Frigyes
Karinthy : Danse sur
la corde
Extrait n° 1
Le pilote se penchait maintenant. Là,
étendu devant ses pieds, gisait le corps enroulé dans
[…]
Le pilote enveloppa de nouveau dans son
cocon de soie le cadavre, le redéposa devant ses pieds et saisit le
levier de commande. La queue de l'oiseau s'abaissa avec un bref sifflement, la
carcasse s'éleva et se pressa contre le vent.
[…]
Il plaqua sa casquette de
côté, retira ses lunettes, les jeta sur le siège. Ensuite
sans tarder il se mit en marche vers la caverne. Une barricade de sable
damé lui bloquait le passage : il se pencha, l'examina avec
attention, en ramassa même une poignée. Puis il entra plus avant,
tâtonna le long des murs. Il jeta un coup d'œil à
l'intérieur, trouva ce sur quoi il comptait. Il fit demi-tour, se
hâta vers l'oiseau. L'oiseau se tenait là, le piston haletait
encore, de plus en plus silencieusement. Il démonta les grandes roues,
fixa une courroie à l'essieu et s'en attacha les deux
extrémités autour de la taille. Et d'un coup de reins il se mit
à tirer l'oiseau derrière lui, les lourdes roues en
grinçant, jetaient des étincelles sur des silex tranchants.
[…]
Il tapota ses vêtements, chassa la
poussière de ses bottes. Il était encore inquiet... Il jeta
encore quelques coups d’œil en arrière vers le trou noir de
la caverne... Il s'assit un moment comme quelqu'un qui aurait eu l'intention de
monter la garde.
Ensuite pourtant, hésitant, il se
mit en marche vers la ville inconnue.
[…]
L’homme regarda dans la direction que
la femme avait indiquée. C'était une longue rue inconnue, il ne
l'avait jamais vue, jamais non plus il n'aurait pensé la voir un jour.
- Oui, par là,
dit-il en hochant la tête lui aussi.
- Alors, adieu.
Elle lui tendit la main. L'homme
silencieusement, tout pensif lui baisa la main. Ils restèrent encore
immobiles un instant.
- Moi je sais qui vous êtes, dit la
femme en souriant un peu et ses yeux jetèrent un éclair.
L’homme pâlit.
- Vous êtes Rudolf Jellen, le célèbre Rudolf Jellen
L’homme la regarda dans les yeux,
sans un mot. La femme pouffa de rire.
- Mon mari ne vous aime pas, dit-elle.
Ils se serrèrent la main et se
quittèrent.
L'homme entra dans un cabaret. Il commanda
un café noir et demanda le journal. Sur la deuxième page il
trouva ce qu'il cherchait : Le
professeur Rudolf Jellen est arrivé dans la
capitale, il visitera demain la clinique Horosek.
[…]
- Rudolf Jellen…
Tu as certainement déjà entendu son nom… Ma femme.
Erna ne fut pas du tout surprise.
- Je connais déjà Monsieur
le Professeur. Seulement je ne sais pas s'il se souvient encore de moi. Chez
mon amie Olga, Olga Kétli, j’ai eu
quelques instants cette chance.
Rudolf Jellen
murmura quelque chose. Un flot de sang brûlant lui monta au visage.
Ils dînèrent à trois,
l'ambiance s’anima. Rudolf Jellen racontait des
histoires amusantes, il s'avéra un charmant garçon. Erna versa du
vin, fit apporter des petits fours. Elle bondissait souvent de la table, allait
dans la cuisine donner ses ordres. Une fois elle s'absenta assez longtemps et,
pendant ce temps, ils se turent, mais dans ce silence quelque chose
gênait le mari qui se força à engager la conversation. Le
monde médical était intrigué par un cas intéressant
: une opération effectuée par un chirurgien français sur
sa propre personne...
[…]
Erna revint dans la pièce. Sa bouche
était plus rouge et ses yeux plus brillants. Sa coiffure aussi avait
changé. Elle s'assit, versa du café, se pencha en avant et,
immédiatement, comme si elle avait écouté à la
porte et entendu chaque mot, elle se mêla à la conversation. Elle
aussi avait subi jadis ce genre d’opération – dit-elle
d’un ton badin. Mais on lui avait fait une piqûre auparavant.
[…]
Rudolf Jellen
resta pensif Il n'y avait là rien de beau ni de réjouissant, rien
qu'une contrainte irrésistible. Il lui prit l’envie subite de
sortir de la pièce, de saisir la main de Károly Bolza, de la serrer chaleureusement et de prendre
congé de lui. Mais il restait assis et attendait de voir ce qu'il devait
faire. Il savait que, maintenant, l'un après l’autre suivraient
des événements auxquels il prendrait part, comme si
c'était lui qui les dirigeait, qui les faisait, il ne savait pas encore
ce qu'ils seraient, seulement qu’ils étaient déjà
tout prêts, alignés l'un derrière l'autre... des
événements qui ont déjà eu lieu, peut-être
rarement, mais au moins une fois ou deux. Il se demandait avec
étonnement pourquoi ces événements qui le concernaient ne
l’intéressaient que médiocrement.
[...]
La moitié de la matinée
s'écoula en entretiens et conversations téléphoniques.
Enfin l'individu en question qui désirait présenter ses respects
s'avéra être non pas le secrétaire, mais István Kalp en personne, le chef au sujet duquel Rudolf Jellen avait lu de nombreux articles au milieu de
l'agitation politique des derniers jours. Au début, il était
question de solliciter les conseils de Rudolf Jellen,
à titre tout à fait confidentiel bien sûr, et on avait
recommandé de ne rien révéler de l'affaire aux
journalistes. Ensuite la situation évolua de telle façon qu'on
trouva préférable que Monsieur le Professeur se donnât la
peine de se rendre au palais ; le chef, pour une affaire personnelle,
désirerait mettre à contribution son précieux temps, si ce
n'était pas inopportun, naturellement. Il viendrait bien lui-même,
mais la chose était de nature telle qu'elle pouvait être
traitée avec plus de commodité dans l’appartement du chef.
Rudolf Jellen monta en voiture et partit pour le
palais.
Avec sa gorge de loup, son léger
bégaiement, l'homme d'État était un personnage de haute
taille, élégant. Très poli, gentleman jusqu'au bout des
ongles, il n'y avait pas la moindre ombre de pédanterie ou
d’arrogance dans son comportement qui vînt déparer sa
stature d'homme public.
[...]
Jamais il ne parlait de ses propres
affaires, mais toujours de ce qui intéressait le plus son interlocuteur,
compte tenu de sa fonction, son ambition ou sa situation, et il en parlait
exactement comme si la chose l'intéressait lui aussi
véritablement au plus haut point, comme si compte tenu de ses propres
goûts, il n'était pas véritablement à sa place,
l’activité de son interlocuteur du moment 1'intéressant
davantage. Les peintres étaient stupéfaits de voir quelles vues
exactes il avait sur les Beaux-Arts, les écrivains le comptaient au
nombre des leurs. Les savants aussi avaient une bonne opinion de lui. Les
ouvriers ne le maltraitaient pas, bien qu’il ne luttât pas à
leurs côtés, les dirigeants du gouvernement contre lequel il avait
constitué un parti discutaient plus volontiers avec lui qu'entre eux. Le
souverain, un jour, au cours d'une conversation légère où
l'on s'était demandé qui saurait le mieux jouer son rôle si
le besoin s'en présentait, avait mentionné István Kalp d'une façon inattendue, en faisant allusion
à une audience antérieure durant laquelle il avait longuement et
vraiment très confidentiellement bavardé avec lui.
Rudolf Jellen eut
vite fait de remarquer ce tour de force nerveux, mais tout d'abord il n'en
parla pas. Le chef, avec une simplicité naturelle, sur un ton gai et
jovial, s'excusa d’avoir eu recours à toutes sortes de boniments
arrogants pour atteindre son but : il aurait tout simplement beaucoup
aimé discuter avec le Maître, comme un simple particulier, il
était extrêmement curieux de connaître toute sa doctrine, ce
qu'il professait par ses articles et par ses actes, déclenchant une
révolution non seulement dans la science, mais jusque dans la
philosophie, et spécialement dans le domaine de la théorie de la
connaissance. Naturellement, il était très heureux que le
Maître ait visité son pays.