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COMMENT IL FAUT TRAITER LES HOMMES ?

 

Tragédie d’un destin

 

PERSONNAGES

 

GENEVIÈVE

FIÉVREUX

DR. COMPACT

 

 

La scène se passe dans la clairière d’un bois. Un arbre sur le côté, un banc sous l’arbre que l’on a traîné là du milieu de la clairière. Geneviève, jolie jeune femme pauvrement vêtue, se tient debout sur le banc. Elle accroche une ficelle à une branche, noue une boucle, enfile sa tête dedans, elle s’apprête à se pendre.

 

FIÉVREUX (entre par la gauche, un cigare au bec. Il aperçoit Geneviève, il l’observe un temps. Quand elle est sur le point de renverser le banc sous ses pieds, il s’approche d’un saut.) : Faites attention, pour l’amour de Dieu !

GENEVIÈVE (se retourne) : Qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut même pas mourir tranquille ici ?

FIÉVREUX : Pardon, je voulais seulement vous avertir…

GENEVIÈVE (furieuse) : …de bien réfléchir, me dire qu’on ne doit pas lâchement fuir la vie… etc. ! Non, merci, je n’ai rien à faire de votre sagesse, déguerpissez, n’essayez pas de me sauver. Si vous avez les nerfs trop délicats, vous feriez mieux de vous éloigner, il y a de la place pour tout le monde ici !

FIÉVREUX : Je vous en prie, Mademoiselle, calmez-vous, vous m’avez mal compris. Je voulais au contraire vous avertir que cette corde risque de se rompre et vous risquez de casser une de ces jolies jambes…

GENEVIÈVE (étonnée) : Vous avez peur pour mes jambes et pas pour ma vie ?

FIÉVREUX : Mon Dieu, votre vie, je n’y connais rien, je ne la connais pas.

GENEVIÈVE : Et mes jambes ?

FIÉVREUX : Un peu plus. Cela fait cinq minutes que je les observais pendant que vous étiez occupée à… euh… votre affaire privée.

GENEVIÈVE (réfléchit, puis s’assoit. Elle se met à pleurer.)

FIÉVREUX (se gratte la tête) : Chère Petite… Pourquoi pleurez-vous ?

GENEVIÈVE (sanglote) : Parce que les hommes sont tous des salauds ! Tous, ceux qui poussent la pauvre femme sans défense à la mort, comme ceux qui la retiennent, pour mieux l’acculer à la misère.

FIÉVREUX (hausse les épaules) : en ce qui me concerne, moi je n’ai vraiment pas songé à exploiter la présente situation… Ce n’est pas pour moi que j’ai secoué cet arbre pour en faire tomber ce fruit rare. Et afin de prouver que je dis vrai (il se prosterne), je prends congé.

GENEVIÈVE (cesse de pleurer) : Vous partez ?

FIÉVREUX : J’en ai peur.

GENEVIÈVE (s’entête) : Bon. Ça me permettra au moins d’en finir. (Elle regarde l’arbre.)

FIÉVREUX (hésite) : Mais ça va casser…

GENEVIÈVE : Et puis après ? En quoi ça vous regarde ?

FIÉVREUX : Bon, d’accord… Calmez-vous, je reste encore un peu… (Il revient, s’assoit sur le banc.)

 

(Pause.)

 

GENEVIÈVE (doucement) : Ben… Vous n’êtes pas curieux de mon histoire ?

FIÉVREUX : Vous me l’avez déjà racontée. Un homme vous a séduite et abandonnée.

GENEVIÈVE (l’imite, en colère) : « Séduite et abandonnée ». Comme c’est facile à dire ! Bien sûr, les détails ne vous intéressent pas.

FIÉVREUX (hausse les épaules) : À vrai dire, mon petit, pas trop. Je les connais de toute façon.

GENEVIÈVE : C’est vrai ? Vous les connaissez ?

FIÉVREUX : Il suffit de vous regarder…

GENEVIÈVE (vexée) : Il suffit de me regarder ? (Son visage se tord douloureusement.) Il suffit de me regarder ? (Elle baisse les yeux et pleure.)

FIÉVREUX (prend peur) : Qu’est-ce qui vous arrive, pour l’amour du ciel ? (Il s’énerve.) Pourquoi pleurez-vous ? Qui vous a fait du mal ?

GENEVIÈVE (pleure) : Je suis si laide…

FIÉVREUX : Absolument pas, je vous jure ! Je n’ai pas dit cela. Vous êtes très jolie. (Il la regarde.) Très jolie… Vraiment. Et vos jambes… Mais voyons, quand j’ai dit qu’il suffisait de vous regarder, je voulais dire que dans toute votre apparence… Tout votre être, telle que vous êtes, jolie et charmante que vous êtes… On voit tout de suite… Au moins je vois tout de suite… Que vous êtes une de ces femmes nées pour le malheur, pour le désespoir, pour la soude caustique et le plongeon, qui ne savent pas traiter les hommes !

GENEVIÈVE (sanglote) : Qui ne savent pas traiter les hommes ?

FIÉVREUX (nerveux) : Ne pleurez pas, je vous en prie, nous ne pouvons pas parler comme ça. Je ne sais pas en fait pourquoi je me suis mêlé de votre affaire. Peut-être pour, avant que vous ne déménagiez dans l’autre monde, pouvoir tirer quelques enseignements et vous dire pourquoi tout devait se passer comme cela. Vous dire : tant pis pour vous, vous ne méritiez pas mieux.

GENEVIÈVE (sanglote) : Je sais que je suis laide.

FIÉVREUX (nerveux) : Cessez avec cette ânerie, ne me dérangez pas, je construis ma théorie. Je peux vous rassurer une nouvelle fois, ce n’est pas une question de laideur. Il y a des femmes bien plus laides que vous, que l’on abandonne jamais et que l’on ne ruine pas, au contraire, on se ruine pour elles – tout simplement parce qu’elles savent traiter les hommes.

GENEVIÈVE (sanglote) : Et pourquoi je ne sais pas être comme elles ?

FIÉVREUX : Pourquoi ? C’est parce que, mon petit, vous êtes naïve et crédule et enthousiaste. Vous voyez les hommes comme des dieux, parce que vous ne les connaissez pas, parce que vous vous imaginez que… (Il fait un geste désabusé.) Mais je perds mon temps ! Si vous étiez capable de comprendre mon enseignement, vous n’auriez pas besoin de mon enseignement.

GENEVIÈVE (cesse de pleurer et saisit la main de Fièvre) : Si, si ! Parlez, enseignez-moi ! Expliquez-moi comment j’aurais dû être pour… pour…

FIÉVREUX : Pour prendre le dessus, n’est-ce pas ? (Il hausse les épaules.) Manifestement vous auriez dû vous comporter autrement que vous ne l’avez fait.

GENEVIÈVE (vivement) : Mais j’ai tout essayé ! J’ai essayé de me faire belle… Je faisais la coquette… Qu’aurais-je pu faire de plus ?

FIÉVREUX : Vous vouliez être belle et vous faisiez la coquette – toutes les femmes en sont capables, si elles veulent obtenir quelque chose. C’est justement de ça que même le plus imbécile des hommes remarque qu’elles veulent quelque chose. Et même l’homme le plus génial se pousse du col s’il aperçoit que la femme fait des frais pour lui.

GENEVIÈVE : Mais comment j’aurais dû être, modeste et pudique ?

FIÉVREUX : Mon enfant, vous n’y êtes pas, vous faites fausse route. Toutes les malheureuses de votre espèce se cassent la tête, comment être pour rendre les hommes fous d’elles. Elles inventent des milliers de trucs, qui tous tombent à plat – car elles ignorent le seul secret pourtant bien simple de la séduction.

GENEVIÈVE : Alors quel est ce secret ?

FIÉVREUX : Ce secret est clair comme le jour. Il découle de la réflexion, inconnue de la plupart des femmes, que celle qui veut séduire, doit connaître celui qu’elle veut séduire et non elle-même. Elle doit se préoccuper de l’autre et non d’elle-même.

GENEVIÈVE (essaye de comprendre) : Pourriez-vous être plus clair.

FIÉVREUX : Très volontiers. Vous vous cassiez donc la tête comment être, quelle attitude prendre, pour plaire et pour mieux cuisiner l’élu de votre cœur. Pour l’avenir, sous réserve que vous vouliez encore vivre, retenez bien une règle générale : les hommes autant que les femmes, sinon plus, veulent plaire. C’est leur talon d’Achille, il fait tomber et fait s’écrouler la résistance même la plus obstinée, si la femme le trouve.

GENEVIÈVE (écarquille les yeux) : Les hommes… veulent plaire ?

FIÉVREUX : Écoutez-moi, mon enfant, vous ignorez la psychologie des hommes. Vous ignorez qu’il existe un moyen qui fait effet sur les hommes, du plus stupide au plus intelligent, et c’est la flatterie.

GENEVIÈVE : Mais…

FIÉVREUX : Je sais ce que vous voulez dire. Que la flatterie, mensonge et infamie, est le moyen vulgaire des faibles pour tromper. Eh bien, sachez : c’est toujours celui qui possède l’art de la flatterie qui est le plus fort et prend le dessus.

GENEVIÈVE : La flatterie ?!...

FIÉVREUX (s’échauffe) : Oui mon enfant, il faut flatter, mentir, découvrir où se blottit la vanité de l’homme, de quoi il serait le plus fier, quel manque il ressent le plus cruellement. Flatter vulgairement, simplement, bassement et sans conviction – plus la personne est rusée et intelligente, plus vulgairement et brutalement il faut la flatter. Le génie, l’homme supérieur, maître ès connaissance des femmes, cet être miraculeux au-dessus de tout crime et de toute vertu, pourvu d’yeux à rayons X fouillant les reins et les âmes, qui ne se transformerait pas en un imbécile sourd et qui ne goberait pas toutes les qualités dont on l’affuble et qui manquent en lui, cet homme n’existe pas. Et une fois qu’il les a gobées, il adore et se cramponne à celle qui a découvert ces qualités en lui, et le lui a fait croire.

GENEVIÈVE (ébahie) : Non… Cela ne peut pas être vrai !...

FIÉVREUX (vivement) : Ne peut pas été vrai ? Essayez toujours avec le prochain homme que vous rencontrerez ! Essayez, et je parie que vous n’aurez plus de raison de songer à vous suicider. Plutôt celui que vous aurez éprouvé ! Mais faites bien attention, la flatterie devra être la plus transparente et la plus vulgaire possible si vous escomptez un succès. Plus elle sera grossière et invraisemblable, et plus l’homme en question sera intelligent, plus la flatterie devra être inepte et naïve ! Un homme à gros nez sera flatté que vous lui voyiez le nez retroussé. Il faut louanger le bon goût de celui qui met des chaussures jaunes avec un smoking. Il convient de flatter au paon son chant et au rossignol ses plumes. Essayez !

GENEVIÈVE : Vous croyez ? Vraiment ?

FIÉVREUX (sans y prêter attention) : Demandez à une femme de haut vol enveloppée de soie, au zénith de son succès, comment elle a commencé sa carrière ! Au début de son parcours il y avait forcément un homme à qui cette femme a fait croire qu’elle était mortellement amoureuse de lui, qu’une femme amoureuse peut être mortellement amoureuse de lui, et cet homme a tout oublié, lui a tout donné, a laissé tomber de sa bouche le morceau de fromage, ce premier cadeau grâce auquel la flatteuse égoïste a bâti son usine ! Savez-vous ce que vous auriez dû faire avec l’homme qui vous a séduite et abandonnée, celui qui a failli vous envoyer à la mort parce que vous étiez sincère, parce que vous lui avez tout donné, parce que vous vous êtes montrée à lui telle que vous êtes, parce que vous vouliez seulement lui plaire et rien d’autre ? Savez-vous comment vous auriez dû vous rendre indispensable pour lui ? Savez-vous comment vous auriez dû le traiter ?...

GENEVIÈVE (se recroqueville au bout du banc, se concentre) : Comment ?

FIÉVREUX : Il aurait fallu lui dire qu’il est l’homme le plus beau, le plus extraordinaire, le plus intelligent au monde, vous ne comprenez pas ? Lui mentir simplement, ouvertement, insolemment à la face.

GENEVIÈVE : Mais lui…

FIÉVREUX : Mais lui, il n’était tout ça, n’est-ce pas ? Justement. Bien sûr qu’il n’était pas comme cela, mais ce qui compte est qu’il aimerait être comme ça, beau, intelligent, extraordinaire, ce pauvre type moche et insignifiant. Louanger celui que tout homme aime le plus au monde, lui-même – c’est l’unique moyen qui permette d’obtenir que l’on soit la seconde personne qu’il aime le plus après lui-même, qui le rende heureux en lui permettant de rêver sur lui-même.

GENEVIÈVE (impatiemment) : Ce ne sont que des mots, des généralités. Dites-moi enfin dans le concret, dans le réel, ce que j’aurais dû faire. Dites-le-moi précisément.

FIÉVREUX (se plaçant dans le rôle de la femme) : Il aurait fallu commencer par faire celle qui ne veut rien, qui n’attend absolument rien de lui. Vous l’avez simplement remarqué comme un homme étrange qui, et c’est le plus important, ne ressemble pas aux autres hommes. C’est ce qu’il aurait fallu lui faire croire d’abord. Qu’il est tout autre que les hommes que vous aviez rencontrés jusque-là.

GENEVIÈVE (écoute attentivement) : Jusque-là. Oui, je comprends.

FIÉVREUX (vif et gesticulant) : Ensuite, comme si vous aviez oublié tout le reste, il aurait fallu attacher une importance exceptionnelle à tout ce qu’il disait. Il aurait fallu écouter les yeux tout ronds, bouche bée, toutes les âneries qu’il gloussait, comme autant de paroles divines…

GENEVIÈVE (les yeux écarquillés, bouche bée, chuchote) : Oui… je comprends… continuez…

FIÉVREUX (vivement) : Comme si chaque mot de sa bouche vous avait foudroyée, allumant des lumières dans votre cerveau…

GENEVIÈVE (le regarde bouche bée).

FIÉVREUX (s’inquiète un instant) : Eh bien, que regardez-vous ? Vous ne croyez pas que c’est ainsi qu’il aurait fallu commencer ?

GENEVIÈVE (en chuchotant, sans le quitter du regard) : Mais si… c’est comme ça… vous avez raison… tout à coup… j’entrevois clairement… que c’est ce que j’aurais dû faire… aussi clairement… que si des lumières s’étaient allumées dans mon esprit… foudroyée par la vérité…

FIÉVREUX (prend un air supérieur) : Mais oui, ma pauvre petite. C’est ce que vous auriez dû faire. Vous auriez dû accueillir ses théories imbéciles, car tous les hommes sont pleins de théories, avec bienveillance et sans le contredire. Vous n’aviez qu’à répéter chaque fois avec des yeux admiratifs… en chuchotant : oui… c’est vrai… vous avez raison… c’est très juste…

GENEVIÈVE (les yeux admiratifs, en chuchotant) : Oui… oui… vous avez raison… c’est très juste.

FIÉVREUX : Comment ?

GENEVIÈVE : J’ai dit que vous aviez raison… c’est ce qu’il aurait fallu…

FIÉVREUX (poursuit) : Continuons. Une fois que vous l’avez convaincu que les autres hommes que vous aviez rencontrés jusque-là n’étaient que des moins que rien par rapport à lui et qu’il était l’unique homme digne de ce nom, vous auriez dû déclarer insolemment que vous ne l’abandonneriez plus jamais, et qu’il ne devait même pas s’occuper de vous parce que vous vous installeriez sur le seuil de sa porte, vous vivriez de pain et d’eau, que vous n’auriez besoin de rien d’autre que d’entendre ses paroles. C’est la deuxième étape.

GENEVIÈVE (resserrant son manteau usé) : Oui.

FIÉVREUX (l’observe) : Mais vous avez froid… Ne devriez-vous pas rentrer chez vous ?

GENEVIÈVE : Non, non… J’écoute, parlez. C’est le plus important. Et la troisième étape ?

FIÉVREUX : La troisième étape. Après un certain temps vous auriez dû lui faire croire que si vous êtes tombée amoureuse de lui, ce n’est pas à cause de son âme intelligente, merveilleuse, unique, mais parce qu’il est un homme beau et viril. À ce stade il aurait déjà été suffisamment cuisiné pour avaler le mensonge le plus absurde. Entre-temps les boniments auraient fait leur effet, il aurait été amoureux de vous jusqu’aux moelles, et il aurait remarqué tout seul, sans que vous ayez besoin de le signaler, ce dont vous aviez besoin. Vous me comprenez ? Vous n’auriez pas eu besoin de soulever que, patati et patata, j’ai besoin de robes, d’argent, d’amusements, de ci et de ça. Vous auriez dû simplement souligner que vous aviez honte de vous montrer petite, pauvrette et triste à côté d’un homme aussi éminent, élégant et merveilleux que lui. Le mec aurait pris cela pour argent comptant, et après que de cette façon vous lui auriez tout arraché, de l’amour, du temps, des robes et de l’argent, cette brute imbécile, enivrée de vos stupides flatteries, se serait tout à coup aperçu qu’il est vaincu, qu’il n’a plus rien, que vous lui êtes devenue indispensable, qu’il est amoureux de vous parce qu’il est amoureux des belles robes séduisantes et désirables qu’il vous a achetées. Et le temps serait venu que vous commandiez, vous auriez pris le dessus, c’est vous qui auriez pu le rejeter. Et moi, maintenant, c’est lui que j’aurais trouvé ici sous cet arbre avec une corde au cou, pas vous !... (Ces derniers mots, il les arrondit, tel un orateur qui achève victorieusement son discours bien construit avec un grand élan. Il se lève, il boutonne son pardessus.) C’est ainsi qu’il convient de traiter les hommes !

GENEVIÈVE (reste assise sans mot dire, fixe ses pieds).

FIÉVREUX (attend pour observer l’effet) : Alors ?!... Ai-je raison ?

GENEVIÈVE (immobile, d’une voix sourde) : Vous avez raison. (Elle se passe la main sur le front comme si elle venait de se réveiller.) Vous avez raison, je vois enfin comment est la vie.

 

(Pause.)

 

FIÉVREUX (très vif, mutin) : Grâce à Dieu. Ne soyez pas si affligée pour autant.

GENEVIÈVE (murmure d’une voix atone) : Je comprends maintenant, quand c’est déjà trop tard.

FIÉVREUX (lui tapote les épaules, paternaliste) : Comment cela, trop tard ! Qu’est-ce que c’est que ce discours ? Il reviendra, n’ayez pas peur.

GENEVIÈVE (d’une voix atone) : Trop tard.

FIÉVREUX (regarde sa montre) : Mais non, mais non… Le principal est que vous ne vous soyez pas tuée… le reste s’arrangera. Vous ferez la paix… Il reviendra… Bon, alors… (Il tend la main.)

GENEVIÈVE (d’une voix atone) : C’est trop tard…

FIÉVREUX (aurait aimé partir, abaisse sa main) : Comment cela, trop tard ?

GENEVIÈVE (d’une voix atone) : Trop tard… S’il revenait, je ne voudrais plus de lui.

FIÉVREUX (étonné) : Vraiment ?

GENEVIÈVE : Ni de lui, ni de ses semblables… Je ne veux plus voir ces hommes vulgaires, stupides… à qui une petite flatterie fait tourner la tête… Vous m’avez guérie – vous avez fait pénétrer la clarté dans mon âme.

FIÉVREUX : J’en suis ravi, mais il n’était nullement mon intention de vous dégoûter des hommes.

GENEVIÈVE (murmure, avec une grande sincérité) : Non, pas du tout, mais vous m’avez montré les différences qui existent entre un homme et un autre.

FIÉVREUX : Si vous croyez…

GENEVIÈVE (murmure, avec une grande sincérité) : Vous m’avez montré que je faisais fausse route. Et que maintenant je peux mourir tranquille, parce que j’ai au moins appris que c’est moi qui étais la stupide et malheureuse fautive. (Elle regarde l’arbre.)

FIÉVREUX (inquiet, il suit son regard) : Mais chère Mademoiselle… ma chère petite…

GENEVIÈVE (tend la main) : Geneviève… c’est mon nom. Sachez le nom de celle à qui vous vouliez sauver la vie ; mais vous avez sauvé plus que ça : la paix et la sérénité de son âme.

FIÉVREUX : Ma chère petite Geneviève… il ne faut pas le prendre avec un tel tragique…

GENEVIÈVE (fermement) : La paix et la sérénité de mon âme, pour me permettre désormais de mourir tranquille… Maintenant que je vois clairement à quel point j’étais ridicule et stupide… Maintenant que je vois pour quel homme miteux et abject j’ai souffert au point de vouloir quitter la vie… Maintenant que je vois que ma bêtise m’a fait perdre à l’avance ce que je ne connaissais même pas encore : le vrai, celui pour qui il vaut la peine de mourir si nous le perdons.

FIÉVREUX (ne comprend pas) : Qui ça ? De quel vrai vous parlez ? Qui avez-vous perdu à l’avance avant de le connaître ?

GENEVIÈVE (simplement) : Vous.

FIÉVREUX (après un silence, très ému) : Geneviève… (Il s’assoit.)

GENEVIÈVE (dans un crescendo passionné) : Oui, vous, dont il y a un quart d’heure encore je ne connaissais pas l’existence… Je ne savais pas que vous existiez… Je ne faisais que vous rêver, que vous imaginer, dans les heures du désespoir et de la tristesse… Mais dont j’ai toujours cru que ce n’était pas un homme réel, seulement la vision du désir désespéré et de l’imagination pour quelque chose de plus beau, de meilleur et de plus vrai… Un homme qui n’ait rien d’un épouvantail vaniteux, dont l’unique aspiration ne soit pas d’être supérieur aux autres… Un homme qu’on ne puisse pas manipuler par la flatterie mensongère, car il a de vraies valeurs que la flatterie n’atteint pas… Celui qui, pour être conscient de sa propre valeur, n’a pas besoin d’abîmer une femme et de la pousser à la mort… Un homme qui ne pousse pas la femme à la mort, mais la sauve au contraire grâce aux mots de la bonté et de la justice… Vous qui êtes capable d’insuffler et de créer une nouvelle vie, Vous que j’aurais dû connaître plus tôt, ce qui m’aurait peut-être permis de vivre heureuse… vous que j’ai connu trop tard, pour au moins mourir heureuse.

FIÉVREUX (très gêné) : Mais Geneviève… ma petite… ne parlez pas de mort… (Il la caresse.)

GENEVIÈVE (en extase, repousse sa main) : Partez… Quittez-moi maintenant… Je suis si heureuse et si sereine… C’est comme ça que je voudrais mourir… Dans la première minute heureuse et pure de ma vie, pour que mon ancienne vie ne puisse pas me rattraper… Oui, dans un moment si élevé, si supérieur, quand pour la première fois de ma vie je peux croire en quelqu’un, qui soit meilleur que tous ces infâmes. Quittez-moi maintenant, s’il vous plaît, partez, oubliez-moi, vous avez achevé votre tâche, vous avez rendu heureuse pour un instant la plus misérable des femmes en lui permettant de vous connaître, l’homme le plus noble. (D’une voix vibrante, entrecoupée de sanglots.) Quittez-moi, Ákos

FIÉVREUX (sa voix tremble également) : Pas ÁkosÖdön

GENEVIÈVE (en extase, lui repousse la main) : Ou Ödön

FIÉVREUX : Oui… petite Geneviève… Mais ne soyez plus si triste… Vraiment… Vous m’affligez.

GENEVIÈVE : Je ne suis pas triste, je suis heureuse. (Elle le regarde avec admiration.)

FIÉVREUX : N’ayez pas ce regard étrange… Alors, vous croyez vraiment… Vous avez vraiment le sentiment… que vous avez changé ?

GENEVIÈVE : Comme si c’était une renaissance. Comme si je commençais seulement à respirer. Ma vie s’est remplie d’un contenu.

FIÉVREUX (la caresse avec émotion) : Ma petite, ma chère petite… ma pauvre chérie…

GENEVIÈVE (brisée) : Vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai souffert. Vous ne savez pas de quels hommes j’ai été entourée jusqu’ici.

FIÉVREUX : Moi je ne saurais pas ? Bien sûr que je sais ! Je connais les hommes, moi. Ma pauvre petite… Comme je vous plains…

GENEVIÈVE (se rapproche de lui) : Maintenant tout est si beau… Pourquoi ne me laissez-vous pas seule ? J’aimerais mourir.

FIÉVREUX (l’étreint) : Geneviève… Que dites-vous là ?

GENEVIÈVE (d’une voix mourante) : Mais si… mais si…

FIÉVREUX (l’étreint, chuchote d’une voix cassée) : Je ne vous permets pas de mourir… Non… je veux que vous viviez…

GENEVIÈVE (chuchote) : Ödön… ne me serrez pas si fort… Ne me serre pas tant… Cela ne me calme pas…

FIÉVREUX: Mais comment vous calmer alors ? Comme cela… (Il l’embrasse.)

GENEVIÈVE (le lui rend. Un long baiser. Pause. Elle cache son visage dans ses mains.)

FIÉVREUX (gêné) : Vous sentez-vous un peu plus calme ?

GENEVIÈVE : Je me sens toute drôle… J’ai le vertige… je ne me suis jamais sentie comme cela…

FIÉVREUX : Venez… Partons d’ici… Il commence à faire frais…

GENEVIÈVE : Oui… Oui… Tu m’as sauvée… Je ne veux plus mourir… Je veux vivre… à condition de rester près de toi…

FIÉVREUX : Ma petite…

GENEVIÈVE (se jette brusquement à son cou, l’embrasse longuement).

FIÉVREUX (cherche sa respiration) : Geneviève… pas tant d’ardeur… Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

GENEVIÈVE (lui serre convulsivement les bras, comme ivre) : Ce qui m’arrive ? Tu ne le vois pas ? Alors pourquoi tu m’as embrassée à l’instant ?

FIÉVREUX : Je voulais te calmer… parce que tu étais si triste…

GENEVIÈVE : Me calmer ?! Calmer les feuilles fanées, desséchées, en y mettant le feu ? Calmer l’eau en la fouettant comme une tempête ?

FIÉVREUX : Mais tu as dit que…

GENEVIÈVE : Je me fiche de ce que j’ai dit ! Et je m’en fiche de ce que tu as dit ! Crois-tu que… c’était tes paroles qui m’ont retenue ici ? N’as-tu pas vu que je ne faisais que regarder tes lèvres ? Sans même écouter ce que tu disais !

FIÉVREUX (étonné) : Tu ne m’as pas écouté ?

GENEVIÈVE : Est-ce que les mots, les froides pensées m’importent ? Ce qui comptait pour moi c’est que c’est toi qui les disais… Je suivais tes gestes, tes mouvements, tes bras souples et virils, pendant que tu gesticulais… tes yeux qui étincelaient… tes belles lèvres ironiques qui s’ouvraient et se refermaient… Je te regardais toi, comme tu es spécial, comme tu es beau !... Comme tu es différent de tous les autres que j’ai connus… Voilà ce que je regardais depuis le premier instant que je t’ai vu… Toi, l’unique homme au monde !

FIÉVREUX (pendant qu’elle parle d’yeux, de lèvres, il porte sa main à ses yeux, à sa bouche. D’une voix étouffée) : Geneviève… (Il la prend par la main.) Ne parle pas… viens… partons…

GENEVIÈVE : Non… pas comme ça ensemble… avance devant… je te suivrai, de loin seulement… comme ta bonniche…

FIÉVREUX (d’une voix vibrante) : Geneviève ! Veux-tu être à moi ?

GENEVIÈVE : Je ne le veux pas – je le suis, malgré ma volonté.

FIÉVREUX (d’une voix vibrante) : Tu veux que… je sois à toi ?

GENEVIÈVE : Je ne veux rien, seulement que tu me tolères près de toi.

FIÉVREUX : Non, il est interdit de parler comme cela. Dis ce que tu souhaites, ce que tu veux, ce que tu exiges. Je veux te prouver… que tu ne t’es pas trompée… en me distinguant… en me… en me comprenant… la première femme… tu es la première femme qui me comprend…

GENEVIÈVE : Je veux seulement que tu partages avec moi ton chagrin, si tu as un chagrin… et que tu acceptes ma joie, si j’ai une joie.

FIÉVREUX : Ma chère, très chère petite Geneviève… comme je suis heureux… comme je te suis reconnaissant… alors c’est vrai ? Es-tu heureuse ?

GENEVIÈVE (elle se blottit sur sa poitrine) : Tu le demandes ? Puisque je suis avec toi.

FIÉVREUX : Et tu resteras avec moi… (Avec vivacité.) À bas tous ces tristes discours… je veux que ma petite caille soit gaie et heureuse… Qu’elle oublie le passé et qu’elle regarde l’avenir avec confiance… Je veux voir rire mon unique… sans soucis, oubliant tout le reste… Tu sais quoi ? Nous allons maintenant partir d’ici, nous allons quelque part où il y a de la gaîté, de la musique…

GENEVIÈVE (se blottit contre lui, boudeuse) : Partir d’ici, où nous sommes seuls, où nous sommes heureux ?

FIÉVREUX : Nous pourrons être seuls là-bas aussi, parmi les gens, au-dessus de la foule des imbéciles qui n’ont aucune chance de nous comprendre… Tu sais quoi ? Allons dîner au Ramoneur.

GENEVIÈVE (le caresse) : Pourquoi au Ramoneur, oh, grand enfant que tu es ? Si tu veux à tout prix aller quelque part, je ne permets pas que tu te montres à un endroit aussi vulgaire – va plutôt au Ritz, mon cher bonheur !

FIÉVREUX : Pourquoi tu me dis va ? Allons-y tous les deux.

GENEVIÈVE (fait tristement non de la tête).

FIÉVREUX : Qu’y a-t-il ? Tu n’as pas envie d’y aller ?

GENEVIÈVE (se toise des pieds à la tête) : Je ne veux pas te compromettre en y allant dans cet accoutrement. Vas-y seul, les lumières, l’étincellement, c’est pour toi, pour souligner ton brillant, moi, petit moineau gris, je resterai derrière, dans la pénombre.

FIÉVREUX : Oh, enfant que tu es, grande enfant, avec tes grands yeux noirs étonnés et intelligents. (Il réfléchit.) Mais tu as raison de dire que tu ne peux pas m’accompagner comme ça. (Il réfléchit encore, puis il trouve.) Ça y est, j’ai trouvé ! Tu viens avec moi – en auto, et nous achetons un joli petit manteau.

GENEVIÈVE : Quelle auto ?

FIÉVREUX : Mon auto est garée tout près d’ici, en une minute nous serons chez Holczer.

GENEVIÈVE (réfléchit) : Cette voiture est-elle fermée, mon unique ?

FIÉVREUX : Non, mon bonheur, c’est une décapotable.

GENEVIÈVE : Alors je n’y monte pas, n’insiste pas, mon idole. Je ne veux pas que les gens se disent que tu t’es abaissé jusqu’à asseoir ta servante auprès de toi.

FIÉVREUX : Non mais…

GENEVIÈVE : Fais-moi confiance, je connais mieux ces choses-là. Il ne faut pas que tu te laisses aller à cause de moi, que tu te négliges, que les gens te fassent des remarques ! Ta vie extérieure doit être immaculée comme celle du chevalier du Graal !

FIÉVREUX (hésite) : Tu crois ?

GENEVIÈVE : Je considère comme le but de ma vie de veiller sur ta réputation.

FIÉVREUX (brusquement) : Tu sais quoi ? J’y vais et je rapporte ce manteau – je serai de retour en deux minutes. (Amoureusement.) Tu attendras ?

GENEVIÈVE : Le manteau, non.

FIÉVREUX (effrayé) : Tu ne veux pas m’attendre ?

GENEVIÈVE (fait des chatteries) : Mais si, je t’attendrai.

FIÉVREUX : Assieds-toi sur le banc ici, je serai de retour dans deux minutes. (Il part en courant.)

GENEVIÈVE (douloureusement) : Ödön !

FIÉVREUX (revient en courant) : Qu’y a-t-il, mon amour ?

GENEVIÈVE : Tu ne m’embrasses pas ?

FIÉVREUX (l’embrasse) : Ma chère petite !

GENEVIÈVE (pendue à son cou) : Qu’il soit long…

FIÉVREUX (ému) : Le baiser ?

GENEVIÈVE (tendrement) : Non… le manteau… (Vite.) Pour qu’il cache bien cette pauvreté…

FIÉVREUX : Oui… Je vole… (Il part, coups de klaxon.)

GENEVIÈVE (seule. De son sac elle sort un miroir, un poudrier, un pinceau, du rouge à lèvres, elle s’assoit sur le banc, elle se maquille. Puis elle arrange son corsage, sa jupe. Elle réfléchit. Puis elle sort une lettre de son sac, elle lit l’adresse à mi-voix) : « Je prie la police de transmettre la présente lettre à Monsieur Jules Compact, résidant à Buda, 96 rue Verbőczy, et je ne veux pas qu’on m’autopsie. » (Elle réfléchit puis décachette la lettre et la lit.) « Quand tu liras ces lignes, je ne serai plus parmi les vivants. Je t’ai prié, je t’ai supplié, tu as pourtant piétiné mon cœur orphelin. Jules, mon Jules, espoir de mon cœur, j’ai essayé de vivre sans toi, mais comme dit le poète, ce n’était pas possible, je quitte donc ce monde, mais toi, continue de rire, de t’amuser, de te réjouir, et je ne te demande qu’une chose, c’est de graver sur ma tombe : ci gît une malheureuse orpheline. » (Elle se frotte les yeux, pousse un soupir.) Oh, que c’est beau ! (Elle réfléchit.) Quel dommage que je ne puisse plus l’envoyer ! (Elle déchire la lettre. Klaxon de voiture.)

FIÉVREUX (revient en haletant avec un immense carton) : Ma chérie ! Me voici ! (Il défait le paquet, tout excité, rayonne de bonheur.) Alors, est-ce que mon goût te convient ?

GENEVIÈVE (l’embrasse) : Que tu es mignon ! (Elle saute du banc, défait le manteau, l’essaye, le regarde, tourne en tous sens.) Il me va ?

FIÉVREUX (avec fierté) : Tu es ravissante ! (Il l’embrasse.)

GENEVIÈVE (se détache) : Il me faudrait un miroir !

FIÉVREUX : Tu en trouveras au Ritz !

GENEVIÈVE : Où ? Au Ritz ? Petit bêta !

FIÉVREUX : Tu ne veux pas y aller ? Mon auto est là…

GENEVIÈVE : Avec des souliers comme ça ? Tu ne penses quand même pas qu’on me laissera entrer ! Petit bêta ! J’aurais l’air de quoi ?

FIÉVREUX (se frappe le front) : Oh, que je suis bête ! J’y ai pourtant pensé, je voulais t’en acheter, puis j’ai oublié. Attends, je reviens ! (Il se sauve, klaxon.)

GENEVIÈVE (scrute l’habit, pousse un soupir de satisfaction. Elle réfléchit, puis elle ressort crayon et papier à lettres de son sac. Elle réfléchit, puis se met à écrire, en lisant à mi-voix ce qu’elle écrit.) : « À Monsieur Jules Compact, 96 rue Verbőczy. – Cher Jules, pour une affaire très importante, je vous prie de venir me trouver à l’endroit habituel. Affaire très importante ! Geneviève. » (Elle cachette la lettre. Klaxon.)

FIÉVREUX (arrive en courant, chargé d’un paquet) : Ma chérie, c’est pour toi !

GENEVIÈVE (boudeuse) : Tu as mis longtemps.

FIÉVREUX (s’excuse) : Je n’avais pas assez d’argent sur moi, j’ai d’abord dû rentrer à la maison. Mais grâce à Dieu tout est là. Asseyons-nous, je te les enfile. (Il se met à genoux devant Geneviève, il la chausse.)

GENEVIÈVE (se met debout, observe les chaussures).

FIÉVREUX (heureux) : Elles sont magnifiques ! On peut y aller, maintenant !

GENEVIÈVE (écarquille les yeux) : Et le chapeau ?

FIÉVREUX : Quel chapeau ?

GENEVIÈVE (rit bruyamment) : Petit bêta ! Comment imagines-tu que j’entre dîner au Ritz sans chapeau ?

FIÉVREUX (étonné) : Mais mon petit bonheur…

GENEVIÈVE : Tu es vraiment un grand enfant, on ne peut rien pour toi ! On voit bien que tu n’as jamais eu affaire à une dame, mon chéri !

FIÉVREUX (légèrement impatient) : Mais, mon ange, pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ?

GENEVIÈVE : Je croyais que tu y penserais tout seul.

FIÉVREUX : Tu ne pourrais vraiment pas venir comme ça ?

GENEVIÈVE : Que je monte dans l’auto sans chapeau ! Tu n’y penses pas !

FIÉVREUX (réfléchit) : Et… il ne te faut rien d’autres ?

GENEVIÈVE (brusquement) : Mais si, mon ange, pour que tu ne puisses pas dire ensuite que c’est moi qui suis oublieuse. Tu pourrais porter cette lettre à mon cousin, si c’est sur ta route.

FIÉVREUX (examine la lettre) : Ton cousin ?

GENEVIÈVE : Oui. Je dois le rassurer, parce qu’il y a deux heures je lui ai écrit : « quand tu liras ces lignes, je ne serai plus parmi les vivants ».

FIÉVREUX (met la lettre dans sa poche) : D’accord. Tu n’as besoin de rien d’autre ?

GENEVIÈVE : Non, mon chéri, mais reviens vite ! J’ai déjà très faim.

FIÉVREUX : Je serai de retour dans cinq minutes. (Il s’en va. Klaxon.)

GENEVIÈVE (chante) : 

 

Du haut de la montagne

Regardant la vallée

Je vois trois comtes

Nichant dans un canot

 

Des trois le plus jeunot

Au bord de leur canot

Offre du vin gai

Dans une coupe dorée.

 

À quoi bon le vin pour moi

Si je ne peux pas boire :

Je dois entrer au couvent,

Même si mon cœur se brise.

 

Personne ne vient ici

Et moi je ne peux pas sortir

Je mettrai le feu au couvent

Si on m’en refuse l’entrée.

 

(Klaxon)

 

FIÉVREUX (arrive tout essoufflé avec un carton à chapeau) : Me voici, ma chérie. (Essoufflé, il se laisse tomber sur le banc).

GENEVIÈVE (lui arrache le carton des mains, en extrait le chapeau, l’essaye. Toujours aussi boudeuse) : Tu m’as fait attendre !

FIÉVREUX (haletant) : Ma chérie… j’ai eu un petit problème… je n’avais plus… sur moi… ni à la maison… plus de … euh…

GENEVIÈVE : Plus de quoi ?

FIÉVREUX : Euh… plus de ces papiers… de ces billets, comment on dit déjà… plus d’argent…

GENEVIÈVE : Et à la banque ?

FIÉVREUX : Plus à la banque non plus…

GENEVIÈVE : Et alors ?

FIÉVREUX : Mais ton… ton cousin… a bien voulu… m’acheter… euh… mon auto, et moi j’ai acheté ce… chapeau, et lui, il a bien voulu m’emmener ici avec mon auto, ou plutôt son auto… et il nous emmènera aussi au Ritz quand… tu auras mis… le chapeau !

GENEVIÈVE (essaye le chapeau) : Il me va bien ?

FIÉVREUX : À ravir. (Il a repris son souffle, se lève.) Alors, nous pouvons partir, mon amour. (Il l’embrasse et dit d’une voix tremblante.) Es-tu heureuse ?

GENEVIÈVE (se pend à son cou, d’une voix tremblante) : Je suis heureuse ! Tu es le meilleur homme au monde !

FIÉVREUX (tendrement) : Ma Geneviève !

GENEVIÈVE (même ton) : Le meilleur homme au monde qui m’a appris comment il faut traiter le dernier des imbéciles comme toi !

 

(Pendant ce temps le docteur Compact apparaît derrière eux.)

 

FIÉVREUX (se redresse et dit, hébété) : Pardon ?

GENEVIÈVE (poursuit sur le même ton, tout en s’approchant du docteur Compact) : Afin de séduire un autre imbécile, celui-ci ! (Avec coquetterie vers le docteur Compact.) Il te plaît, mon chapeau ?

DR Compact (rigole).

GENEVIÈVE (vite, en désignant Fiévreux) : Ce monsieur a bien voulu m’apporter ce chapeau parce que je ne voulais pas trop te faire attendre. On peut y aller, mon chéri. (Le Dr Compact et elle s’en vont. Klaxon de voiture.)

FIÉVREUX (les regarde partir. Puis autour de lui. Méditatif. Puis il retourne ses poches Il médite encore, regarde l’arbre. Réfléchit. Il monte sur le banc. Examine la corde. Avec des yeux d’expert) : Je me suis trompé, elle ne cassera pas. (Il s’attache la corde au cou.)

 

 

Rideau