Capillaria
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douziÈme CHAPITRE
Politique extérieure de Halvargo. Guerre entre les tours.
Brève description des
mouvements sociaux qui suivirent la guerre. L'auteur est arrêté, il
s'échappe.
Un phénomène
miraculeux lui permet de quitter Capillaria et de retrouver sa patrie.
Ces
dernières années, la situation diplomatique de Halvargo était devenue critique. L'Empire des Tours
Unies, depuis que le "Droit Général de la Protection des
Tours" avait été codifié, avait lancé une
politique d'armement à grande échelle. Un violent gontchargo ayant détruit trois tours avait mis le
feu aux poudres. Halvargo s'était vu
accusé de ce malheur par les autres tours sous prétexte que nous
avions trop construit, accumulé trop de matériaux, et cette
accumulation aurait densifié l'eau au-dessus de nous, ce qui aurait
provoqué des courants et par conséquent l'écroulement
final. Les dirigeants de l'Empire pressaient de plus en plus le renforcement de
l'union, ils poussaient les citoyens à travailler davantage pour
prévenir les autres tours d'une catastrophe semblable. Ils clamaient
inlassablement la nécessité d'un désarmement à réaliser
si nécessaire par la force, le feu et les armes.
Vers la mi-juin selon notre
calendrier la guerre finit par éclater entre les tours. Halvargo
appartenait à l'Union de la
Gauche, et en cette qualité nous rompions
résolument et farouchement des lances pour convaincre que ce
n'était pas en ralentissant les constructions mais au contraire en les
multipliant que l'on pouvait prévenir les gontchargos. Il était
à cette fin souhaitable que deux ou trois tours fonctionnassent sous un
chef d'état commun et que ces tours fussent occupées par la force
à défaut d'autres moyens. C'est en vertu de ce principe que
dès l'éclatement de la guerre nous fermâmes
hermétiquement toutes les issues pour rendre toute fuite impossible
à la plèbe poltronne désireuse de se soustraire à
ses obligations militaires. Par cette obturation des issues nous
réussîmes à stimuler l'enthousiasme si nécessaire
à l'attaque. Toute la tour vivait en effervescence, tout le monde se
ruait, se bousculait vers l'unique sortie, la corniche supérieure
où les premiers affrontements avaient commencé contre les troupes
de la tour voisine. Moi-même je me trouvai projeté sur le champ de
bataille avec le grade de baïonnette-chef ;
soldat courageux, j'y fis bientôt valoir mes mérites,
imprégné de la grandiose idée de la Protection des Tours
qui promettait au monde paix éternelle et travail dans la jubilation.
La campagne elle-même et la
période qui suivit, je les ai décrites dans un autre livre qui
depuis lors a de nombreuses fois été
réédité. Ici je me limiterai aux principales
données. Nous nous battîmes avec un franc succès au
début, nous fîmes quantité de prisonniers que nous
enfermâmes dans le souterrain de la tour et nous les y nourrîmes.
Hélas, dans l'impossibilité d'attendre l'arrivée de la
relève de nos immenses pertes, nous fûmes contraints fin
décembre de nous replier devant les Bulloks kurgos en leur cédant du terrain.
Les Kurgos
incendièrent notre tour et massacrèrent l'arrière garde
chargée de la
défense. Au demeurant l'harmonie dans la direction des
tours alliées de Halvargo était également
ébranlée : c'est une question grammaticale
indécidable qui fournit prétexte à la querelle entre le
commandement militaire et le corps diplomatique. Les savants linguistes de la
diplomatie exigèrent, compte tenu des importants intérêts
de la société bullok, qu'on effaçât du dictionnaire tout
comme de la conscience publique le pronom personnel, à la
première personne du singulier et qu'on le remplaçât par le
pluriel. D'après eux, en effet, la source de tout le mal résidait
en ce que les rections du pronom "je" sont incompatibles avec celles
du pronom "nous". Lorsqu'un diplomate disait "nous voulons bien donner jusqu'à
la dernière goutte de notre sang…etc.", alors dans ce mot
"nous" il incluait "je", c'est-à-dire
lui-même, ce qui était la cause d'un paradoxe intolérable,
tandis qu'un soldat, lorsqu'il disait sur le champ de bataille "moi j'ai
faim" ou encore "je crève", la diplomatie de la tour
ennemie en concluait aussitôt que quelque faiblesse gagnait de l'autre côté
alors que c'était tout à fait faux. Il en résultait toutes
sortes de malentendus, et selon l'avis des diplomates seule une
éradication du mot et de la notion de "je" était de
nature à venir à bout des contradictions.
Les partisans de cette
réforme eurent gain de cause car un nouveau gontchargo donna une orientation
différente à ce mouvement. Déjà durant la guerre
une scission se produisit à l'intérieur des tours. Une
moitié des combattants voulait mettre fin à la guerre tandis que
l'autre moitié voulait la poursuivre. Les deux partis en vinrent aux mains,
au début à tour de rôle dans les tours, mais plus tard,
réalisant la force inhérente à l'union des tours, les
partis pacifistes inter-tours se coalisèrent face au bloc des partis
militaristes qui, eux aussi, s'étaient coalisés en vue de mener
à bien leur projet, c'est-à-dire la poursuite de la guerre entre
les tours.
Cette guerre dura vraiment
longtemps, un grand nombre de prisonniers furent faits de part et d'autre.
Finalement, grâce à son plus grand stock d'armement et à
ses attaques plus cruelles, plus sanguinaires, c'est le parti pacifiste qui
l'emporta et qui contraignit son adversaire à accepter la paix.
Après sa glorieuse
victoire, la Pentarchie
du Pronom Personnel au Pluriel (PPPP) s'attaqua à une seconde immense
tâche, l'édification de la garantie du travail paisible. De
nouvelles divergences de vue surgirent alors. Après la suppression de la
première personne du pronom personnel certains des savants linguistes
exigèrent également l'extirpation de la première personne
du pronom possessif, arguant que "notre" rend "mien"
inutile et résout du même coup un problème économico
social. Le Parti Conservateur des Nourrissons de Dix-huit Mois avait beau
arguer que l'on connaît "moi" plus tôt que
"mien" et que par conséquent son signifiant était plus
général, la révolution éclata immanquablement et
elle mobilisa les travailleurs des corniches inférieures. D'autres
savants se manifestèrent pour démontrer que les Bulloks avaient
déjà gaspillé énormément d'énergie
à construire la tour étage après étage. Le but
étant d'atteindre le niveau de la mer, ils suggéraient qu'il
serait parfaitement suffisant de commencer à construire l'étage
supérieur dès le début et sans tarder. À cette fin
le mieux serait que les Bulloks
qui construisent les bases montent au dernier étage, repoussent ceux du
haut à la cave, détruisent ce qui est déjà fait et
recommencent le tout en haut, à partir du dixième étage.
Au début cette conception l'emporta, la destruction fut entreprise, on
mit les opposants en prison. Jusqu'à ce qu'enfin quelqu'un remarqua que
ça ne valait rien parce que les Bulloks qui devraient construire le dixième
étage étaient encore petits, immatures tandis que les
maçons adultes du sous-sol n'avaient pas les connaissances requises. Il
fallut changer de stratégie.
Ensuite l'expérimentation
et la mise en œuvre des différentes solutions pour éviter
les gontchargos
se succédèrent. Citoyen enthousiaste de Halvargo,
je pris une part active aux mouvements qui suivirent. Je devins membre du parti
qui, rejetant les vains combats des pronoms personnels et possessifs, proposait
plutôt une amélioration des formes verbales et des adverbes de
temps. Nous prîmes d'ailleurs un moment le dessus avec notre programme
qui préconisait de considérer toute action présente comme
si elle se déroulait dans le futur. Après que ses savants eurent
calculé avec précision que mille deux cents ans plus tard les Bulloks
porteraient nécessairement tels vêtements, qu'ils vivraient de
telle façon, auraient tels souhaits, choisiraient telle forme
d'État, peindraient tels tableaux et composeraient tels poèmes,
qu'ils mangeraient de tels plats, ils devint évident que nous
économiserions beaucoup de temps en mettant d'ores et déjà
en pratique les résultats de ces recherches et en agissant dès
maintenant comme si les mille deux cents ans étaient déjà
écoulés. Le Parti des FSTE (Futurologues Sociaux Tireurs
d'Élastiques) prit effectivement le pouvoir et durant deux jours tout
alla pour le mieux et seraient même allé plus longtemps si une
épidémie soudaine de gastro-entérite et sa
conséquence désagréable n'avaient mis un terme à
l'expérience. Dans l'infecte puanteur les chefs furent pris de
vertige ; ils furent contraints de céder leur place, tout en maintenant
leur point de vue : leurs calculs étaient en tout point exact mais
ils ne pouvaient prévoir l'impondérable de cette
gastro-entérite indépendante de leur volonté et
provoquée par des masses de nuées délétères
qui avaient recouvert inopinément le ciel au milieu de
l'après-midi. On ne peut vraiment pas exiger des savants de
prévoir le temps qu'il fera dans une heure alors qu'ils doivent faire
leurs prévisions pour dans mille deux cents ans. Alors c'est l'URNA
(Union de la Recongélation des Neiges d'Antan)
qui reprit le pouvoir. Ayant tiré enseignement du souvenir de la
terrible destruction causée par les Tireurs d'Élastiques, ils
épinglèrent sur leur bannière la profession de foi
suivante : puisqu'on ne peut connaître l'avenir mais on peut
connaître le passé, le mieux est de tout recommencer là
où on l'a abandonné voici mille six cent quarante ans. Par
conséquent tout le monde devait regagner la place qui était la
sienne, le débiteur ne devait pas payer, par contre, si entre temps
celui-ci avait trouvé de l'argent, on le lui prenait et on le donnait
à celui à qui cet argent appartenait mille six cent quarante ans
auparavant. De cette façon, sous l'alternance des pouvoirs, tout le
monde y trouvait son compte. Seuls ceux qui avaient la manie de vouloir vivre
comme si le trois juin était effectivement le trois juin et non le neuf
septembre ou le dix-huit mars, faisaient une mauvaise affaire. Ceux-ci
étaient punis et emprisonnés à la fois par les Tireurs
d'Élastiques et par les Recongélateurs
des Neiges d'Antan. Avec l'évolution des divers mouvements collectifs,
de la sociologie, de la bullokologie, de même
que de la politique de protection des tours, de grandioses idées se
succédèrent. Certains, rompant avec la conception terre à
terre des monistes, s'écorchaient les uns les autres sous
prétexte que le Bullok
n'est pas une bête brute et sanguinaire mais un être double, un
corps et une âme, gouverné par la connaissance et la cognition, en
plus de l'ordinaire instinct de conservation. D'autres, faisant de nouveau
valoir l'intérêt de la défense et de l'amélioration
de l'espèce, prouvèrent que du point de vue moral et sériciculturel la valeur d'un Bullok est
déterminée uniquement par l'identité de son père et
de sa mère ; sa propre identité, voire le fait même de
son existence au monde, sont complètement négligeables, à
la manière des champs de course où nous misons ou non sur un
cheval selon son pedigree et sa lignée. Les penseurs et les
écrivains se firent chassés de leur poste et se virent
remplacés par une variété particulière de
chimistes. Ceux-ci démontrèrent (après étude de
certains groupes de population) qu'il suffisait de connaître le lieu de
naissance des gens pour prédire certains traits de la pensée et
de l'action ; ils appelèrent cela vision du monde. Cette science
s'affina par la suite.
Elle opposa les Bulloks sur la base de différentes
propriétés. Il s'avéra que la croissance des cheveux, des
oreilles ou des ongles, leur couleur, leur odeur, leur densité, sont en
rapport étroit avec le caractère et les opinions des Bulloks. C'est
selon une logique de cette sorte que des combats furent livrés d'abord
entre les petites tailles et les grands échalas, puis entre pommettes
saillantes et orbites creuses, entre les blonds et les bruns, les gros et les
maigres. Malheureusement, de regrettables troubles se produisirent plus tard,
conséquence justement de la connaissance et de la sensibilité
évoluées des prosélytes de l'humanologie
et de l'espèçologie. Lors du dernier
grand combat au cours duquel une quantité innombrable d'individus
périrent, perdirent tout et devinrent des sans-feux-ni-lieu et qui se
déroula entre les Verrue-au-Nez et les Lobes-Avancés, il apparut
que certains avaient à la fois une verrue sur le nez et les lobes des
oreilles vers l'avant, d'autres en revanche n'avaient ni l'un ni l'autre. Ces
critères ne permettaient donc pas de distinguer deux parties distinctes
dans l'humanité bullok
pour qu'elle livre efficacement la grande lutte idéologique. Il fallut
tout recommencer depuis le début. Ils revinrent à la naïve
croyance populaire qui prenait les nébuleuses pour des Oïhas et le gontchargo pour
une punition d'en haut. Aux temps où, comme nous allons le voir, je dus
quitter brusquement Capillaria, le grand combat en était justement
à ce stade, c'est ainsi que je le perçus pour la dernière fois.
Ce qui put se produire par la suite, je l'ignore. Mon dernier souvenir concerne
donc ce grand essor qui se fit jour dans la politique de Halvargo vaincu. Un gouvernement gontchargo
reprit le pouvoir, il institua la Première
Fédération Gontchargo,
face aux incroyants ; un Institut de Consommation Gontchargo
fut créé ainsi qu'une Fabrique Biochimique de Chaussures ;
c'est donc le PGPCG (Parti Gouvernemental Politique des Confiants dans le Gontchargo), qui investit de gros efforts pour remettre la
tour en ordre. Moi qui avais participé à de nombreux combats, vu
mon origine inconnue, je fus au début suspect aux yeux du Parti Gontchargo. Mais plus tard grâce à une lecture
que je fis sous le titre de "expansion internationale de l'orientation gontchargo et de l'idéal national avec une vue
particulière sur les oreilles arrachées par des pièces
mécaniques détachées" je refis difficilement surface
aux côtés de Xa-ra qui en ce
temps, tout en maintenant ses principes fondamentaux, redevint une des
éminentes personnalités dirigeantes du pouvoir.
Je vais maintenant résumer
la brève histoire de ma libération de Capillaria.
Un jour un émissaire du
gouvernement vint me voir et m'invita à bien vouloir accepter, en bon
connaisseur du problème oïha, la présidence d'une délégation
que Halvargo
devait dépêcher dans une tour relativement lointaine où les
astronomes signalaient l'approche d'un gontchargo et d'où on nous demandait des troupes de
renfort pour rétablir l'ordre bouleversé. J'acceptai ce grand
honneur et un matin nous nous mîmes en route. Le voyage dura plusieurs
jours, nous dûmes surmonter de nombreux obstacles, jusqu'à
atteindre enfin la tour en question où nous étions censés
faire notre entrée. Or nous fûmes encerclés par des
émeutiers qui désarmèrent ma suite et avant que j'aie pu
franchir la porte je fus arrêté pour trahison et jeté en
prison. Je n'eus pas le loisir d'y séjourner jusqu'à la fin de ma
détention provisoire, en effet le gontchargo éclata entre temps, la majorité des Bulloks
périrent, les autres s'enfuirent. Au beau milieu de la nuit, je quittai
ma prison dont les gardes avaient disparu. Extrêmement affaibli, dans un
épuisement quasi total, je pris la route dans une direction inconnue,
toujours en me cachant par crainte de tomber encore entre les mains de Bulloks ennemis
qui, ne connaissant pas la situation, qualifieraient ma libération de
fuite et me tireraient une balle dans la tête sans autre forme de
procès, à moins qu'ils ne détachassent de mes oreilles les
branchies salvatrices pour me noyer. Une patrouille me pris en effet en chasse
mais je pris la clé des champs et trouvai refuge dans un bosquet
corallien.
À l'aube le sol
commença à se soulever. Dans la clarté naissante je
grimpai jusqu'à atteindre finalement le sommet d'un mont où je
m'affalai, exténué et mort de peur. Je crus que c'était la
fin, pas de salut possible, personne pour me prendre sous sa protection. Les Oïhas
m'avaient chassé, les Bulloks étaient à mes trousses, j'étais
condamné à périr misérablement. Je me mis à
implorer le ciel à haute voix, je maudis mon sort et ma propre sottise
qui, après tant d'amères expériences avait une fois de
plus réveillé en moi le désir et la folie des voyages. Je
crus vivre mes derniers instants et ne plus jamais revoir ma patrie bien
aimée. Je n'étais pas loin d'arracher mes branchies pour
raccourcir mes souffrances quand un épouvantable vrombissement, un
grondement, me firent regagner mes esprits. Au même instant le sol remua
sous mes pieds, une écume brûlante jaillit à mes
côtés. Je fus happé, entraîné, retourné
et propulsé par une irrésistible force tellurique ; j'eus le
souffle coupé et je perdis connaissance.
En réalité ce qui
m'est arrivé est très simple et seules les circonstances
singulières ont rendu cela exceptionnel. Les tenants et aboutissants que
je vous relate maintenant pour expliquer mon aventure peu ordinaire, je ne les
ai compris que plus tard. Le lieu où j'étais parvenu était
en fait un volcan du fond des mers : j'avais été emporté
par une éruption. La lave, qui dans l'eau se transformait aussitôt
en une écume blanche, m'avait soulevé, et tandis que je
dérivais évanoui, elle communiqua à mon corps une
énergie suffisante pour me projeter à la surface de l'eau.
Revenant à moi, je me trouvais sur un étroit écueil,
formé là par le vomissement d'écume, puis bercé par
les vagues et lentement entraîné vers le nord. Je n'avais plus mes
branchies. Je regardai autour de moi, je me frottai les yeux et je fixai
longuement le Soleil et la coupole bleue du ciel que pendant si longtemps il ne
m'avait pas été donné de voir. C'était le soir,
sous un ciel sans nuages, nulle part une terre à portée de vue.
Après une tribulation de
vingt-quatre heures un cuirassé me découvrit et me tira de ma
situation inconfortable. Les premiers jours je ne sentis aucun signe de la
maladie nerveuse qui me terrassa par la suite et dont je ne me souviens
aujourd'hui qu'honteusement, comme d'une démence passagère. C'est
seulement une fois à terre quand le commandant du cuirassé
s'enquit de mon identité et de mes aventures, que je découvris
que je n'étais plus le même qu'auparavant. Je trouvai l'odeur des
hommes insupportable, je répondais aux questions du commandant en
langage oïha,
et mes bizarres cris inarticulés effrayèrent tellement ce brave
homme qu'il demanda au médecin du bord de m'ausculter et de me faire
hospitaliser. Toutefois, avant que cela se fît, je pris la poudre
d'escampette et fuis jusqu'à la ville. J'appris que je me trouvais en
France, à proximité de Marseille. En examinant mes poches j'y
trouvai même quelques pièces d'or qui, contrairement à mes
vêtements et à mes bottes, n'avaient pas souffert du long
séjour dans l'eau salée. Avec cet argent j'entrai dans la
première boutique pour y acheter des habits de femme, je m'en
revêtis secrètement, je coiffai une perruque, je rougis mes
lèvres et j'étalai une épaisse couche de poudre de riz sur
mon visage à la façon des belles marseillaises. Je n'ai qu'un
souvenir obscur de cela et d'autres folies similaires que j'ai commises les
semaines suivantes. Le peu même que je me rappelle ne m'est revenu que
plus tard, lorsqu'à l'asile de Douvres où j'étais
enfermé, je me suis un peu reposé. Durant les longues
journées de convalescences j'essayai de réciter la genèse
et l'histoire de mes cauchemars à mon médecin, le bon Mister Fox, si compréhensif. Je lui confessai
humblement que de mon cerveau torturé et embrumé par les
souffrances endurées auprès des Bulloks, avait surgi une
décision absurde, une sorte d'idée fixe : ne plus rester un
homme. Ou alors, si je le restais, ce serait pour livrer combat contre le tyran
et l'esclavagiste de la race humaine : la femme. Lui livrer
combat avec ses armes à elle, l'indifférence et le mensonge.
Déguisé en femme, je m'immiscerais parmi elles, je leur volerais
leurs secrets, je m'en servirais pour délivrer mes malheureux et
ignorants compagnons Bulloks.
J'ai déjà
relaté toutes ces balivernes au bon docteur Fox et je les rapporte ici
honteusement. Afin de me remettre tout à fait des fatigues de mon
singulier voyage, je passai encore quelques semaines dans cet asile
d'aliénés. À la fin de cette période, à
entendre mon discours raisonnable et sur la base de l'avis des médecins,
la Direction
me déclara guéri. Le 4 mars 1922 je quittai cette institution et
quelques jours plus tard, précisément le 10 mars, je regagnai Redriff, ma ville natale, où je retrouvai mon
épouse et mes enfants en bonne santé.
fin du
sixiÈme voyage de gulliver