Capillaria
cinquiÈme CHAPITRE
Langue très
particulière des Oïhas. Sens premier du
mot "oïha".
Opula,
reine des Oïhas honore l'auteur de sa confiance.
Quelques mots sur l'oppression
des femmes européennes.
Si
je réussis malgré tout à collecter quelques données
importantes recueillies par communication orale, et si d'autre part,
grâce aux éclaircissements bienveillants de mes hôtesses, je
pus aussi faire maintes comparaisons entre les phénomènes de
société et le droit public de Capillaria et de l'Europe, cela ne
fut vraiment pas par bonne volonté de leur part, souvent cela ne fut
possible que par des ruses et des manœuvres contournées.
Durant les premières
semaines, quand je commençai à entrevoir l'esprit et la substance
de la langue des Oïhas,
je ne fus pas loin de penser que nous ne nous comprendrions jamais. Cette
langue est en effet une des plus particulières de toutes celles qu'il
m'est arrivé d'aborder. Dans cette langue n'apparaît aucun terme
ni aucune périphrase portant sur des notions abstraites ; elle n'a
des expressions que pour des objets palpables et tangibles. Et même ces
expressions (comment vous dire ?) ne désignent pas l'objet
lui-même avec précision mais plutôt le sentiment ou
l'emportement que l'objet en question éveille dans le monde passionnel
des Oïhas,
et qui plus est, selon une gamme de nuances infinie ; en fait, la langue oïha ne
comporte que des interjections et des exclamations.
Une certaine diversité est
tout de même assurée à cette langue par les accentuations
et les prononciations différentes d'un même mot ; elles lui
procurent des sens différents, tout comme les petits mots "a"
ou "va" dans le babil des nourrissons qui selon les cas peuvent
exprimer chez le bébé la joie, la colère, le désir
ou le refus d'un objet. En fait le mot "oïha" est
lui-même une interjection, et si je l'utilisais avec rigueur dans notre
langue, je devrais y ajouter un point d'exclamation ; c'est la
manifestation explosive de la joie et du ravissement qu'une native de
Capillaria ressent du fait qu'elle vit, quelle respire et que sa beauté
et sa joie de vivre lui permettent de jouir de tout ce plaisir et de toute
l'ivresse dont elle est constamment et abondamment arrosée par
elle-même et par le monde.
Car, et je profite de l'occasion
pour le dire ici, toute l'existence des Oïhas se passe dans le constant exercice de joies et de
plaisirs choisis avec raffinement. Tout comme leur langage qui ne concourt
qu'à l'expression de passions et de vagues d'emportements, leurs actions
et toutes leurs activités tendent au maintien d'un éveil des sens
et de l'esprit. Un virtuose de la vie l'identifierait au but et au sens
même de l'existence.
Tout sert le plaisir de leurs
sens, et tout leur entendement est hautement sensible aux stimuli
agréables ; un Européen ne peut témoigner d'une telle
sensibilité qu'avec un seul de ses organes de perception à la fois.
Je vis ainsi un jour une Oïha
de haute noblesse tomber en pâmoison et fondre en délicieuses
larmes de joie à la vue de la couleur rouge d'une belle
étoffe : cette couleur produisit sur elle le même effet que
la plus brûlante déclaration d'amour sur une mondaine de Londres
ou de Paris. Une même extase enivrée est provoquée chez une
Oïha
par certains instruments de musique, ou encore plus par la dégustation
de mets et de douceurs bien préparées ; il en résulte
que les repas revêtent immanquablement un caractère de banquet
gastronomique. Si l'on ajoute à cela le fait que le perpétuel
contact tourbillonnant de l'eau, milieu plus dense que l'air, chatouille et
titille en permanence la totalité de la surface de leur peau infiniment
délicate et sensible et de cette façon stimule chaque cellule de
leurs organes du toucher, on peut affirmer que de sa naissance jusqu'à
son dernier soupir, une Oïha
ne manque jamais un seul instant de cet état rare et achevé que
l'on nomme généralement le
plaisir, mot désignant le plus haut degré du bien-être
corporel.
Quant à la vie amoureuse
des Oïhas,
sans m'étendre pour le moment sur leur mystérieuse façon
de se reproduire, je dirai tout simplement que l'amour, art et joie gratuits,
ressenti par une Oïha
pour une autre, passion et don de soi, ne vise ni provoque la génération
d'un troisième être, un enfant, il n'a rien à voir chez
elles avec la notion de perpétuation de l'espèce. Là comme
en toute chose, les Oïhas
sont seulement intéressées par le plaisir sensuel, le plaisir
exalté, transcendé en spiritualité. Si je voulais aller
dans les détails, il me serait très difficile, traduit en langues
européennes, d'exprimer l'essence de leurs rapports intimes sans me
laisser aller à des descriptions prohibées d'actes inconvenants
et pervers. Encore que, exposé dans leur langue, et nous plaçant
dans leurs sentiments et à leur point de vue, ce culte de l'amour sert
les joies les plus pures et les plus nobles, comme chez nous la musique et la
poésie que nos gouvernants non seulement n'interdisent pas mais au
contraire soutiennent et encouragent.
Pendant mon séjour
à Capillaria je n'ai à aucun moment songé que ce que
j'entendais et voyais autour de moi ressemblait à un libertinage immoral
ou une offense à la pudeur. Dans un état proche d'un sommeil
magnétique étrange j'interprétais tout cela comme la
manifestation la plus somptueuse et la plus élevée de l'âme
vivant dans le corps, exactement comme elles l'imaginaient et comme
elles-mêmes en jouissaient.
Je me devais de vous dire tout
cela pour que le lecteur puisse comprendre pourquoi j'avais besoin de recourir
à certaines ruses (dont je rougis aujourd'hui) dans le but de captiver
leur attention indifférente à toute nouveauté ou
découverte.
Peut-être ai-je
déjà mentionné que Opula, reine des Oïhas, m'honorait de sa confiance et de son
amitié, elle me permettait de demeurer près d'elle et de
l'égayer dans la mesure de mes moyens. Distraire une oïha
de son rang et de sa qualité n’était pas chose facile,
surtout si l'on considère que tout ce qui nous intéresse nous, en
Europe, est pour elle totalement indifférent. Je remarquai vite que,
pour que sa Majesté voulût bien s'attarder sur une pensée
ou information quelconque, il fallait que cela fût en relation avec un
appel des sens. J'essayai donc, tout en lui parlant, de porter ma bouche tout
près de sa petite oreille parfaitement transparente, fine et semblable
à une rose pâle, pour que mon souffle caresse agréablement
cet organe délicat. Par la suite je m'aperçus que je pouvais
atteindre un effet plus sûr si ce n'était pas ses petites oreilles
que j'utilisais à cette fin, mais plutôt un certain point de ses
hanches douces et souples. Quel étonnement ! Par ce point-là
elle entendait tout bien mieux que par l'organe normalement destiné
à recueillir des mots.
Je dus constater à ma
grande surprise que cette langue incomplète, constituée
uniquement d'exclamations, arrivait par ce chemin à très bien
tout exprimer. De cette façon sa Majesté saisissait plus vite et
plus pleinement toutes mes explications que si j'avais par exemple
raconté la même chose en anglais à la très
honorée Mrs Pankhurst[1]
ou à Madame Ellen Key[2]
qui ont acquis une grande habileté et un art consommé de la
polémique et de la déclamation oratoire en déployant leur
énergie pour la libération des femmes.
Je pus donc communiquer par ce
moyen à sa Majesté un résumé des principales
tendances qui, selon les sciences sociales, décrivent la situation de la
femme en Europe dans son cadre historique. Durant des siècles les hommes
ont privé les femmes de tous les droits dont l'exercice est le devoir le
plus sacré du citoyen civilisé. Je parlai sans détours et
sans rien celer de cette regrettable oppression dont les véritables
dimensions et les conséquences ne nous ont été
révélées que par les toutes récentes recherches
scientifiques.
En se prévalant seulement
du droit des plus forts à qui tout est permis face aux plus faibles, les
hommes ont jalousement gardé et gardent toujours tous les avantages pour
eux-mêmes. Tout ce qu'ils pouvaient faire, eux, n'était simplement
pas permis aux femmes. Elles ne pouvaient pas travailler, elles ne pouvaient
pas se cultiver. Seuls les hommes avaient le droit de s'éreinter
à longueur de journées, de se démener dans un labeur surhumain,
minant la sensibilité du corps et la réceptivité de
l'âme. Les hommes avaient le droit de se marier, d'engendrer des enfants
et de pourvoir à leurs besoins ; les femmes ne disposaient pas de
ces droits.
Mais l'injustice la plus noire
dont la honte frappe encore de nos jours les femmes opprimées, c'est
(j'eus presque honte à l'avouer à sa Majesté) qu'elles ne
peuvent pas être soldats, elles sont privées du droit sublime et
sacré dont jouissent aujourd'hui les hommes de toutes les nations de
l'Europe, sans exception : les individus mâles de chacune des
nations peuvent défendre les frontières de leur patrie
indignement attaquée par l'infâme ennemi extérieur qui les
contraint à faire la guerre. Français, Anglais, Allemands,
Hongrois, Autrichiens, Serbes, ils ont tous le droit de défendre leur
patrie contre l'envahisseur, sauf les femmes qui, elles, n'ont droit à
rien.
Par suite de leur oppression les
femmes, le matérialisme historique et les lois de l'évolution
l'attestent, ont évidemment régressé, elles se sont
intellectuellement atrophiées et abâtardies, cela a
été expressément démontré par certains
grands penseurs pessimistes tels que Strinberg, Ibsen, Weininger
et autres.
Durant ces longs siècles
d'oppression, pendant que les hommes travaillaient pour les femmes, elles,
privées de la possibilité du labeur et de la sueur pour autrui,
étaient condamnées à s'occuper d'elles-mêmes, ce qui
a entraîné qu'elles sont devenues physiquement plus raffinées,
plus belles qu'eux, et ainsi, dans cette situation désespérée
il ne leur est plus resté qu'à jouir des plaisirs de la vie sans
pouvoir prendre part à ses fatigues. L'interdiction faite aux hommes de
choisir leur propre corps et leur propre destin pour objet d'occupation (ce dont
ils auraient bien envie comme tout être humain) leur a procuré un
but, un sens à leur vie. Ils doivent s'occuper d'un tas de choses,
utiles à d'autres. Contre un bon profit, ces occupations leur permettent
de rester en vie aussi longtemps qu'ils pourront trimer ; les femmes,
elles, étaient contraintes de se contenter de vivre pour ce qui les
intéressait, c'est-à-dire se faire aimer et se faire choyer et se
faire offrir le plus de plaisirs possibles.
Sa Majesté voulut savoir
quelles sont ces activités qui procurent aux hommes une situation aussi
enviable. J'énumérai quelques-unes de mes connaissances,
personnages riches et réputés, et je résumai
brièvement l'histoire de leur vie. Je racontai comment, médecins,
avocats, professeurs, commerçants, entrepreneurs ou artistes,
grâce au dur labeur de longues années, ont gagné les
honneurs et le respect dont l'opinion générale glorifie tout
homme honnête. Comment ils ont pu s'offrir épouse de bonne maison
et famille, et honorablement doter leurs filles grâce à la fortune
amassée, avant de retourner dans le giron bienfaisant de la terre pour y
reposer de leurs peines.