Capillaria
quatriÈme CHAPITRE
Indifférence
des indigènes. Langage du pays. Les Oïhas.
Quelques mots sur
le patriotisme illimité de l'auteur, ainsi que sur la sottise de la
nature.
La bible des Oïhas. Les Bulloks.
C'est seulement
quelques mois plus tard, vers la fin du premier quart de mon séjour
à Capillaria, que je saisis l'importance de tout ce qui m'avait tant
troublé et étonné à ce premier festin. Je ne veux
pas ennuyer le lecteur avec le récit détaillé de ces
quelques mois : comment je m'habituai, malgré mes quarante ans,
à respirer avec des branchies, comment je découvris les lois
naturelles de ce pays, comment, après bien des malentendus et bien des
surprises, je découvris la clé de l'effet merveilleux que les
indigènes exerçaient sur moi, comment je compris leurs coutumes
particulières, comment je me situai socialement parmi eux, et comment
j'appris enfin suffisamment leur langage pour pouvoir, grâce au contact
direct et aux échanges de notions, renforcer et compléter tout ce
dont jusqu'alors, par l'observation, je ne pouvais que conjecturer.
Mes
progrès furent grandement retardés par l'indifférence
incroyable et incompréhensible avec laquelle les indigènes
accueillirent mon apparition dans leur pays. Dès le premier instant il
fut patent et je le prouvai par la suite à eux comme à
moi-même que jamais avant moi aucun homme terrestre de ma sorte n'avait
mis les pieds dans cette contrée du fond de la mer, tout au moins aucun
homme vivant (je reviendrai par la suite aux victimes des naufrages). Tout
compte fait mon apparition parmi eux était bel et bien aussi extraordinaire
que, mettons, l'atterrissage d'un Martien à Londres ou à Paris.
Je dois avouer que les premiers jours ma vanité fut très
flattée d'avoir eu la tâche exceptionnelle de représenter
toute l'espèce humaine au milieu d'êtres sensés qui
jusque-là ignoraient tout des terriens. Je
m'étais d'ailleurs préparé à jouer ce rôle
diplomatique de haute responsabilité : veiller à tout moment
aux intérêts de ma patrie bien aimée, satisfaire discrètement
et dignement leur insatiable curiosité, et plus globalement, trouver la
bonne attitude, étant au centre de l'intérêt
général.
Je
dus vite me rendre compte non sans l'amertume de la fierté
déçue, que tous ces préparatifs psychiques étaient
vains. Les dames ne trahirent par aucun signe le moindre intérêt
pour ma personne ou pour mon origine. Après m'avoir tapoté et
tripoté, et même (comme je l'ai déjà
mentionné au chapitre précédent) après qu'une
d'elle m’eut mordu comme pour vérifier si j'étais
comestible et si oui quel goût j'avais, elles me
délaissèrent rapidement et poursuivirent leurs activités
méticuleuses et, pour moi, puériles, alors
incompréhensibles. Après cet étrange repas
également déjà évoqué (que par ailleurs je
dus abandonner le ventre creux, dégoûté de cette
étrange nourriture) je fis une nouvelle tentative pour attirer leur
attention. Je me levai et, comprenant que leur langue n'appartenait à
aucune famille connue dans nos universités, je m'efforçai de leur
expliquer par toutes sortes de signes et de symboles que j'arrivais d'un pays
lointain et que mon plus vif désir était, dans le but d'enrichir
notre littérature de voyage, de bien connaître leurs coutumes et
leurs régimes politiques, et en même temps de les informer sur
tout ce que eux ignoraient nécessairement.
Mais
dès les premiers mots je remarquai qu'elles ne m'écoutaient
guère. Elles m'interrompirent avec leur gazouillis, des petits cris,
certaines sursautèrent et entamèrent une danse, d'autres
suçaient des sucreries. Enfin toute la société se leva et
se transporta en grand tourbillon dans la salle voisine, me laissant seul
gêné et honteux près de la table.
Quiconque
est marié ou a déjà eu affaire durablement à des
femmes, connaît ce curieux sentiment que l'on ressent quand on commence
à parler logiquement et intelligemment, on construit un raisonnement, et
quand justement on passerait glorieusement à la conclusion marquant la
quintessence du splendide palais de ses arguments, madame dit soudainement,
pardon, tout de suite, et elle fonce dans la cuisine, ou bien elle
disparaît derrière la porte d'une boutique de lingerie pour ne
revenir qu'une demi-heure plus tard et s'étonner de vous voir
planté au même endroit, attendant patiemment de pouvoir terminer
votre discours. Son gai babillage et toute son attitude vous fait réaliser
avec effarement que le fait que vous étiez en train de lui parler quand
elle vous a quitté, lui est complètement sorti de
Tout
ce que je vais donc brièvement résumer par la suite pour
permettre au lecteur de se faire une idée des lois de Capillaria, je
l'ai appris par mon zèle attentif sans que quiconque se souciât si
je possédais déjà les connaissances nécessaires ou
qu'on se proposât de m'apporter une aide quelconque ; en
vérité elles se fichaient pas mal de savoir si j'étais
là ou non.
Capillaria
ou le pays des femmes comme je l'ai nommé, occupe environ la place du
fond de l'Océan s'étalant entre les États-Unis et
Et
sur ce point, je dois faire un préalable, je dois expliquer quelque
chose, user de certaines comparaisons pour que mes très chers
compatriotes et les fiers mâles de mon espèce vénérée
ne m'accusent pas de fomenter des données fausses et indignes d'un
conteur de voyages, ou de déformer des observations réelles, en
leur donnant une interprétation erronée ou superficielle, et
ainsi d'avancer la vraisemblance de phénomènes qui offenseraient
le noble culte de la fierté masculine, qui blesseraient le seigneur du
monde dans son amour-propre légitime, l'homme créateur et
conquérant dont le courage illimité et la perfection est
attestée précisément de nos jours par les glorieusement
multiples batailles, sièges, assauts, percées,
héroïsmes au mépris de la mort, glorieuses morts pour
Eh
bien voici. Je sollicite encore une fois mon lecteur mâle cultivé
pour qu'il essaye de penser les jeux étranges de la nature avec une
objectivité scientifique, et qu'il n'applique pas à
lui-même cet enseignement ; qu'il soit indulgent envers cette nature
qui, comme nous le savons, n'est ni douée de raison ni du sage
discernement qui honorent le maître du monde. La nature ne sort pas des
universités et elle n'a pas de diplômes de docteur, la nature est
inculte et ignorante et elle est dépourvue de fière conscience et
d'amour propre. Par conséquent pardonnons-lui les plaisanteries
grossières et rustiques auxquelles elle se laisse aller et qu'elle
pousse quelquefois au point que cela en devient de l'irrespect pur et simple
envers le noble être mâle et, n'hésitons pas à le
dire, même envers les dispositions de la constitution anglaise et les
lois anglaises que visiblement elle ignore.
À
titre d'illustration, une de ces plaisanteries est l'existence de certaines
espèces, principalement dans le monde vivant inférieur des
océans, dont les femelles sont infiniment plus grandes, plus
évoluées et plus fortes que les mâles, en opposition
flagrante avec toute tradition et bienséance. Il existe une sorte
d'araignée marine dont la femelle est vingt ou trente fois plus grande
que le mâle et en conséquence selon l'habitude barbare et, disons
le carrément, inhumaine, de ces animaux il arrive souvent, voire
même quasi systématiquement, que la femelle avale et dévore
simplement le mâle s'il passe à sa portée ; celui-ci
cherche désespérément à rester dissimulé
lorsque la nécessité de la perpétuation de l'espèce
le contraint à s'approcher d'elle. Le même phénomène
a été observé dans le cas d'un poisson dont le mâle
est si petit par rapport à sa femelle que dans sa peur d'elle il
séjourne en permanence dans l'orifice de sortie du système
intestinal de la femelle, et il considère comme une chance toute
spéciale que les organes femelles nécessaires à la
reproduction se trouvent pas hasard dans la même région et non pas
par exemple entre les yeux, auquel cas il n'aurait pas le temps de mener
à bien son affaire car avant d'y parvenir il se ferait dévorer
par sa moitié cruelle et barbare. La mantis religiosa par exemple, que le peuple
appelle communément aussi prie-Dieu,
le fait effectivement : durant l'accouplement elle tourne la tête
vers l'arrière, elle mord le mâle plus faible et moins
développé qu'elle avec ses dents et lui mange la tête ce
qui est pour le moins une façon très particulière de prier
Dieu. Mais je pourrais citer d'innombrables autres exemples pour illustrer ce
fait. J'ai eu une fois la chance et l'honneur de discuter de cette question
avec Opula,
reine des Oïhas
laquelle, si son opinion n'est pas pardonnable, elle est au moins
compréhensible :
En
effet, cette excellente dame qui, en authentique Oïha, ne connaît et ne
veut connaître ni histoire ni tradition, un jour que je lui parlais de
notre histoire et surtout des saintes écritures (à propos de la
création de l'homme), donna libre cours à son étonnement
que nous imaginions de façon symbolique qu'il y ait eu d'abord l'homme, Adam,
et que d'une partie du corps de celui-ci, de sa côte comme le dit la
bible, fut créée la femme, Ève. Ce symbole, d'après
elle, était contraire à l'enseignement de la nature et à
toute expérience vécue. Tout au contraire, elle imaginerait, si
elle s'occupait de telles futilités bien qu'elle n'en ressente nullement
le besoin, la seule voie possible, en l'occurrence qu'au début il y
avait l'Oïha
(cela signifie dans leur langue l'Homme,
Par
la suite, pour des raisons de confort et surtout d'esthétique
(critère primordial chez elles), l'Oïha archaïque, ou pour nous la femelle
archaïque, a éliminé et finalement complètement
détaché de son corps l'organe inconfortable et disgracieux de
l'autofécondation. Depuis lors, cet organe qu'orgueilleusement et
présomptueusement nous appelons mâle
et qui pourtant en réalité n'est autre qu'un organe du corps de
la femme vivant séparément : cet organe donc vit dans
l'entourage de l'Oïha
à la manière d'un parasite, sans fonction autonome, dans une
aspiration permanente, inconsciente et impuissante de se réunir enfin
avec le corps dont il a été indignement arraché et exclu.
Cette
aberration horrible, cette fausseté irrespectueuse de la reine sera
mieux expliquée par ce que j'exposerai en détail dans le chapitre
suivant et que je vais affirmer ici simplement et selon les faits :
À Capillaria le mâle, l'autre sexe, qui chez nous est dominant, a
totalement régressé, s'est atrophié, vit sous la forme
d'un avorton, d'un petit animal domestique avili et méprisé, son
corps n'est même pas le cinquantième du corps d'une Oïha, sa vie
est asservie au bon plaisir de l'Oïha. On appelle cet animal domestique le Bullok, et je
prie le lecteur de ne pas se laisser chavirer le cœur si dès
maintenant je lui apprend que les petits monstres que j'ai aperçus sur
mon chemin vers le palais entre les ouvertures de la tour, et que par la suite,
à la table dressée,
j'ai retrouvés sur mon assiette, n'étaient autres
justement que de tels Bulloks,
adultes et grandeur nature.