, sentant bien que lui-même,
dans son humanité superbe serait trop faible face à cet
être qu'au demeurant nous ne voulions même pas reconnaître en
tant qu'être humain. Et pourquoi donc nous apparaît tragique
l'aspiration de l'homme pour la femme, mais comique quand c'est une femme qui
halète pour un homme, si ce n'est pas pour la même raison pour
laquelle nous ressentons aussi comme tragique l'aspiration à une plus
grande perfection ?
Opula
se tut, et moi qui jusque-là l'écoutais avec ironie, la
tête baissée, collectionnant les contre arguments, je levai tout
à coup les yeux sur elle. Son visage était calme et froid mais si
beau que les mots me restèrent à travers
- Mais alors, qu'est-ce, que
signifie ce trouble, ce désir, cette volonté incertaine et
multiple, cette aspiration à la liberté dans le cœur des
malheureux ? Réponds-moi, je ne comprends pas, fais-moi un signe,
montre-moi le chemin que je dois emprunter !
Opula
se pencha et d'un geste exercé et habile de la main elle attrapa l'un
des petits Bulloks
frétillants. Elle le souleva et le tendit devant mes yeux. C'est la
première fois que je pus voir un de ces petits monstres de si
près.
Regarde, dit-elle et ses doigts
transparents or pâle, comme autant de flammes menues, serraient fermement
par la taille le minuscule animal gigotant. Tu vois cette petite machinerie
complexe et brouillonne ? Initialement, comme tu l'expliques
toi-même et comme en témoignent nos légendes,
c'était seulement un organe, servant un but unique, partie d'un grand
tout, le grand tout que vous appelez là-haut être humain et ce que
nous appelons ici Oïha,
c'est-à-dire Femme. La forme
en rappelle toujours en gros son origine, si on peut se fier à la
description que tu as donnée de "l'homme" terrestre quant
à l'essentiel. Cet organe, partie de l'ensemble, s'est
détaché de nous et a évolué
séparément. Il s'est par la suite équipé de tout ce
qui revient à un Ensemble mais non à une quelconque Pièce
Détachée : yeux, oreilles et bouche ; regarde,
même des nageoires et des ailes. Il a voulu tout rassembler en
lui-même croyant que vêtir toutes les formes de la perfection le
rendrait parfait. Pourtant même celui qui veut être plus sage que la
vie ne peut outrepasser la sagesse de la vie ; qui veut progresser plus
vite que la nature, ne pourra pas la dépasser pour autant. Il ne peut y
parvenir à la rigueur que dans son propre domaine.
N'entends-tu pas la clarté
de ce discours ? De l'oreille que tu as reçus de la vie tu peux
faire une oreille plus parfaite : vous avez des téléphones
et vous pouvez prolonger votre ouïe à des millions de lieues. De
ton œil tu peux faire un œil plus parfait puisque avec vos longues
vues vous voyez la lune de près, et vous pouvez prendre les infusoires
du milieu aquatique pour des baleines quand vous équipez votre œil
de vos microscopes. Et tes pieds dont la fonction est de mouvoir ton corps, tu
peux les équiper de chemins de fer et d'avions pour qu'ils
répondent mille fois plus parfaitement à la fonction que leur a
attribuée la nature. Voilà la voie naturelle du perfectionnement
vers le bonheur : la volonté, l'intelligence et le discernement au
service de la nature, la sainte trinité qui permet à la nature de
se surpasser lorsqu'elle se manifeste dans sa forme humaine, la forme la plus
parfaite. Il suffit pour cela d'avoir conscience de ce à quoi servent
les pièces détachées avant d'entreprendre leur
perfectionnement. Car celui qui veut regarder avec son oreille et écouter
avec son œil, se trompe de route et n'a pas l'ombre d'une chance
d'atteindre un résultat satisfaisant. La vermine que voici, partie de
Imagine-toi que l'oreille se
révolte contre l'homme, elle s'en détache, elle se rend
indépendante et commence une nouvelle vie. Quoiqu'elle fasse elle ne
saura vraiment pas faire autre chose qu'entendre, elle ne pourra vraiment
jamais voir, elle se berce seulement de cette illusion, elle ne restera qu'un
avorton ridicule, un animal esseulé, malheureux. Elle ne satisfera pas
ses aspirations et perdra ce qu'elle possédait en propre : dans son
vain effort pour voir, elle deviendra sourde. Il en serait de même pour
tout autre organe qui voudrait autre chose que ce à quoi il est
destiné : un œil qui veut entendre, une oreille qui veut voir.
Je l'interrompis : - Et
la raison alors… ?
En effet, la raison, poursuivit Opula en
souriant. Quelle est ton idée ? À quoi sert-elle, pourrais-tu
le préciser ? En tout cas pas à ce à quoi vous
l'utilisez chez vous, c'est moi qui te le dis. Cet organe complexe, d'une
sensibilité extrême, qui tremble là invisiblement, en
secret, même dans notre corps délicat à nous, dans le
gracieux réceptacle osseux du crâne, émet des milliers de
fils de soie vers toutes les parties du corps, unissant et redistribuant joies
et douleurs. Il tente de transformer en joie, en bien-être et en bonheur
tout ce qu'il collecte, y compris la douleur, à condition de ne pas le
déranger dans son activité, de ne pas le forcer à faire
autre chose que ce à quoi il est destiné.
- Et la conscience
alors… la perception du Moi… l'instinct tendu vers la connaissance
de la vérité… l'âme…
Opula
sourit.
Celui qui cherche quelque chose
pour le Moi, ne cherche pas
Je bafouillai : Être
Humain … âme… corps… joie et chagrin… Oïha…
mais si tout se réduit à cela… à qui devrais-je
confier… à quel organe… qui devrait se préoccuper de
l'Humanité… de cette magnifique espèce… de mes
congénères… des femmes et des hommes… de
l'Humanité qui a une vocation sur cette Terre… Toi, tu ne parles
que de l'Être Humain… de corps… main et pied… œil
et oreille… des cinq sens au service du corps… tu appelles
l'âme le sixième sens… mais qui se souciera donc de
l'Humanité, si tu réserves l'âme à l'Être
Humain ?
Opula sourit :
- As-tu déjà oublié le septième sens ?
Je levai les yeux sur elle.
- L'amour…
murmurai-je, anéanti.
Opula
sourit et leva haut le Bullok
qui gigotait dans sa main.