Capillaria
deuxiÈme CHAPITRE
L'auteur comprend
qu'il est resté miraculeusement en vie au fond de la mer.
Il part en
quête d'informations. Constructions étranges. Plantes
singulières.
Une espèce
animale inconnue. L'auteur est capturé par les indigènes.
Cette vision (mon
cerveau hébété, mes yeux enfiévrés ne
pouvaient pas en penser autre chose) ne dura que quelques instants, puis, comme
un mirage voilé de brume sur un fond scintillant bleu verdâtre
elle s'estompa et disparut progressivement.
Je
me mis debout, et dans mon ahurissement je tâtais mes membres, je
constatai sans le moindre doute que je vivais et que mes sens fonctionnaient
même si, dans ces circonstances extraordinaires, ce n'était pas
à la mesure et de la façon habituelle à la surface des
terres émergées. Autour de moi et au-dessus de moi bruissait
l'infinité des masses d'eau translucide, mais mes pieds étaient
posés sur un sol ferme qui se perdait dans mon horizon proche. Ce sol
était recouvert d'une végétation particulière. Non
loin de là une sorte de flaque ou un petit lac bizarrement luisant, plus
loin un monticule aux contours incertains. J'ignorais encore où tout
cela puisait sa lumière. Je devais tout de même admettre qu'aussi
impossible que cela puisse paraître, j'étais sous la surface de la
mer, à grande profondeur, probablement sur le fond même, et que je
vivais. Je fus d'abord pris d'une immense panique et je crus que j'allais
mourir incessamment, que mon état d'éveil n'était que le
dernier sursaut d'un mourant par lequel mon cruel destin m'imposait encore une
fois la vision de mon propre cercueil et de mon échafaud. Pensant
à mon épouse et à mon enfant, je me pris la tête
dans les mains de désespoir, et alors de nouveau je sentis sur les deux
tempes ces singuliers objets semblables à des coquillages collés
étroitement à mes oreilles.
Je
compris alors que ma survie était en relation étroite avec ces
deux objets. Aucun doute : mes poumons soulevaient mon thorax d'un
mouvement régulier, et le fait qu'à l'intérieur
travaillait ce mélange spécifique d'oxygène et d'azote qui
est une condition nécessaire de toute vie organique, m'était attesté par le bouillonnement de mon sang et le
battement de mon cœur. Il me fallut une longue minute pour comprendre que
ces éléments n'accédaient pas à mes poumons par ma
bouche et par mon nez comme de coutume, mais par mes oreilles, en l'occurrence
et de toute évidence à l'aide des coquillages ou des
mécanismes qui leur étaient attachés.
Un
souvenir scolaire me revint immédiatement à l’esprit :
les animaux subaquatiques respirent comme nous de l'oxygène et ils ont
aussi des poumons, mais chez eux cet oxygène est extrait de l'eau par un
organe adéquat, les branchies. J'avais donc manifestement
été équipé par quelqu'un ou par quelque chose
pendant que j'étais inconscient, d'un dispositif correspondant aux
branchies – des prothèses de branchies ; il existe bien des
prothèses de jambes ou de mains, et même des prothèses
auditives cachées dans l'oreille. J'avais la solide impression qu'il ne
pouvait pas s'agir d'autre chose, et je me rappelle aussi avoir songé
qu'il était tout de même singulier que le glorieux esprit humain
qui a construit un œil plus parfait avec ses machines à
photographier, une oreille plus parfaite avec la téléphonie et
qui avec l'hélice a hissé le pesant corps humain jusqu'aux nuages
à l'instar des oiseaux, n'a encore jamais imaginé de prendre
possession de la profondeur de l'océan infini, en inventant un
mécanisme pour respirer avec des branchies artificielles, qui par sa
perfection transformerait miraculeusement l'homme en un poisson ou un amphibien
libre et illimité dans ses mouvements comme l'avion en a fait un oiseau.
J'acquis
ainsi la conviction d'être parvenu cette fois dans un pays où ce
problème avait déjà été résolu. Ceci
réveilla mon inclination à l'aventure, mon instinct de voyageur,
déjà sources de tant et tant de calamiteuses déconvenues
(je sollicite ici l'indulgence de mon lecteur, puisque enfin c'est
précisément ce goût de l'aventure qui m'a permis d'enrichir
de quelques menues données la bibliothèque des livres de
voyages). Ma seconde pensée fut de me demander qui étaient les
indigènes de ce pays. Je dus d'emblée émettre
l'hypothèse qu'il s'agissait d'êtres hautement
évolués peut-être parvenus, aussi bien dans les sciences
mathématiques que techniques, plus loin que les habitants des pays
connus en terre ferme – leur découverte des branchies
artificielles me conduisit tout au moins à cette conclusion.
Dans
mon raisonnement les indigènes ne devaient pas être loin :
pour m'éviter la noyade et m'équiper de branchies ils n'avaient
pas dû mettre beaucoup de temps, et depuis il s'était
écoulé tout au plus une demi-heure. Dès que mes yeux
s'accoutumèrent un peu au mystérieux éclairage, je
commençai à bouger plus hardiment. Par des gestes natatoires je
m'élançai prudemment vers la flaque luisante. Je me prenais les
jambes dans des herbes hautes et des lianes coriaces, chaque pas me
coûtait. Je soulevais un fin sable rouge dont s'échappèrent
des espèces
Je
le traversai par une languette de terre en pataugeant dans le mercure
jusqu'aux chevilles, j'observai toute une armée de poissons, algues,
araignées de mer, crabes, serpents et d'autres espèces de
reptiles inconnus de la science descriptive de la zoologie marine (je ne me
permettrai pas d'ennuyer le lecteur de leur description
détaillée) : tout cela me convainquit que je me trouvais
à une profondeur de laquelle la recherche des fonds marins n'avait
jusqu'alors remonté aucune
information. Atteignant l'autre rive je m'arrêtai stupéfait :
par une fente entre deux rochers j'aperçus une haute tour ou une
colonne, assemblée d'anneaux réguliers superposés, c'était
une construction conique dont le sommet inachevé se perdait à une
hauteur d'environ vingt mètres. Aux anneaux supérieurs
régnait une agitation confuse, comme si de petites flammes noires en
auraient jailli avec la célérité des éclairs.
Dans
l'espoir d'y discerner quelque chose je m'approchai de la curieuse
construction. Je décelai sur le bord des anneaux de petites
fenêtres rondes disposées régulièrement, grandes
comme la paume de
Ce
demi-tour bizarre, apparemment déterminé, m'ahurit au point que
nous nous dévisageâmes durant de longues minutes, le temps de
regagner mes esprits. Je saurais plus facilement dessiner cette apparition que
Quels
membres utilisait-il pour se mouvoir ? impossible de le déterminer.
Rampait-il sur le ventre ou se redressait-il pour marcher sur des pattes, ou
encore flottait-il dans l'eau avec ces moignons d'ailes ? Chacun de ces
membres donnait pourtant bien l'impression de n'être plus que des formes
dégénérées de ce qui avait été jadis
des organes, à moins qu'ils n'eussent été les formes
primitives d'organes en gestation. Il avait tout ce qui permet à la
zoologie de faire ses classements : des pattes, des mains, des ailes et
des nageoires – des cheveux, des poils, des plumes et des
écailles ; mais tout cela dans un état soit
dégénéré, soit embryonnaire. On aurait cru un
modèle expérimental de la nature sur laquelle elle aurait
testé des possibilités, dans les grandes lignes, pour les
appliquer ensuite sur d'autres animaux. Dans la vitrine des magasins
paramédicaux on voit quelquefois le même mannequin portant
à la fois des prothèses de bras, de jambe, de crâne, des
bandages herniaires. C'était à la fois un mammifère, un
poisson, un oiseau, ou plutôt une vermine – et le plus curieux (je
n'évoque cela qu'à titre d'impression comique), c'est qu'il y
avait également en lui quelque chose d'humain. Je suis certain qu'une
des principales raisons de mon étonnement était ce regard humanoïde
qui me dévisageait entre ce front haut et cette barbe hirsute.
J'implore
le pardon de mes très chers concitoyens pour avoir comparé
à l'homme cet insecte bizarre ne serait-ce qu'un instant, mais nous
savons bien que la faune marine présente souvent de ces similitudes
comiques apparentes. Qui ne connaît le poisson nommé hippocampe fréquemment visible dans les
aquariums, dont la tête rappelle celle d'un cheval ? ou ces
pleuronectes nommés poissons plats qui, avec leurs sourcils ronds, leur
bouche incurvée vers le bas ont l'air d'exprimer une émotion
humaine, tristesse ou frayeur ?
C'est
à ces choses-là que je pensais dès que je fus revenu de
mon étonnement. J'allongeai le bras pour toucher l'étrange animal
(dans mes tribulations je m'étais habitué à ce que ma
curiosité surmonte mon dégoût), mais il émit un
ronflement strident et il me glissa entre les doigts. L'instant suivant il
avait disparu.
Je
contournai l'édifice, je jetai des regards par les orifices. J'eus
plusieurs fois l'impression que des yeux luisants me répondaient dans le
fond noir, et qu'à chaque coin des vermines similaires à la
précédente déguerpissaient à mon arrivée. Je
crois en avoir vu à coup sûr trois ou quatre derrière une
de ces sortes de fenêtres, mais ensuite elles disparurent toutes. Ce
fourmillement fébrile qui m’avait fourni l'impression d'une
agitation dissimulée sans que j’eusse pu apercevoir fermement
quelque chose, me conduisit à conclure que l'intérieur de la tour
était empli de ces êtres vivants, et qu'à l'approche d'un
animal étrange et inconnu près de leur habitation ils se
terraient dans leur poste d'observation.
Pensant
bien qu'ils referaient surface dès que je me serais un peu
éloigné, je quittai la tour et empruntai un étroit
sentier. Alors un panorama différent, prodigieux, s'ouvrit à mes
yeux, me faisant complètement oublier ces dégoûtantes
petites vermines.
Un
palais immense, somptueux était érigé au bout du
sentier : un édifice circulaire en pierre rose rappelant le marbre,
semblable à une arène. Ses fières hautes murailles se
perdaient dans l'obscurité, on n'en voyait pas le sommet. Mais ce que je
pus en contempler était si fastueux que restai médusé.
Une
silhouette féminine se tenait là, sous un splendide porche
voûté, telle un rêve, belle comme la passion d'un artiste.
Telle une cariatide de plus de deux mètres. De là où
j'étais je ne distinguais pas ses vêtements, on aurait cru qu'elle
nageait parmi les nuages. Le plus surprenant était sa chevelure, une
rivière blond doré l'enveloppait en ondulant dans l'eau et se
perdait plus loin comme un voile infini.
Elle
m'aperçut aussitôt. Elle poussa un petit cri, et après un
gracieux demi-tour elle s'élança dans le palais. Je ne sais ce
qui me prit, je sais seulement que je parvins au porche hors d'haleine. Je
traversai une salle ample et circulaire, puis je longeai des couloirs richement
pavés. Sous le choc de
l'émotion je ne sentis pas que quelque chose entravait ma course :
des fils lisses, jaune doré s'entortillaient à mes bras, mon cou,
mes jambes. Je m'étalai soudain et je ne pus plus bouger. J'étais
densément ligoté par des milliers de fils, tel un tissu, un cocon
ou un filet, ces fils fins et résistants s'enchevêtraient sous mon
nez. C'est le bourdon qui doit ressentir une impression semblable lorsque
fourrant sa tête stupide à travers la toile d'une araignée
qu'il souhaitait perforer, il s'y retrouve emmêlé.