Frigyes Karinthy
l’œuf de colombuc
Comédie populaire des vieux siècles espagnols
(1921)
Personnages :
Christophe Colombuc
Christina, sa femme
Moïse Galilej
Estéban Sinésius,
le secrétaire de mairie
Theresa, servante
cène : la grande pièce de la maison de Christophe Colombuc au bout du village, en Espagne. Table et ses
chaises, chaises et leur table, cheminée en terre. Fil à couper le beurre
espagnol, afin qu’on voie que la présente comédie se passe en Espagne. Deux
portes.
Époque : bigrement ancienne, au temps
de la découverte de l’Amérique.
CHRISTINA (épouse légale de Colombuc,
plaisante épousée. Elle dresse la table, vaque à ses occupations dans la pièce).
THERESA (un panier au bras, un fichu sur la tête, ne
fait qu’attendre ce qu’on voudrait qu’elle fasse) : Faut aut’chose, Madame ?
CHRISTINA :
Attends voir… Bien sûr, j’ai failli oublier, cours vite chez le Juif,
prends-lui une vingtaine d’œufs frais – mais pas des pourris.
THERESA : À quoi
bon ? Y a tout ce qu’il faut pour dîner, et puis l’Estéban ne mange pas
des œufs, l’autre jour aussi ça lui a donné des crampes aux tripes.
CHRISTINA :
Bêtasse, c’est pas pour lui.
THERESA : Pour qui
alors?
CHRISTINA : Ben…
On ne sait jamais.
THERESA : Oh
Madame, toujours la même idée qui vous sort pas de la tête, qu’il va revenir…
CHRISTINA : Eh
oui, c’est comme ça. Ce n’est pas ton affaire.
THERESA : Il reviendra plus jamais – pas même le jour du jugement
dernier.
CHRISTINA :
Tais-toi !
THERESA : Il n’a
pas eu honte d’abandonner une si brave et si belle
jeune épousée comme Madame – pour partir vers cette Amérique.
CHRISTINA : Où, tu
dis ?
THERESA : En
Amérique.
CHRISTINA : Tu
fais encore tourner ta crécelle. Je ne sais même pas sur quel arbre ça pousse
cette Amérique. Il le savait pas non plus, il est parti quand même avec son
grand bateau, que les flots l’avalent !
THERESA : Le maître,
vous voulez dire ?
CHRISTINA :
Tais-toi, ne blasphème pas ! Je parlais du bateau. Celui qui l’a emporté.
Il l’a emporté, ça, personne se sait où.
THERESA :
Où ? Mais en Amérique, pardi.
CHRISTINA : Jeune
ignorante que tu es ! On voit que tu n’as pas fréquenté l’école. Comment
aurait-il pu aller en Amérique alors qu’elle n’est pas découverte, on ne sait
même pas si elle existe. C’est justement pour ça qu’il s’est mis en route. Il
se pourrait que tu ne saches même pas quelle est l’année du calendrier.
THERESA : Je m’y retrouve pas dans ces lettres espagnoles.
CHRISTINA (s’approche du calendrier mural) :
Tu vois, c’est l’année mille quatre cent quatre-vingt-douze après la naissance
de notre Seigneur Jésus-Christ. Si tu étais allée à l’école tu saurais qu’alors
l’Amérique n’était pas découverte – on ne savait même pas si c’est du lard ou
du cochon. Moi j’ai été à l’école, je sais.
THERESA : C’est
vrai que je ne suis pas allée à l’école, ça n’empêche que je sais moi aussi ce
que je sais. Mon bon maître ne serait jamais parti s’il avait su que cet
Estéban…
CHRISTINA : Laisse
tomber, il sait ce qu’il a à faire. Estéban, le secrétaire,
est un homme de la loi, il connaît la musique. La loi n’est pas affaire de
jupons.
THERESA : C’est
vrai ça ! Mais le jupon n’est pas moins que la robe des hommes de loi.
Estéban sait ça, lui. C’est pas pour rien qu’il
fréquente cette maison chaque jour depuis que le maître est parti.
CHRISTINA : Et
maintenant disparais avant que je me fâche !
THERESA : Ouais,
ouais, je m’en vais – je me clos le bec pour pas attraper mal à la tête !
(Elle sort avec le panier.)
CHRISTINA (continue de dresser la table. Esquisse un
sourire, puis hausse les épaules. Elle fredonne.) :
J’ai
pour vous une suggestion,
Je
suis belle et je suis bonne,
Prenez mes petits petons,
Je
suis un peu espagnole.
Oh, nom de Dieu, nom de Dieu des Espagnols,
Que mon cœur est lourd !
Hélas
il est parti, mon homme en Amérique,
Mais
je n’y suis pas moi, moi je reste Ibérique
Puisque je ne sais même pas si elle a déjà été découverte.
GALILEJ (Fait coucou par la fenêtre. Il porte un
caftan comme les Juifs. Il chante.) :
Je
suis le mauvais du village,
Les
chiens aboient sur mon passage,
La
Terre tourne, pourtant, pourtant.
Même
si ma maison sans visage
N’est
qu’un pauvre gourbi branlant.
CHRISTINA : Tiens,
Monsieur Galilej ! Quel bon vent vous
amène ?
GALILEJ : Je ne
fais que passer, Madame Christina. Une fois de plus j’avais les gendarmes aux
trousses.
CHRISTINA :
Qu’est-ce qu’ils ont contre vous ?
GALILEJ : Ben, ça
s’est su, voyez-vous, que j’ai été chassé de Rome, car j’ai affirmé que la
Terre tourne – depuis mon nez déplaît à tous dans le village. Pourtant
Neuf
virgule huit dixièmes est l’accélération
Quand
un objet sur le sol tombe.
Ne
veulent pas me croire ici, cette nation
Pourtant
c’est la gravi, la gravi fait la bombe,
Gravi,
gravi, gravitation.
CHRISTINA : C’est
trop horrible ce que vous dites là, mon cœur se fend. Entrez, acceptez un petit
verre d’eau-de-vie espagnole !
GALILEJ : Je vous
baise les mains, j’arrive. (Sa tête
disparaît de la fenêtre, il frappe à la porte.)
CHRISTINA (sort du vaisselier une bouteille
d’eau-de-vie et la met sur la table) : Entrez !
GALILEJ (entre en se prosternant) : Je vous
souhaite le bonsoir dans le ciel d’Espagne !
CHRISTINA :
Bienvenu, Monsieur Moïse ! Trinquez à la santé de mon mari !
GALILEJ : Bien
volontiers. (Il examine le verre, le vide
d’un trait.) C’est bien bon !
CHRISTINA : Ne
restez pas debout, ça me donne le tournis !
GALILEJ (s’assoit) : Ça fait du bien de se
reposer un peu.
CHRISTINA (avec compassion) : Dites un peu ce
qui s’est passé à Rome.
GALILEJ (fait un geste désabusé) : Je n’aime
pas y penser ! Les papistes m’ont bastonné le cul – encore heureux qu’ils
ne m’aient pas fait brûler vif.
CHRISTINA : Et
pourquoi ça ?
GALILEJ : Comment,
vous ne l’avez pas lu dans le Petit
Espagnol ? (Fièrement.)
Pourtant on m’a dit que votre cher époux l’a lu, lui.
CHRISTINA : Je
sais. Avant de prendre la mer il a souvent feuilleté le Petit Espagnol. Je croyais moi qu’il cherchait seulement à savoir
s’il allait pleuvoir.
GALILEJ : Mais pas
du tout. On pouvait y lire en toutes lettres… mon invention.
CHRISTINA : Vous avez
inventé une machine ?
GALILEJ : La
machine, ce n’est pas moi qui l’ai inventée, Madame, mais le Seigneur. J’ai
seulement trouvé son sésame.
CHRISTINA : Je
comprends, vous avez trouvé sa clé.
GALILEJ : Une
sorte de clé, oui. (Il regarde autour de
lui.) Si vous voulez savoir, j’ai compris que (en chuchotant) que la Terre est sphérique, c’est une boule qui
tourne. Car ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre, vous
comprenez ? Comme le dit la chanson :
Ronde
est l’orbite, l’orbite est ronde
Gît
le Soleil dans son foyer
Et
la Terre tourne autour et gronde
Essayez
donc, si vous voulez !
Alors là, les Papistes n’ont pas apprécié, ils m’en ont voulu
énormément.
CHRISTINA (hausse les épaules, joue des hanches) :
Vous en vouloir pour ça ? Si elle est ronde, qu’elle soit ronde !
Mais Monsieur Moïse, qu’est-ce qui vous a fait croire qu’elle est ronde ?
GALILEJ (regarde la jeune femme d’un œil concupiscent) :
On trouve tant de belles rondeurs sur la Terre, alors j’ai pensé… Pourquoi ne
pourrait-elle pas être ronde tout entière ? (Il soupire.) Mais je l’ai payé cher. Ils m’ont traîné devant la
Cour, et j’ai été obligé de renier le tout. Il n’y a qu’un seul homme sur terre
qui peut me rendre mon honneur !
CHRISTINA : Qui
c’est, Monsieur Moïse ?
GALILEJ : C’est
votre mari, Madame Christina. Lui, il avait lu dans le Petit Espagnol ce qui y était écrit – et il a décidé d’aller voir
si la Terre est vraiment ronde. Si c’est la vérité, alors on peut en faire le
tour, et il nous reviendra ici.
CHRISTINA (tape dans ses mains) : Sainte
Vierge ! C’est pour ça qu’il m’a plaquée ici ?
GALILEJ : Pour ça.
Mais ne craignez rien, Madame Christina, il reviendra parce que j’avais raison
– il reviendra et me rapportera mon honneur !
ESTÉBAN SINÉSIUS (il a entendu les
derniers mots par la fenêtre ; d’une voix de stentor) : Votre
honneur, dites-vous ?
GALILEJ (tressaille, se lève) : Le Secrétaire
de mairie !
CHRISTINA : Entrez
donc, Estéban !
ESTÉBAN SINÉSIUS (pousse la porte
avec arrogance) : Je flaire une odeur subversive !
GALILEJ (cherche spontanément ses documents) :
Monsieur le Secrétaire, voici mes papiers…
ESTÉBAN : Laisse
tomber, Moïse… Ça ne m’intéresse pas. Je sais bien que tu n’es pas dans le
droit chemin.
GALILEJ : Ne dites
pas cela, Monsieur le Secrétaire … Je suis un
bon Espagnol.
ESTÉBAN : Et Sa
Sainteté le Pape ?
GALILEJ : Lui
aussi est un bon Espagnol.
ESTÉBAN :
Redites-nous, comment c’est déjà avec ce (ironiquement)
"moment rotatif", et les autres sales affaires socialisses ?
GALILEJ : Oh,
Monsieur le Secrétaire, il ne s’agit pas de ça…
ESTÉBAN : Mais si,
justement. C’est toi qui veux dégonder la Terre.
GALILEJ : Ce
n’était pas moi, Monsieur le Secrétaire – c’était mon
beau-frère, Archimède. Moi j’ai seulement dit :
Fini, Fini,
Fini, ni,
Fini, Fini,
Fini, ni,
Qu’est-ce
que je vois bouger là-bas
Dans
les bois.
J’ai
bien cru, cru que c’était un,
Un renard ou un lapin,
Mais
nenni, nenni, ce n’était point
Un lapin,
C’est
bien le Globe là, la Terre avec sa Lune
Dans
les broussailles épaisses, elle bouge dans la brume,
Et
trône le Soleil dans un foyer lointain.
ESTÉBAN : C’est un
discours insolent et subversif, Moïse. Tu as déjà été puni pour ça. C’est à
cause de toi que l’époux de cette brave femme méritante a perdu la boussole et
a déguerpi, et nous ne savons même pas s’il est encore vivant ou s’il mange
déjà les pissenlits par la racine. Tu ferais mieux de renoncer à ce genre de
discours socialisse à la Ennestein,
car :
Rouge,
rouge, rouge,
Trois
fois, trois fois, il est rouge,
Le
vin est rouge dans la bouteille
Vermeille, vermeille.
Nenni,
nenni, nenni,
Trois
fois nenni, ni
La Terre n’est pas ronde,
Roulerait gironde.
(Il tripote les hanches de
Christina.) Voilà qui est rond, Moïse…
CHRISTINA (lui tape la main).
THERESA (Elle
apporte les œufs sur un plateau, puis sort.)
GALILEJ (jette un regard jaloux sur Estéban) :
Monsieur le Secrétaire Général, je vous supplie, permettez-moi de
vous apporter les preuves… Imaginez qu’ici c’est le Soleil… (Il désigne la lampe)… notre astre lumineux…
ESTÉBAN (regarde Christina) : Notre
astre ? Voici… notre plus belle étoile…
GALILEJ (nerveusement) : S’il vous plaît,
restons sérieux… et disons qu’ici ce serait… (Il cherche quelque chose, il trouve les œufs) ici ce serait la
Terre… (Il prend un œuf).
ESTÉBAN : Cet
œuf-là ?
GALILEJ : Je le
dis seulement comme ça… Regardez… (Il
fait tourner l’œuf autour de la lampe, avec enthousiasme…) regardez, s’il
est vrai qu’elle tourne, comme je dis, autour du Soleil, alors il est évident
que le machin centrifuge… le truc centripète… ça tourne comme un dévidoir…
ESTÉBAN : Tiens
donc… Comme si Madame Christina était le Soleil étoile… et moi j’étais la
Terre… (Il attrape Christina par les
hanches, la fait tourner.)
CHRISTINA (lui tape les mains, proteste) :
Tenez-vous tranquille, je dis !
GALILEJ (étouffe de jalousie) : Ce serait la
Terre… Elle est ronde et elle tourne… surtout si le Soleil brille aussi… (Il laisse tomber l’œuf.)
ESTÉBAN (lâche Christina).
CHRISTINA (tape des mains) : Mon Dieu, mon sol
que je viens de laver !...
ESTÉBAN (se fâche) : Sapristi, espèce de Jébusien[1] à la trogne subversive ! Il finira
par casser le monde ! Je te dis, Moïse, disparais tant que je suis de bonne
humeur, sinon… (Il s’approche, menaçant.)
GALILEJ (recule) : Bon, d’accord… je m’en
vais… Vous avez raison… Peut-être que je me suis trompé… Au revoir, Madame (Il sort par la porte à reculons.)
ESTÉBAN : Non
mais !
GALILEJ (répond de l’extérieur.) : Et
pourtant elle tourne ! (Il
déguerpit.)
ESTÉBAN : Coquin
de socialisse !
CHRISTINA : Non
mais, vous chassez mes visiteurs, maintenant ?
ESTÉBAN :
Visiteur ? Une vieille charogne oui, pas un visiteur ! Je sais ce que
je sais. C’est un envoyé de Satan, celui-là – c’était pareil à Rome ! On
connaît bien ce genre d’individu ! C’est pas lui peut-être qui a inventé
ce sacrilège que la Terre est ronde ?
CHRISTINA : Et si
des fois il avait raison ?
ESTÉBAN :
Raison ? Il le croit pas lui-même.
CHRISTINA :
Non ?
ESTÉBAN : Non.
Vous êtes bien placée pour savoir pourquoi il a inventé ça, Madame Christina.
CHRISTINA :
Moi ? Et pourquoi ça ?
ESTÉBAN : Ce n’est
pas par hasard que ce satanique rôde autour de cette maison.
CHRISTINA : Vous
insinuez… que…
ESTÉBAN : Il avait
tout prévu. Son but était d’exciter votre mari pour qu’il quitte son nid – pour
occuper sa place ensuite.
CHRISTINA : Ne
dites pas des choses comme ça !
ESTÉBAN : Et
comment que je le dis. Il a fait tout ça pour que votre époux gobe que la Terre
a vraiment la forme d’une boule – et qu’il quitte la maison par envie de
vérifier si elle n’a aucune fin nulle part.
CHRISTINA :
Seigneur Dieu ! Où êtes-vous allé chercher ce sacrilège !
ESTÉBAN : Je sais
que je sais. Je vois ce que je vois. J’ai même pas besoin de lunettes pour ça.
Mais toi, Christina, tu fais semblant de rien voir même avec tes bons yeux. Tes
bons yeux, tes beaux yeux noirs, car :
Cette
nuit des yeux noirs, où brillent mille étoiles,
Combien
d’étoiles au ciel brillent pour toi aussi ?
Lève
ma Christina tes beaux yeux sous le voile,
Pour
que sur moi tu brilles des feux du Paradis ?
Et pourtant, Madame Christina, il pourrait arriver que ton pauvre mari
ne revienne jamais de son grand mal de mer !
CHRISTINA : N’attristez
pas mon cœur davantage, je vais me mettre à sangloter.
ESTÉBAN (s’approche d’elle) : Paix et repos
sur les cendres du pauvre maître Christophe, mais moi je me demande s’il ne pourrit pas déjà quelque part sur la Lune.
CHRISTINA : Sur la
Lune ?
ESTÉBAN : Oui,
là-haut. Mais c’est pas une raison pour te laisser aller, toi ! Une brave
et belle jeune femme comme toi se trouve toujours un gars – même un gars
communal, car un poste est un poste. (Il
s’approche encore.)
CHRISTINA (recule, implore) : Mon seigneur,
mon maître Christophe, secoure-moi !
CHRISTOPHE (sa voix de l’extérieur) :
Qu’est-ce
qui rougeoie là-bas dans la forêt lointaine ?...
Serait-ce
la masure où j’étais un enfant ?
J’ai
vu tant de pays, j’ai bu à leur fontaine,
Mais chuchote
mon cœur : le bonheur le plus grand,
C’est
chez moi, mon foyer, ma maison dans la plaine.
CHRISTINA (pousse un cri) : La voix de mon
seigneur et maître !
ESTÉBAN (figé) : Sacré nom ! Aurait-il
fini par revenir ?
CHRISTOPHE (sa voix de l’extérieur) : Eh,
femme, ouvre la porte !
CHRISTINA (court à la porte).
CHRISTOPHE (entre) : Je souhaite le bonsoir àtouscommed’ordinaire ! (Il porte une pelisse, une toque, un gros baluchon sur le dos et un
bâton noueux à la main.)
CHRISTINA (s’écarte boudeusement).
CHRISTOPHE : J’ai
dit : bonsoir.
ESTÉBAN (troublé) : Dieu vous a ramené,
Christophe. Ben – quel temps fait-il par là-bas ? A-t-il beaucoup
plu ?
CHRISTOPHE (dépose son baluchon, sa canne, sa toque) :
Il a plu, oui, beaucoup. Par ici aussi, je vois.
ESTÉBAN : Nous
avons récolté l’avoine, nous.
CHRISTOPHE : Vous
avez bien fait. – Et toi, Femme, c’est comme ça que tu accueilles ton
mari ?
CHRISTINA (boudeuse) : Tout doux, vagabond de
mari. Vous devriez avoir honte.
CHRISTOPHE :
Pourquoi ça ?
CHRISTINA (en reniflant) :
Vous ne m’avez pas même écrit une carte postale ! (Elle enfouit son visage dans son tablier.)
CHRISTOPHE : Et
alors ? J’avais autre chose à faire.
ESTÉBAN : Ben… par
où vous avez bien pu passer, Christophe ?
CHRISTOPHE :
C’est
ce globe tout rond, lui que j’ai parcouru,
L’Amérique,
je l’ai, voilà, trouvée dessus,
Il
y a tout là-bas, des champs, des prairies vertes,
C’est
moi, j’y suis allé et je l’ai découverte.
ESTÉBAN : Alors
c’est vrai qu’elle est ronde ?
CHRISTOPHE : Elle
est ronde, sacré nom de Dieu, comme une pastèque ! Il avait raison, le
Juif.
ESTÉBAN : Eh ben…
Qui l’eut cru. En êtes-vous vraiment sûr, Maître Christophe ?
CHRISTOPHE (s’assoit) : Comment pourrais-je ne
pas en être sûr ? Je l’ai vu de mes propres yeux. Prenez place, Monsieur
le Secrétaire.
ESTÉBAN (s’assoit, regarde Christophe avec méfiance) :
Ça… ça doit être intéressant.
CHRISTOPHE : Eh,
femme – alors tu nous donnes rien à boire ? À moi et à Monsieur le Secrétaire,
ton visiteur.
CHRISTINA : Il est
aussi votre visiteur. (Elle sort du vin
du vaisselier, elle le pose sur la table.)
CHRISTOPHE :
Bienvenu chez nous, Monsieur le Secrétaire, à votre
santé !
ESTÉBAN : À votre
santé. (Il lève son verre.
(Pause.)
ESTÉBAN : Il est
bon, ce vin !
CHRISTOPHE : Il
est bon.
(Pause.)
ESTÉBAN : Celui de
l’année dernière n’était pas aussi bon.
CHRISTOPHE : Il
n’était pas mauvais non plus.
(Pause.)
ESTÉBAN : Il
existe toutes sortes de vins.
CHRISTOPHE : Et
toutes sortes de gens.
(Pause.)
ESTÉBAN : C’est
bien vrai ça. Vous avez raison. Des comme ci et des comme ça.
CHRISTOPHE : Il y
en a toujours eu.
ESTÉBAN : C’est la
pure vérité. Il y a toujours eu quelque chose. Car il n’y a jamais eu qu’il n’y
aurait rien eu.
(Pause.)
CHRISTOPHE : C’est
juste.
ESTÉBAN : C’est
bien vrai.
(Pause.)
CHRISTINA : Comme
vous parlez bien !
ESTÉBAN : Oui. Car
ce qui n’a pas été, ça ne peut pas. Pas vrai ?
CHRISTOPHE : C’est
bien vrai.
ESTÉBAN : N’est-ce
pas ?
(Pause.)
CHRISTINA : Alors…
Vous n’avez pas encore dit comment c’était.
CHRISTOPHE :
Comment c’était quoi ?
CHRISTINA : Ben,
vous savez mieux que moi. Cette chose. La découverte.
CHRISTOPHE : Ah,
la découverte ! Ça m’est sorti de la tête. Mais c’était très simple.
ESTÉBAN :
Simple ?
CHRISTOPHE : Mais oui.
Nous avons avancé trois mois avec le grand bateau, et y avait que cette foutue
grande eau tout le temps – (Il crache.)
Pouah ! Même si j’avais eu du vin j’en aurais eu marre. Mais on était
obligés d’avancer, il n’y avait pas moyen de faire demi-tour. Alors un jour le
garçon là-haut dans la corbeille me hèle : Patron, qu’il me dit, je vois
du sec. Il n’a quand même pas perdu la cervelle celui-là, je me dis. Non d’un
petit bonhomme, mais il avait raison ! Je regarde, je regarde, et c’était
vraiment la terre ferme.
ESTÉBAN (incrédule) : Eh ben, ça
alors !
CHRISTOPHE : Alors
je dis : là on va un peu marcher sur le dur, parce qu’on en a marre de
toute cette eau. Alors j’ai pris une barque et j’ai ramé jusqu’à la rive. Puis
j’ai regardé autour de moi.
ESTÉBAN (s’allume une pipe) : C’était une
bonne terre ?
CHRISTOPHE : De la
bonne terre, bien grasse.
ESTÉBAN : Hum,
hum. (Il tire des bouffées de sa pipe.)
C’est miraculeux.
CHRISTOPHE :
Pendant que je visite, deux Indiens viennent en face de moi. Mais ils étaient
noirs comme des ramoneurs.
CHRISTINA : Sainte
Vierge !
CHRISTOPHE : Ils
viennent plus près et me disent : bienvenue.
ESTÉBAN : Hum,
hum.
CHRISTOPHE : Je
leur dis : bonjour, bonnes gens. Veuillez m’excuser et dites-moi où je
suis, si c’est bien mon chemin. L’un d’eux, le plus grand, me dit : ici
c’est l’Amérique.
ESTÉBAN : Hum,
hum. Ça alors !
CHRISTOPHE : Alors
je dis, c’est bien. Et comme je ne dis rien d’autre, l’un des Indiens s’adresse
à moi : « Veuillez me pardonner de vous importuner avec une question,
Monsieur, tous mes respects. » Alors je lui dis, allez-y. J’ai pensé avoir
deviné ce qu’il allait demander.
CHRISTINA : Quoi
donc ?
CHRISTOPHE : Il
allait demander : mes respects, aurions-nous l’honneur d’être en présence
de Monsieur Christophe Colombuc ?
ESTÉBAN : Eh
ben ! Ça alors ! (Il hoche la
tête et tire sur sa pipe.)
CHRISTOPHE : Je
lui réponds que c’est bien moi. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus.
CHRISTINA : Parce
que c’était vrai !
ESTÉBAN : C’était
vrai, la pure vérité. Ce qui est vrai est vrai.
CHRISTOPHE : Alors
là, le plus grand des Indiens se tourne vers l’autre, il pousse gaiement son
chapeau sur le côté, et dit à l’autre Indien, tout en lui tapant sur l’épaule
dans sa joie : « Écoute, Léon, ça veut dire qu’alors on nous a
découverts ! »
CHRISTINA : Tiens
donc !
ESTÉBAN (tire de prudentes bouffées de sa pipe) :
Ben, apparemment ils ont mis le doigt dessus.
(Pause.)
CHRISTOPHE : Oui,
ça s’est passé comme ça. (Ils trinquent.)
À la vôtre !
ESTÉBAN : À la
vôtre ! (Ils boivent.)
(Pause.)
ESTÉBAN (prudemment) : Dites-moi, Maître
Christophe, vous êtes sûr que ça s’est passé comme ça ?
CHRISTOPHE : Mais
puisque je vous le dis.
ESTÉBAN : C’est
vrai que vous avez découvert l’Amérique ?
CHRISTOPHE : C’est
vrai. Vous ne me croyez peut-être pas ?
ESTÉBAN (prudemment) : Je ne dis pas ça.
CHRISTOPHE :
J’aime mieux vous l’entendre dire.
(Pause.)
CHRISTINA (boudeuse) : Ben – vous ne voulez
pas dîner ?
CHRISTOPHE : Fais
dîner ton visiteur… Moi je me contenterai de cet œuf qui est sur la table.
ESTÉBAN (légèrement agressif) : Merci, j’ai
déjà dîné. Et puis je dois partir – je vais à la loi.
CHRISTOPHE : À la
loi ?
ESTÉBAN : Oui. La
commune se réunit pour faire la loi.
CHRISTOPHE : Tiens
donc. Sur quoi ?
ESTÉBAN (avec légèreté) : À cause de ce
Moïse Galilej. Il faut qu’on le bannisse de la
commune.
CHRISTOPHE :
Tiens, pourquoi ça ?
ESTÉBAN : C’est
parce qu’il a été banni de Rome aussi. Parce qu’il a dit que la Terre est ronde
et qu’elle tourne. Alors on va le bannir de la commune.
CHRISTOPHE : Pour
ça ?
ESTÉBAN : Pour ça.
Celui qui ment à la loi doit être banni. C’est comme ça, Maître Christophe.
(Pause.)
CHRISTOPHE : Il a
menti ?
ESTÉBAN : Il a
menti. Et comment qu’il a menti.
CHRISTOPHE :
Tiens, tiens.
ESTÉBAN : Eh oui.
(Pause.)
CHRISTOPHE : Mais
dites-moi, comment qu’on peut savoir qu’il a menti ?
ESTÉBAN :
Comment ? C’est que la loi est intelligente. Les yeux de la loi voient à
travers les trous des tamis. Mais la loi ne dit rien. Elle se tait.
(Pause.)
CHRISTOPHE :
Dites-moi – comment fait la loi pour voir à travers le tamis ?
ESTÉBAN (tire sur sa pipe) : Eh bien, par
exemple, elle démonte le mensonge du menteur. Tiens, prenons le cas d’un homme
qui prétend que la Terre est ronde. Est-ce vrai, ça ? Alors là la loi ne
sait pas encore voir à travers le tamis, parce que personne ne peut prendre la
Terre sur la paume de sa main, n’est-il pas vrai ? Mais le clou de la
vérité finira par sortir du sac tout seul. Car il existe d’autres sortes
d’hommes aussi, n’est-ce pas ?
CHRISTOPHE : C’est
vrai ça.
ESTÉBAN : Prenons
par exemple le cas de quelqu’un qui vient et qui nous dit qu’il a découvert
l’Amérique. N’est-il pas vrai qu’il peut exister des comme ça ?
CHRISTOPHE : Ça
existe.
ESTÉBAN : C’est
ça. Alors cet homme-là dit à la loi qu’il a découvert l’Amérique. Pas
vrai ?
CHRISTOPHE : Si
vous le dites, c’est que c’est vrai.
ESTÉBAN : Alors
vous voyez. La loi sert justement à rattraper ce genre d’homme dans son
mensonge – tous mes respects, Maître Christophe – alors, à votre santé ! (Ils trinquent.)
CHRISTOPHE (allume sa pipe) : À votre
santé !
CHRISTINA (inquiète) : Qu’est-ce que c’est que
tout ça, Estéban ?
CHRISTOPHE (la rabroue) : Tais-toi, femme, on
t’a rien demandé. Ne te mêle pas de la loi, c’est l’affaire des hommes.
ESTÉBAN : Mais
nous ne faisons que causer, n’est-ce pas, mon ami ?
CHRISTOPHE : Bien
sûr que nous ne faisons que causer.
ESTÉBAN : Nous
causons de la loi et de choses et d’autres
CHRISTOPHE : C’est
bien vrai. Comme cela se doit entre deux bons calvinistes.
Car je suis calviniste tout comme vous. À votre santé ! (Ils trinquent.)
ESTÉBAN : À votre
santé ! (Ils trinquent.)
CHRISTOPHE : Et
ensuite ? Continuez donc !
ESTÉBAN : J’en étais
donc là qu’il y a un homme qui dit à la loi qu’il a découvert l’Amérique et que
la Terre est ronde – cet homme-là dit un mensonge à la loi – car la loi demande
à cet homme… la loi demande à cet homme : où se trouve donc cette
Amérique ? Parce que si la Terre est ronde, alors l’Amérique se trouve sur
l’autre côté. N’est-il pas vrai ?
CHRISTOPHE : Tout
ce qu’il y a de vrai.
ESTÉBAN : C’est ce
que répond cet homme-là.
CHRISTOPHE : Oui.
ESTÉBAN : Et il
répond aussi qu’il a été en Amérique et qu’il y a vu des gens.
CHRISTOPHE : S’il
dit qu’il y a été, alors il dit aussi qu’il en a vu…
ESTÉBAN : Alors
vous voyez. C’est comme ça que la loi rattrape le menteur.
CHRISTOPHE (calmement) : Comment ?
ESTÉBAN : La loi
va demander à cet homme-là : comment marchent là-bas ces gens-là ?
Sur leurs pieds ou sur la tête ? À votre avis, que répond là-dessus cet
homme-là ?
CHRISTOPHE : Je
dirais qu’il répond qu’ils marchent sur leurs pieds comme ceux de chez nous.
ESTÉBAN : Ah,
ah ! Vous voyez ! C’est là que la loi débusque cet homme-là.
CHRISTOPHE : Tiens
donc.
ESTÉBAN : Eh oui.
Car la loi lui dit : tu es un menteur. Tu dois dire comment il se fait
qu’ils ne tombent pas de la Terre, et que tu n’es pas tombé non plus quand tu
es allé chez eux – parce que si la Terre est ronde, alors les gens en Amérique
pendouillent la tête en bas. N’est-il pas vrai ?
CHRISTOPHE :
Ouais, ouais.
(Pause.)
ESTÉBAN (victorieux et ironique) : Alors,
que dites-vous de tout ça, Maître Christophe ?
CHRISTOPHE : Ben –
si la loi le dit, alors elle dit juste.
ESTÉBAN : Vous
voyez qu’elle dit juste.
CHRISTOPHE : Aussi
longtemps que cet homme-là n’a pas expliqué à la loi comment c’est possible.
ESTÉBAN : Alors là
– la loi est curieuse – comment il va le lui expliquer – cet homme-là.
CHRISTOPHE : Très
simplement. (Il jette un regard autour de
la table.) Il prend par exemple un œuf dans sa main – (Il prend un œuf.) – Et il dit à la loi : Essayez de poser cet
œuf debout sur la table sans qu’il se renverse. (Il tend l’œuf à Estéban.)
ESTÉBAN (tourne l’œuf dans tous les sens, l’observe,
il essaye, il ne réussit pas) : Eh bien, Maître Christophe, la loi dit
là-dessus : cela n’est pas possible, comme on ne peut pas non plus se
promener au plafond la tête en bas.
CHRISTOPHE (tire sur sa pipe) : Alors cet
homme-là répond que c’est pourtant possible, seulement vous ne savez pas vous y
prendre.
ESTÉBAN : Tiens
donc. Elle serait curieuse de voir cela – la loi.
CHRISTOPHE (prend l’œuf dans sa main, le retourne,
l’observe) : La question est ; comment on peut marcher en Amérique
la tête en bas, la réponse est : tout comme on peut mettre debout cet œuf
sur sa pointe.
ESTÉBAN : Mais
comment ?
CHRISTOPHE : Comme
ça ! (Il casse la pointe de l’œuf et
le dresse sur la table.)
(Pause.)
CHRISTINA (pouffe de rire)
ESTÉBAN : Hum. En
lui cassant le cul ?
CHRISTOPHE (calme, mais très menaçant) : Sans
hésiter… Ou en lui cassant la tête aussi si on n’arrête pas d’ergoter.
(Pause.)
ESTÉBAN : Il dit
ça à qui – cet homme-là ?
CHRISTOPHE : À la loi
– si celle-ci tourne trop souvent autour de sa maison pendant qu’il est absent.
ESTÉBAN : Il dit
ça ?
CHRISTOPHE : Et
comment ! Parce que je ne suis pas seulement un bon calviniste, je suis
aussi un bon mari espagnol.
(Pause.)
ESTÉBAN (s’apprête à partir) : Bon, adieu,
Maître Christophe.
CHRISTOPHE (très affable) : Dieu vous garde,
Monsieur le Secrétaire.
ESTÉBAN : Adieu,
Madame Christina.
CHRISTINA : Adieu,
Estéban.
(Estéban sort lentement. Christophe et Christina croisent leur regard. Christina
rit sous cape, Christophe, tout en fumant sa pipe, esquisse un sourire).
CHRISTOPHE (tend les deux bras).
CHRISTINA (lui saute dans les bras) : Mon cher
époux ! Vous êtes enfin rentré !
CHRISTOPHE (l’embrasse) : Je t’ai apporté
quelque chose d’Amérique.
GALILEJ (ouvre prudemment, lentement, la porte,
guette à l’intérieur) : Il est enfin parti, le secrétaire ?
(Il aperçoit Christophe, sa joie éclate.)
Maître Christophe !
(Christophe et Christina s’embrassent, ils n’entendent pas).
GALILEJ (rayonnant) : C’est tout de même moi
qui avais raison – et pourtant elle tourne… (Il regarde le couple avec une certaine tristesse.) Même si c’est
pas pour moi qu’elle tourne…
Rideau