Frigyes Karinthy : Danse sur la corde

Extrait n° 1

 

 

Le pilote se penchait maintenant. Là, étendu devant ses pieds, gisait le corps enroulé dans de la soie blanche, tel un cocon, aminci à l'une de ses extrémités. Soigneusement il ôta de la tête le morceau de soie, le visage se dégagea. Il était blanc et calme la bouche aux lignes pures, elle avait la même expression de calme tristesse et semblait observer quelque chose. Car seule la bouche observait, les yeux étaient clos – les beaux, les profonds yeux de velours étaient clos, et au-dessus, avec un léger soulèvement interrogateur, l'arc mince et grave des sourcils.

[…]

Le pilote enveloppa de nouveau dans son cocon de soie le cadavre, le redéposa devant ses pieds et saisit le levier de commande. La queue de l'oiseau s'abaissa avec un bref sifflement, la carcasse s'éleva et se pressa contre le vent.

[…]

Il plaqua sa casquette de côté, retira ses lunettes, les jeta sur le siège. Ensuite sans tarder il se mit en marche vers la caverne. Une barricade de sable damé lui bloquait le passage : il se pencha, l'examina avec attention, en ramassa même une poignée. Puis il entra plus avant, tâtonna le long des murs. Il jeta un coup d'œil à l'intérieur, trouva ce sur quoi il comptait. Il fit demi-tour, se hâta vers l'oiseau. L'oiseau se tenait là, le piston haletait encore, de plus en plus silencieusement. Il démonta les grandes roues, fixa une courroie à l'essieu et s'en attacha les deux extrémités autour de la taille. Et d'un coup de reins il se mit à tirer l'oiseau derrière lui, les lourdes roues en grinçant, jetaient des étincelles sur des silex tranchants.

[…]

Il tapota ses vêtements, chassa la poussière de ses bottes. Il était encore inquiet... Il jeta encore quelques coups d’œil en arrière vers le trou noir de la caverne... Il s'assit un moment comme quelqu'un qui aurait eu l'intention de monter la garde.

Ensuite pourtant, hésitant, il se mit en marche vers la ville inconnue.

[…]

 

L’homme regarda dans la direction que la femme avait indiquée. C'était une longue rue inconnue, il ne l'avait jamais vue, jamais non plus il n'aurait pensé la voir un jour.

- Oui, par là, dit-il en hochant la tête lui aussi.

- Alors, adieu.

Elle lui tendit la main. L'homme silencieusement, tout pensif lui baisa la main. Ils restèrent encore immobiles un instant.

- Moi je sais qui vous êtes, dit la femme en souriant un peu et ses yeux jetèrent un éclair.

L’homme pâlit.

- Vous êtes Rudolf Jellen, le célèbre Rudolf Jellen

L’homme la regarda dans les yeux, sans un mot. La femme pouffa de rire.

- Mon mari ne vous aime pas, dit-elle.

Ils se serrèrent la main et se quittèrent.

L'homme entra dans un cabaret. Il commanda un café noir et demanda le journal. Sur la deuxième page il trouva ce qu'il cherchait : Le professeur Rudolf Jellen est arrivé dans la capitale, il visitera demain la clinique Horosek.

[…]

- Rudolf Jellen… Tu as certainement déjà entendu son nom… Ma femme.

Erna ne fut pas du tout surprise.

- Je connais déjà Monsieur le Professeur. Seulement je ne sais pas s'il se souvient encore de moi. Chez mon amie Olga, Olga Kétli, j’ai eu quelques instants cette chance.

Rudolf Jellen murmura quelque chose. Un flot de sang brûlant lui monta au visage.

Ils dînèrent à trois, l'ambiance s’anima. Rudolf Jellen racontait des histoires amusantes, il s'avéra un charmant garçon. Erna versa du vin, fit apporter des petits fours. Elle bondissait souvent de la table, allait dans la cuisine donner ses ordres. Une fois elle s'absenta assez longtemps et, pendant ce temps, ils se turent, mais dans ce silence quelque chose gênait le mari qui se força à engager la conversation. Le monde médical était intrigué par un cas intéressant : une opération effectuée par un chirurgien français sur sa propre personne...

[…]

Erna revint dans la pièce. Sa bouche était plus rouge et ses yeux plus brillants. Sa coiffure aussi avait changé. Elle s'assit, versa du café, se pencha en avant et, immédiatement, comme si elle avait écouté à la porte et entendu chaque mot, elle se mêla à la conversation. Elle aussi avait subi jadis ce genre d’opération – dit-elle d’un ton badin. Mais on lui avait fait une piqûre auparavant.

[…]

 

Rudolf Jellen resta pensif Il n'y avait là rien de beau ni de réjouissant, rien qu'une contrainte irrésistible. Il lui prit l’envie subite de sortir de la pièce, de saisir la main de Károly Bolza, de la serrer chaleureusement et de prendre congé de lui. Mais il restait assis et attendait de voir ce qu'il devait faire. Il savait que, maintenant, l'un après l’autre suivraient des événements auxquels il prendrait part, comme si c'était lui qui les dirigeait, qui les faisait, il ne savait pas encore ce qu'ils seraient, seulement qu’ils étaient déjà tout prêts, alignés l'un derrière l'autre... des événements qui ont déjà eu lieu, peut-être rarement, mais au moins une fois ou deux. Il se demandait avec étonnement pourquoi ces événements qui le concernaient ne l’intéressaient que médiocrement.

[...]

La moitié de la matinée s'écoula en entretiens et conversations téléphoniques. Enfin l'individu en question qui désirait présenter ses respects s'avéra être non pas le secrétaire, mais István Kalp en personne, le chef au sujet duquel Rudolf Jellen avait lu de nombreux articles au milieu de l'agitation politique des derniers jours. Au début, il était question de solliciter les conseils de Rudolf Jellen, à titre tout à fait confidentiel bien sûr, et on avait recommandé de ne rien révéler de l'affaire aux journalistes. Ensuite la situation évolua de telle façon qu'on trouva préférable que Monsieur le Professeur se donnât la peine de se rendre au palais ; le chef, pour une affaire personnelle, désirerait mettre à contribution son précieux temps, si ce n'était pas inopportun, naturellement. Il viendrait bien lui-même, mais la chose était de nature telle qu'elle pouvait être traitée avec plus de commodité dans l’appartement du chef. Rudolf Jellen monta en voiture et partit pour le palais.

Avec sa gorge de loup, son léger bégaiement, l'homme d'État était un personnage de haute taille, élégant. Très poli, gentleman jusqu'au bout des ongles, il n'y avait pas la moindre ombre de pédanterie ou d’arrogance dans son comportement qui vînt déparer sa stature d'homme public.

[...]

Jamais il ne parlait de ses propres affaires, mais toujours de ce qui intéressait le plus son interlocuteur, compte tenu de sa fonction, son ambition ou sa situation, et il en parlait exactement comme si la chose l'intéressait lui aussi véritablement au plus haut point, comme si compte tenu de ses propres goûts, il n'était pas véritablement à sa place, l’activité de son interlocuteur du moment 1'intéressant davantage. Les peintres étaient stupéfaits de voir quelles vues exactes il avait sur les Beaux-Arts, les écrivains le comptaient au nombre des leurs. Les savants aussi avaient une bonne opinion de lui. Les ouvriers ne le maltraitaient pas, bien qu’il ne luttât pas à leurs côtés, les dirigeants du gouvernement contre lequel il avait constitué un parti discutaient plus volontiers avec lui qu'entre eux. Le souverain, un jour, au cours d'une conversation légère où l'on s'était demandé qui saurait le mieux jouer son rôle si le besoin s'en présentait, avait mentionné István Kalp d'une façon inattendue, en faisant allusion à une audience antérieure durant laquelle il avait longuement et vraiment très confidentiellement bavardé avec lui.

Rudolf Jellen eut vite fait de remarquer ce tour de force nerveux, mais tout d'abord il n'en parla pas. Le chef, avec une simplicité naturelle, sur un ton gai et jovial, s'excusa d’avoir eu recours à toutes sortes de boniments arrogants pour atteindre son but : il aurait tout simplement beaucoup aimé discuter avec le Maître, comme un simple particulier, il était extrêmement curieux de connaître toute sa doctrine, ce qu'il professait par ses articles et par ses actes, déclenchant une révolution non seulement dans la science, mais jusque dans la philosophie, et spécialement dans le domaine de la théorie de la connaissance. Naturellement, il était très heureux que le Maître ait visité son pays.

 

 

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