Capillaria
onziÈme CHAPITRE
L'auteur commence ses travaux
forcés parmi les Bulloks.
Halvargo,
la tour dont l'auteur est devenu citoyen. L'auteur fait la connaissance de Xa-ra, secrétaire d'état de Halvargo.
Quelques informations sur
l'origine de la légende oïha.
Je
passai donc au deuxième chapitre de ma vie à Capillaria. Il ne
fut nullement aussi gai et heureux que le précédent mais bien
plus riche en événements. J'ai vécu au milieu des Bulloks ouvriers depuis ma condamnation
jusqu'à mon départ de Capillaria ; j'essaierai d'être
concis et de ne vous raconter strictement que les faits ; c'est ce que le
lecteur est en droit d'exiger du chroniqueur de voyage que je suis dont
l'unique mérite d'écrivain ou de poète est sa
fidélité à la réalité et son travail
consciencieux.
C'est pourquoi j'écarterai
d'emblée l'histoire des trois premiers mois. Une description minutieuse
de mes efforts pour m'habituer à la compagnie de ces singuliers petits
monstres, pour m’appliquer à les aimer, à découvrir
leur personnalité et leurs nombreuses vertus, pour apprendre leur langage
et leurs coutumes, pourrait faire l'objet d'un autre ouvrage plus volumineux.
Ou encore, comment je suis devenu, d'abord révolté et contraint,
mais plus tard de bon gré, un membre utile, enthousiaste et ambitieux de
leur société ; comment j'ai vaincu leur méfiance et
comment je me suis finalement fait accepter par eux. Les initiés
savaient en effet que j'arrivais de chez les Oïhas. À ma grande
surprise cette information ne déclencha en eux comme je l'escomptais, ni
le moindre respect ni la moindre jalousie, mais plutôt leur ironie et
leurs sarcasmes quand ils revenaient sur mon aventure. Le lecteur peut à
juste titre exiger de moi de ne pas l'ennuyer avec les malheurs de ma vie
sentimentale, je noterai donc simplement que s'ils ne pouvaient pas me prendre
au sérieux dans les premiers temps, c'était entièrement de
ma faute : ma séparation d'avec Opula m'avait rempli d'une telle
douleur, elle m'avait poussé dans une telle léthargie et un tel
abattement que dans mon désarroi j'étais pénible à
fréquenter.
Mon amour
désespéré pour Opula, affaire intime, m'avait rendu partial et
égoïste, il avait légitimement éveillé
l'antipathie des Bulloks ;
quand j'étais arrivé parmi eux contre ma volonté ils se
préoccupaient justement de questions sociales et politiques d'une
immense importance, idéaux exigeant altruisme et sacrifice de l'individu
dans l'intérêt collectif. C'est donc ces idéaux que je
préfère aborder, espérant pouvoir me rendre utile en
mettant quelques modestes données à la disposition des hommes
excellents et pondérés qui aujourd'hui dirigent le destin de
l'Europe et le conduisent vers le bien-être et l'épanouissement.
Je renonce volontiers au succès assuré et bon marché mais
indigne d'un homme sérieux que je pourrais décrocher
auprès de petites femmes qui s'ennuient ou de jeunes étudiants
qui rêvassent, si je remplissais ces pages des jérémiades
de mon mal d'amour.
La tour dans laquelle on m'avait
relégué était indubitablement l'une des plus anciennes et
des plus évoluées, sinon des plus grandes dans Capillaria. Ses
bases avaient été jetées des années auparavant par
les ancêtres des Bulloks qui la construisaient actuellement (la
durée de vie des Bulloks
est beaucoup plus courte que celle des Oïhas). Ces ancêtres avaient été
conduits dans cette région par Kol-ko, un
aïeul de Kar-kar-ka,
le monarque actuel. Pendant très longtemps ils avaient vécu en
bonne entente avec les tours voisines, mais au siècle passé, un gontchargo (le
nom de la catastrophe quand les Oïhas les enfument, les chassent et occupent leurs
tours : ils entendent par là une sorte de phénomène
naturel comme nous un tremblement de terre) avait été
prétexte à certains conflits dont je compte traiter
brièvement les conséquences au dernier chapitre. Il faut dire que
les historiens Bulloks
fournissent plusieurs explications à ce gontchargo : tantôt
une analyse strictement scientifique, tantôt une interprétation
mystique. Les deux conceptions avaient leurs adeptes dans les
différentes tours, et le parti qui prenait le dessus exterminait les
vaincus sans pitié. Néanmoins ces temps barbares étaient
révolus et le peuple des tours en construction progressait rapidement en
culture et en civilisation dans toute
Dans les premiers temps je
travaillais pour ma part comme simple manutentionnaire préposé au
transport du crépi, ce qui ne me permettait pas de fréquenter les
classes supérieures, architectes, ingénieurs ou chefs de travaux.
Ma grande taille et ma force physique me rendirent rapidement
irremplaçable, à moi seul j'exécutais pendant le
même temps plus de travail que quatre-vingt à cent Bulloks. Plus
tard c'est justement cette supériorité physique qui me donna
l'occasion de quitter ma classe sociale et de jouir de certains
privilèges qui me permirent de connaître la société bullok dans son
ensemble. Je me fis des amis et des relations. C'est par ces derniers que
j'appris plus tard ce qui suit.
Les tours étaient
nées du regroupement des différentes ethnies bulloks en autant d'États.
Chaque état avait à sa tête un roi, un gouverneur, un
président de la république ou simplement une autorité
institutionnelle, selon le goût politique ou les traditions de
Il faut comprendre cela avant que
je n'entame l'histoire de la naissance de ce "Droit de Protection des
Tours". Depuis que cette question s'était posée de
façon urgente, une nouvelle orientation avait commencé dans
l'évolution de
Cette sage évolution du
"Droit de Protection des Tours" s'était également
portée dans le domaine intellectuel. Le sentiment de cohésion
était encore renforcé par la menace des dissensions. La relation
de l'individu à la société s'était ainsi
parfaitement clarifiée. Au cours des importants mouvements sociaux
auxquels j'ai pu participer avant ma libération, j'ai eu la chance de
connaître un des plus éminents sociologue et homme d'état
de Halvargo (ma région), Xa-ra, celui-là même aux côtés duquel je me
suis battu plus tard quand la grande guerre a éclaté. C'est ce Xa-ra qui m'a renseigné sur de
nombreux points restés obscurs. C'est lui qui m'a permis d'approfondir
mes connaissances sur les Bulloks et ainsi contribuer modestement à des
questions sociales, politiques et économiques.
Un jour nous discutâmes
avec Xa-ra de l'avenir de la
société bullok. J'exprimai mon admiration sur tout ce
que j'avais eu le loisir d'observer en matière de culture et de
civilisation, je soulignai le haut niveau des résultats qu'ils avaient
obtenus dans chaque branche des sciences et des arts. De quoi les Bulloks sont
capables de s'occuper à Halvargo comme ailleurs ? c'est à peine croyable. Et
ceci, toujours avec le même sérieux et la même infinie
dévotion qui émanent du grand objectif commun, but que seuls les
esprits éminents distinguent clairement mais que même l'ouvrier le
plus subalterne ressent instinctivement. Nous avons mis sur le tapis toutes les
branches de la science : physique, chimie, astronomie, astrologie,
géodésie, numismatique, histoire, histologie, philosophie,
philologie, philatélie, philanthropie, philarmonique, chiromantique, criminologie, physiologie, psychique,
psychiatrie, phychophysiologie, phychogéodésie,
physiopsychopathologie, pathophysiochimiogésie,
physioastronumismo-philchiropsychogéospectrie-gonométrico-judicamentropo-anthropologie
et ainsi de suite. Ces sciences dans leur ensemble, méthodiquement
explorées et coordonnées, vérifiées et mises en
forme, homologuées et analysées forment ce tout sur lequel repose
Arrivé à ce point
je me réjouis de pouvoir peut-être soulager mon
anxiété qui allait en augmentant tout au long de la conversation
(ce matin-là je m'étais réveillé très abattu :
une fois de plus j'avais rêvé d'Opula) et je lançai la
question de savoir où nous en étions, dans ce contexte, avec le gontchargo, ce
phénomène naturel que les Bulloks s'imaginent être une sorte de tremblement de
terre qui abat leurs tours. Depuis mon arrivée à Halvargo ce fut
la première fois que le mot "Oïha" échappa de
mes lèvres. Le sujet exerça sur Xa-ra un effet manifestement défavorable. Il commença
à gigoter avec un sourire méprisant, ses réponses se
firent distraites, il préféra changer de sujet. Puis il
éclata subitement. Comment un homme cultivé et
éclairé de ma sorte pouvait s'occuper de telles balivernes, de
ces enfantillages. Quant au gontchargo, aux siècles passés quand la
réflexion naturaliste et les recherches méthodiques faisaient encore
défaut dans la société bullok, qu'elle en était
encore à fabriquer de vaines cosmologies, mythes et légendes, des
philosophes incultes et en mal d'occupation avaient tenté de bercer de
telles calembredaines les foules ignorantes assoiffées de certitudes. Le
gontchargo
n'était qu'une de ces sornettes, l'hypothèse théophysique
ou mystique selon laquelle le destin des tours serait régi par une
volonté ou une intelligence surnaturelle supérieure, ce serait
cette volonté qui nous aurait créés, nous les Bulloks, pour son
plaisir ou par besoin, et c'est encore elle qui démolirait nos
rêves ambitieux à un certain stade. Xa-ra, pour sa part, sans être un esprit incroyant ou
négateur, était persuadé que les conceptions
transcendantes ou métaphysiques de cette sorte sont nuisibles au
progrès, elles ne sont que des jouets désespérés et
stériles de l'intelligence limitée des Bulloks, et l'Inconcevable ne
peut en aucun cas ressortir aux objets positifs de son travail. Au demeurant
l'histoire de l'évolution commence à démontrer que
l'effondrement nommé gontchargo qui périodiquement balaie la civilisation
peut résulter du fonctionnement de certaines substances
pathogènes provoquant certaines fissions nucléaires. L'existence
de ces substances pathogènes ou comètes a été incontestablement
démontrée : on les retrouve dans le ciel chaque fois que les
astronomes signalent un gontchargo,
sous forme de masses lumineuses ou de nébuleuses translucides
virevoltantes qui tournent au-dessus de tours sur des orbites non encore
décrites par nos mathématiciens. L'analyse spectrale a
déjà précisé leur composition : il n'y a
là-dedans aucune matière qui ne se retrouverait pas dans le corps
des Bulloks.
Il n'est que trop naturel que nos ancêtres Bulloks naïfs aient pris ces mystérieuses
nébuleuses virevoltantes dont la longue traîne dorée balaie
le ciel et qui arrosent nos tours de leur lumière, pour quelque force ou
volonté supérieure, qu'ils les aient nommés Oïhas, qu'il
les aient craintes et adorées. En réalité ce ne sont que
des masses inertes, des matières organiques ou minérales à
l'état brut. Le paysan inculte ou le poète ignorant et imaginatif
voient en elles un fantôme qu'il baptise ensuite Oïha, selon l'expression des
mythologies antiques.
J'écoutai ces savantes
explications avec une certaine gêne, et je lui rappelai timidement les
peintures et les sculptures de l'art bullok qui
représentent des Oïhas dans des situations
particulières. Xa-ra sourit avec une paternelle
bienveillance et m'assura une fois de plus que les Oïhas n'existaient pas. Ces images et figures pouvaient être
considérées comme des idoles. Leur essence était
constituée en partie de la matière pathogène
déjà évoquée, et c’était en partie une
pure psychose de masse qui apparaissait au moment des gontchargos, étourdissait
les sens et les obsédait de fantasmes, les sens n'étant pas
habitués aux fortes stimulations produites par ce genre de
phénomène de la nature. À la suite de ce trouble
cérébral, les Bulloks, et parmi eux tout particulièrement quelques
individus extrêmement sensibles, au système nerveux plus
influençable, que l'on appelle des poètes ou des artistes, se
comportent d'une manière bizarre. Ils se mettent à se
révolter, à s'étirer, leurs yeux s'exorbitent, leur
tête enfle, ils bredouillent des mots incohérents, comme s'ils
étaient la proie de visions extraordinaires. Il faut reconnaître
que ces excitations sont très fortes si bien que les surmonter
nécessite un cerveau discipliné. Xa-ra, lui-même, avait un jour suivi depuis un observatoire
l'approche d'une telle nébuleuse, ordinairement appelée Oïha, il
avait failli sombrer dans la démence, il s'était répandu
en cris inarticulés et totalement insensés. Par la suite, il
avait pris soin de les noter sous forme d'onomatopées, à titre
d'illustration : "oh, oh, oh, ma chérie, ma beauté, ma
Louloute, ma poupoute, ta papatte,
tes nanattes, ta chachatte,
mon trésor, ma vie, mon tout, ma suzanne, foyez (ou peut-être soyez ?) mienne, etc".
Il est évident, poursuivit Xa-ra, que pour écouter ces
déclarations des poètes et des artistes, par ailleurs fort
frappantes et suggestives, on devrait chausser des lunettes
sévèrement critiques et filtrantes, si on voulait insérer
l'activité de ces Bulloks
dans l'enchaînement de l'évolution de la civilisation dont le but
est une structuration et une transformation radicale de la
société. Il convenait d'en retrancher tout ce qui est fantasme
maladivement surchauffé, illusion, folie, cauchemar. Il convenait de
limiter à la réalité tout ce que leur âme
répand de façon biaisée, exagérée, brute et
confuse. De cet amas chaotique et clinquant il convenait d'extraire
l'abstraction simple et générale, la réalité
factuelle, les grandes vérités sociales telles que le
matérialisme historique, la lutte pour la vie, la guerre des sexes, la
sélection du plus fort, la protection de la pureté de
l'espèce. Voilà les idées que nous devons garder en vue
afin d'entraîner des couches de plus en plus large vers le grand travail
collectif, en éclairant les masses, et même les nébuleuses
appelées Oïhas
pour qu'un jour elles puissent devenir des membres utiles et des soutiens
assidus de la société bullok.