Capillaria
septiÈme CHAPITRE
L'amour terrestre. Le
chef-d'œuvre de
La femme, objet de plaisir. Quelques
observations d'Opula, Étonnement de l'auteur.
L'extermination des Bulloks. Description objective de quelques types de Bulloks.
Une
autre fois elle revint sur cette ivresse agréable et inconnue –
chaque nouvelle variante de l'assemblage très complexe des plaisirs est
un événement majeur dans l'art de vivre des Oïhas
– ivresse que mon exposé précédent avait
éveillé en elle. Opula me demanda de
lui parler plus longuement de ces êtres qui ressemblaient apparemment et
toutes proportions gardées à des "êtres
sensibles" (le mot "pensant" est remplacé chez elles par
le mot "sensible" comme un plus haut degré de forme vitale),
autrement dit de ce que j'appelais les "femmes". Parce que ce terme, je
pus le constater, lui faisait un effet, ce qui en leur langue signifie qu'elle
comprenait la notion ainsi désignée.
En philosophe averti, rompu
à l'épistémologie, je n'ignorais pas que cette fois elle
ne s'intéressait pas à la situation sociale des femmes mais
à la femme en soi, au sens terrestre, ou plus précisément
au sens de la femme sur la terre ferme ; à la femme et au rapport
qui la relie à l'homme : l'amour. Je n'eus pas à lui
définir ce phénomène ou état, elle connaissait fort
bien le concept, car comme on l'a vu, les Oïhas sont à peu
près toutes amoureuses les unes des autres.
Je fus sincère et ce ne
fut pas flagornerie envers sa Majesté si j'introduisis ma description
par celle de la beauté féminine dont le haut degré,
l'accomplissement rencontrés à Capillaria, m'étaient
inconnus dans mon pays si ardemment aimé qui pourtant est fort
renommé pour ses belles. Ce faisant je reconnus involontairement que la
principale qualité, le signe distinctif du sexe en question – tout
au moins aux yeux de l'homme, chef-d'œuvre de la création –
était chez nous aussi la beauté, autrement dit l'attrait qu'elle
exerce. Ici je voulus faire une digression sur la notion de "beauté",
citant des apophtegmes éternels et particulièrement appropriés
de Leibniz, de Kant et de Schopenhauer. Mais cela n'intéressait pas du
tout Opula.
Ses questions visaient seulement à savoir si dans notre pensée
(dans nos "désirs" comme elles disent) les notions de
"beauté" et de "femme" étaient une seule et
même chose. Je dus reconnaître que c'était en grande partie
exact, bien que… Mais elle n’attendait pas mes explications sur la
distinction entre "sans intérêt" et
"intéressé". Elle souhaitait seulement comprendre (je
sus plus tard pourquoi) l'effet qu'exerce sur nous les hommes, qu'elle
qualifiait de Bulloks de terre ferme, ce que nous appelons la
beauté féminine.
Je la regardai
atterré : c'était la première fois que sa
Majesté utilisait cette expression humiliante à l'encontre des
hommes, trahissant ainsi qu'elle avait ressenti une similitude entre nous,
hommes terrestres, et ces infâmes vermisseaux. Mais Opula n'avait que faire de mon
indignation ahurie. Sur un ton impérieux elle m'ordonna de lui
répondre sans tarder.
Je répondis donc que la
beauté féminine exerçait effectivement sur nous un immense
attrait, bien que, du point de vue de l'évolution, cet effet ne
fût pas très bien coté par les grands esprits conducteurs
de l'espèce humaine (tout au plus par certains apôtres douteux de
l'eugénisme). Par conséquent, lui dis-je, une des
caractéristiques les plus prégnantes du sexe féminin et de
la sélection de l'espèce était de produire les plus grands
efforts pour la conquête de la beauté corporelle.
Je saisis l'occasion pour
proclamer une fois de plus l'infériorité de la femme,
conséquence de son oppression. À défaut d'ambitions plus
nobles, toute la misérable vie de la femme consiste à vouloir
à tout prix plaire à l'homme, éveiller en lui par sa
beauté des émotions qu'elle pourra tourner à son profit
dans les instants de repos du guerrier. Je décrivis le combat
misérable et mesquin qu'elle mène pour les faveurs de l'homme. Je
citai quelques éminents sociologues ou féministes qui fustigent
avec la plus noble des colères un des principaux travers de la
société humaine : considérer la femme comme objet de
plaisir et par-là même l'avilir, entraver son développement.
Par quelques traits osés, je lui esquissai la vie des grandes
cités : la course effrénée aux plaisirs et la sauvage
poursuite de la jouissance, avec toujours au centre de tout la femme belle,
mesure du bien-être et de la richesse.
Je parlai du culte
insensé de la femme au dix-huitième siècle, et dont la
tradition se faisait encore sentir dans toute une série de coutumes
maladroites. Les belles femmes sont considérées par la
vanité masculine comme de simples articles de luxe, de précieuses
babioles. Il va donc de soi que la femme, incapable avec son intelligence
primitive d'entrevoir la juste orientation de sa destinée humaine, se
contente de jouir des plaisirs du moment que sa beauté corporelle lui
garantit, sans se soucier de l'avenir de l'humanité. Je me mis
même à polémiquer avec moi-même. Je fis un objet de
critique de l'argument selon lequel cela ne concernait que les sphères
étroites les plus élevées de la société, que
ce n'était qu'un symptôme caractéristique d'une certaine
couche sociale et en tant que tel cela ne pouvait nullement menacer la
société toute entière. La masse du peuple au travail ne
considère pas la femme comme un objet de luxe mais l'honore et la
respecte comme épouse et mère, la met au travail, à la
maison et dans la vie économique, lui donne la possibilité de
devenir un être humain à part entière, fidèle
compagne de l'homme dans les combats de l'existence. Mais nous constatons
malheureusement que cela ne dure qu'aussi longtemps que la femme est
effectivement un être humain et non une femme. Dès que, dans sa
brutalité physique, son état spécifiquement féminin
se révèle avec plus d'insistance, au
Alors sa
Majesté m'interrompit de nouveau. C'est le mot
"malheureusement" qu'elle avait remarqué, apparemment comme
coloration sentimentale d'une définition purement logique. Elle me
demanda si d'après moi il était vraiment regrettable que la fille
du concierge ou la bonne d'enfant en sabots fût belle. Car si tel
était le cas, alors moi, à l'instar des autres Bulloks que l'on
qualifie d'êtres cérébraux, je ne voulais pas en fait que
les femmes fussent les plus belles possibles, mais au contraire les plus laides
possibles ; cela seul pouvait donc assurer selon ma logique une
coexistence pacifique et le progrès de l'espèce humaine.
Ma surprise fut telle que je ne
trouvai sur le moment rien à répliquer. Il me fallut de longues
minutes pour reprendre mes esprits, pour être en mesure de parler de la
"guerre des sexes". Mais sa Majesté m'interrompit une nouvelle
fois avec plus de véhémence encore, affirmant que la "guerre
des sexes" ne l'intéressait pas, elle savait désormais ce
qu'il fallait en penser. Mes dires confirmaient ses doutes : nous, Bulloks
terrestres, sommes simplement jaloux de nos femmes qui sont plus belles, plus
parfaites et plus heureuses que nous, par conséquent elles nous
dominent, ce qui n'est que l'ordre naturel des choses. La sources de notre
inquiétude est d'avoir reconnu notre subordination, mais dans notre
chagrin (ce mot en langue oïha signifie également
"imbécillité") nous ne nous rendons pas compte que nous
confondons les effets et les causes. Tout mon bla-bla sur la femme, objet de
"plaisir", babiole ou luxe, sonnait comme si l'ombre se
présentait en mère de
Et Opula, profitant du temps qu'il
me fallut pour me ressaisir et réunir des arguments, passa au sujet que
j'appréhendais le plus : chercher des similitudes entre nous,
hommes terrestres, et les infâmes monstres, les Bulloks de Capillaria. Seul le
sens du devoir de ne taire aucun détail de mes
aventureuses pérégrinations, me donna la force de la suivre sur
ce terrain sur lequel la fierté virile ne peut se hasarder sans rougir.
Hélas, je fus obligé de me convaincre que tout ce qu'elle disait
des Bulloks
était en tout point conforme à
Opula
me raconta le moyen qu'elles pratiquaient pour prendre possession des châteaux
et des palais que les Bulloks
construisent pour atteindre la surface de
La drogue qu'elles emploient pour
les enfumer et mieux les chasser, provoque au début une forte
excitation, et manifestement ils savent d'où provient cette excitation
sans vraiment en anticiper le résultat. Ayant quitté les murailles
en construction ils commencent à pirouetter autour des Oïhas,
à une vitesse accélérée, en produisant les grimaces
les plus étranges. Ensuite généralement ils se ruent les
uns sur les autres, ils se mordent et s'entre-déchirent. Cette bagarre
dégénère surtout dans les cas (qui se produisent parfois)
où un Bullok,
(appelé un Struborg
ou encore un Strindberg)
délibérément ou par hasard se cogne contre une Oïha. Dans
ces cas-là un véritable cercle de Bulloks se forme autour de l'Oïha
apparemment attaquée. Les Bulloks édifient une barricade de défense, un
terrible tumulte s'ensuit, et dans le tohu-bohu il n'est pas rare que des Bulloks s'entre-tuent. Les plus
véhéments que l'on nomme les Galants,
giflent et frappent fiévreusement les Strindbergs. Opula affirma que les Oïhas meurent de rire à ce spectacle
grandiose : ces imbéciles
prétendent les protéger elles,
alors qu'ils feraient mieux de se protéger eux-mêmes. Il peut
arriver accidentellement que quelques Bulloks, pressentant vaguement le danger, essayent de
défendre sinon eux-mêmes, au moins la tour péniblement
édifiée sans perdre de vue l'objectif de sa construction. Ces
derniers (les Oïhas
les appellent des Gont
ou des Kant, et elles les exterminent
diligemment car leur saveur est agréable) se placent sur les corniches
extérieures de la tour, veillant apparemment à ce que les Oïhas ne la transforment avant terme en
palais d'habitation, alors qu'eux au prix de tant d'efforts, à l'aide de
cordes et d'échelles, avaient tenté de la monter vers des
sphères plus hautes, moins denses, plus claires. Les Oïhas n'ont pas à se soucier de les ramasser et de les
évacuer, d'autres Bulloks
(appelés Coètes ou Poètes) s'en chargent et parmi eux tout
spécialement les Gothe
ou Gœthe,
les Vulde
ou Wilde et D'Annunzio, qui bizarrement sont eux également
dégoûtés de la mauvaise odeur de leurs camarades Bulloks.
Aussi curieux que cela paraisse
chez ces êtres répugnants au corps
dégénéré qu'un caprice inutile et stupide de
l'évolution a fait pousser pêle-mêle sur leur corps des
nageoires, des ailes, des antennes, des roues, des poumons, des branchies, de
sorte que mille organes défectueux les entravent dans leurs mouvements,
plutôt que de se limiter à leur unique organe, simple mais qui au
moins pour les Oïhas
correspond si parfaitement à leur usage… néanmoins le
sentiment de la vanité, au sens des Oïhas, n'est pas inconnu
dans l'âme de ces malheureuses vermines. Il y en a en grand nombre qui
s'immiscent parmi les Oïhas,
qui s'y pavanent, singent les coutumes et les gestes des Oïhas dans l'espoir de leur
plaire. Avant l'heure du repas on met dans une grande marmite les Bulloks
engraissés et destinés à la consommation, on a
observé que non seulement ils ne protestent pas mais on dirait
plutôt qu'ils entrent en compétition pour se précipiter
dans l'eau bouillante en se berçant de l'illusion qu'aux yeux des Oïhas ce
n'est pas l'appétit mais une sorte de distinction qui les
sélectionne.