Frigyes Karinthy : Danse sur la corde

Extrait n°3

 

 

Kalp bricola les fils. Tout l'appareillage sifflait et bourdonnait, des étincelles crépitaient dans la pénombre.

- Que vienne donc n'importe qui !

La colonne de brume s'élance vers les hauteurs, à l'intérieur brillent des lumières. Ensuite, lentement, après un long tournoiement, quelque chose prend forme. Ils ne le reconnaissent pas. Visage ridé au regard disgracieux, perruque à queue blanche. Sa culotte gorge-de-pigeon, fermée par une boucle et complétée par des bas, lui colle aux cuisses.

- Ben, marquis, pas trop tôt ! Je t'ai déjà vu quelque part, seulement je ne sais pas qui tu es. Présente-toi, s'il te plaît!

Le revenant sourit malicieusement, se tait.

- Voltaire ?... Ou un des Bourbons ?... Ou Frédéric le Grand ?... Aucun de ceux-là et un peu de tous... Il y a en toi quelque chose du sage... quelque chose du tyran... et quelque chose du soldat… J'y suis !... Marquis de Sade...

Le revenant s'incline.

- Les Infortunes de la vertu et Les prospérités du vice, des chefs-d'œuvre tous les deux ! Enfin je peux te voir en face, Christ des Satan, auteur de la bible du Mal ! Je ne savais même pas que, parmi la somptueuse canaille qui vit sous mon esprit, toi aussi tu t'étais tapi quelque part. Allez, dans 1'arène, mon gars ! Bavardons un peu. Le revenant les regarde narquoisement.

[…]

Mais le revenant se tait, il écoute en clignant des yeux et en souriant. 

- Hé, tu ne sais donc pas parler ? Il n'y a que moi qui puisse te donner des mots, moi qui ai été bon et qui n'ai pas assassiné ? Alors va-t’en, revenant abject, nous n'avons rien à voir ensemble. Va trouver ton fidèle compagnon là-bas dans les enfers, lui te comprend, il éprouve dans la souffrance exactement le même plaisir que toi dans la torture, moi je n'ai besoin ni de l’une ni de l'autre, aucune ne me rend heureux, est-ce que tu entends ? Ta cruauté m'ennuie, puisque c'est Seulement parce que tu ne connais pas la souffrance que tu es cruel, va-t’en, laisse la place à des revenants plus amusants ! Arrière Satan!

La colonne de brouillard frémit et se troubla. La silhouette du Marquis disparut. Ils restèrent accroupis un moment, István Kalp alla tripoter les fils conducteurs.

- Hé, ils ne sont pas bien épais tous ces revenants ! s'exclama Raganza en bondissant. Ils ont maigri dans la mort. Donne-moi à boire, mon vieux.

Tous deux, ils burent.

- Et si on rompait avec les morts, hein ? - suggéra plus tard Raganza. Peut-être qu'on a plus de chance avec les vivants ? On n'essaie pas ?

István Kalp ne comprenait pas.

- Avec des vivants? On peut aussi évoquer des vivants ?

- Le revenant qui habite en eux, pourquoi pas ? Tout ça n'est qu'une simple question technique. Puisque nous ne leur demandons que ce qui est perceptible, ils peuvent nous en donner à foison sans pour autant y perdre quelque chose. Qui a entendu parler de quelqu'un qui aurait maigri pour s'être regardé dans le miroir ? Ou bien peut-on constater une perte de poids chez celui dont l'appareil photographique a emprunté une émanation pour faire une plaque ? Si tu peux prendre un film de toi et le diffuser à travers le monde sans t'y rendre en personne, pourquoi ne pourrais-tu pas évoquer aussi celui qui n'est pas ici ? Pourquoi ne pourrais-tu pas évoquer son revenant, c'est-à-dire ce qui t'est perceptible de lui, son image?

István Kalp tressaillit.

- L’esprit est donc ce qui est perceptible de nous ? C'est tout juste le contraire de ce que je croyais jusqu'à présent.

- C'est seulement ça, l'esprit, István Kalp ! dit Raganza en souriant. Le reste dont nous ne savons rien, parce que nous ne pouvons pas le percevoir avec nos sens, le reste c'est la réalité, manifestement ce corps dont nous ne pouvons pas avoir la notion.

[…]

 

Les troupes qui se repliaient incendièrent les ponts derrière elles, incendièrent même les misérables villages fellahs, et abattirent des troncs d'arbres en travers des routes. Ici on ne pouvait pas faire demi-tour, on ne pouvait qu'avancer : se divisant en très petits groupes, ils galopèrent vers la rive, vers le port où s’étaient formés les cadres.

Raganza, avec un escadron de quarante-neuf hommes, atteignit le premier la mer. Derrière lui l'horizon brûlait d'un rouge vif, des colonnes de flammes jaillissaient, les cratères des soutes à poudre qu’on avait fait sauter. L’état-major se taisait, effaré, décontenancé ; ils observaient avec un pressentiment angoissé, sans rien comprendre, sans assumer la responsabilité d'un conseil ou d'une demande de renseignements. Ils s'en remirent entièrement au Commandant qui était, pendant ces journées, vif et actif : avec une rapidité incroyable, il prit des dispositions, décida, dirigea la manœuvre tout entière. Les plus naïfs contemplaient ébahis ce travail de titan, la vitesse vertigineuse avec laquelle il faisait bouger et lançait presque du bout des doigts les lourdes masses de l'armée, comme l'acrobate équilibriste. Seuls les plus subtils sentaient une sorte d’étourdissement, comme Gulliver que le griffon emporte, enfermé dans un coffret, lorsque, angoissé par la vitesse prodigieuse du vol, il se met à soupçonner que quelque chose ne va pas : à une telle vitesse on ne peut que piquer, vers le bas, pas s'élever.

[...]

Le témoignage de l’aubergiste János Kempisch fut beaucoup cité, pendant près de vingt-cinq ans, par ceux qui s'évertuaient à sauver pour le romantisme la figure légendaire de Raganza. Avant le règne des trente jours, avant qu'il n'apparût dans la ville, c'est dans cette auberge que Raganza descendit, seul, fatigué et affamé. János Kempisch le reconnut d'après ses portraits, mais il n'osa pas parler : la proclamation n’avait pas encore été faite et les villages des alentours ne savaient pas à quoi s'en tenir. Il demanda à boire, goûta et renvoya le verre, et, "l'air vraiment triste", il resta longtemps assis à côté de la cheminée, comme celui qui n'a pas trouvé ce qu'il cherchait. Ensuite il se leva et s'en alla.

Car il ne l'avait pas trouvée. C'est la boisson de l’oubli que Raganza avait demandée dans cette auberge, il en était assoiffé, sa bouche desséchée. Ce soir-là sur la route d'autres encore le rencontrèrent.

[...]

Le soldat aussi parla : il raconta son histoire, les combats auxquels il avait pris part, et il dit que, pendant longtemps, il avait été muet. Puis un jour un célèbre professeur, un Certain Rudolf Jellen, l'avait guéri. L'inconnu lui demanda si par hasard il savait s'il vivait encore, et, si oui, où, et dans quelle direction on pouvait trouver ce docteur miracle, parce que lui aussi il était malade, mais le soldat n'en savait rien.

[...]

Cependant un petit garçon affirma que du haut de la montagne un oiseau ou un papillon géant était sorti, c'était peut-être bien un avion, mais alors un modèle très ancien, primitif, ses roues et ses ailes recouvertes de boue et de sable le faisaient plutôt ressembler à quelque grand insecte effrayant et répugnant qui, de ses pattes arrière disloquées, s'efforce cahin-caha, en se traînant, de se dégager de sous la barricade qui s'est écroulée sur lui. Il n'avait pas osé aller tout près, mais en écarquillant les yeux, il avait découvert que le grand objet était tiré hors de la montagne par une forme humaine fatiguée, couverte de boue jusqu'au cou, qui le traînait derrière elle au prix de terribles efforts. Les roues s'embourbent, résistent, alors le personnage court vers l'arrière, rampe sous l'engin, essaie de le propulser, de le soulever.

[...]

Maintenant la forme humaine grimpe sur le Siège du pilote en s'accroupissant. Elle bricole les leviers, lève des soupapes. Quelque chose s'ébranle en grinçant à l'intérieur de la construction rouillée.

[...]

Maintenant il s'élève, le grondement se fait plus doux, plus uniforme, penchant sur le côté il essaie de décrire quelques petits cercles, mais il retombe. Il effectue trois, puis quatre zigzags, comme une chauve-souris; derrière lui, sur le ciel noir, des étoiles sont déjà apparues, le croissant de lune jaune est un instant masqué par les ailes de la chauve-souris. Mais rien qu’un instant : il se produit un grand craquement, la machine, haletant et râlant, se désarticule, fait la culbute et s'écrase.

Un moment l’hélice en convulsions bat le sol, puis c’est le silence total. De sous la machine renversée, émergeant de la fange terrifiante, apparaît une forme humaine qui se tord. Elle se redresse, s'affaisse de nouveau. Elle se relève, avance en trébuchant, vacille. Ensuite, sans même regarder en arrière, elle s'élance et sa maigre silhouette qui gesticule disparaît derrière une colline.

Il se mit en marche sur la route, la même route, en direction de la Ville, mais à présent chaque coin lui était familier, chaque tournant. Ça, là-bas, c'était la petite auberge où il était entré avant d'obliquer dans la rue qui montait, le balcon aussi se voyait d'ici, le balcon d'où l'inconnue l'avait interpellé et lui avait demandé s'il voulait goûter.

[...]

Il s'arrêta dans la rue, pensif Non loin de là, l’horloge d'un clocher sonna onze heures et demie. Le café était déjà fermé, il se dit qu'il allait frapper à une porte. Lorsqu'il s'avança sur le pont des soldats en armes lui coupèrent la route.

- Hé! Vos papiers !

- Je suis le professeur Rudolf Jellen. Mais, les gars, vous ne savez pas qui je suis ? Regardez mes écrits.

- Nous, on n'y connaît rien, on n'a rien à voir avec ça. Des écrits, c'est pas ce qui manque ces derniers temps !

- Regarde-moi dans les yeux, galopin. Tu ne peux plus bouger d'ici...

- Non mais, n'insistez pas grand-père, sinon j'vais cogner. Allons, débarrassez le plancher.

Un groupe hurlant s'approcha.

 

Les journaux du matin annonçaient déjà en lettres géantes que Raganza était arrivé. La ville se sentit un instant soulagée. Les optimistes commençaient déjà à croire, et ils l'annonçaient même ouvertement, que tout était rentré dans l'ordre, qu'on avait réussi à étouffer la révolution dans l'œuf À huit heures, des groupes agités apparurent devant l'Hôtel de Ville, expliquant les événements avec agitation. La première mesure que prit Raganza provoqua une grande détente : il leva la loi martiale, hommes et femmes se risquèrent à sortir dans la rue, des vêtements bigarrés inondèrent la promenade, les boutiques remontèrent leurs rideaux. Le bruit courait que Károly Bolza avait été arrêté, arrêté ou tué, ou qu'il s'était suicidé, ou enfui. De tout ceci on ne pouvait rien savoir avec certitude. Sur les murs les proclamations se suivaient, toutes promettaient calme, paix et ordre. L'heureuse bourgeoisie respirait enfin, à dix heures la situation était déjà telle que les plus crânes arboraient à leur boutonnière une cocarde représentant la tête de Raganza. Les petites statues aussi firent leur apparition, sur le boulevard on accueillit de vivats tonitruants les premières chemises vertes qui défilaient sous des drapeaux au chant de la marche "d'Acropolis". Partout fleurissaient des visages gais et souriants, les révolutionnaires angoissés au regard sinistre s'étaient terrés dans leurs trous, comme les insectes du crépuscule lorsque le soleil se met à briller.

[…]

 

La véritable chute de Raganza, tout le monde l'avait à présent comprise et l’expliquait correctement. Le grand aventurier avait curieusement perdu la bataille à l'endroit et au moment où il s'était mis à la prendre au sérieux. Lui qui avait créé l'époque d’Acropolis d'un coup de maître, lorsque vint le moment de sauver l'édifice vacillant de ce même coup de maître, fut tout à coup hésitant et brouillon. Il ne sut pas garder ce qu'il avait édifié; pourtant pour gouverner le monde il faut à chaque instant une force aussi grande que celle qu'il fallut pour le créer. Il ne fit pas arrêter Károly Bolza : la conséquence naturelle, et non la suite de cette faute tactique fut qu'il essaya de parvenir à un compromis avec lui. Ce n’était plus la volonté qui opérait, mais la contrainte, le reste n'était plus que poudre aux yeux, sans impact ni réconfort. Les efforts démesurés qu'il fit pour convaincre la foule de ses propres erreurs, ses discours flamboyants, sa défense, ses promesses furent moins efficaces que le simple mensonge dont il avait su un jour enivrer cette foule. Il était évident que l'édifice qui tombait en ruine s'effondrerait sur sa tête à lui. Il est aujourd'hui facile de démontrer qu'au moment où il céda sa place aux Károly Bolza, bêtement et par impuissance, ce ne fut pas le discernement qui le guida, mais la conscience de sa totale déchéance, et l’expiation fut infime en comparaison du malheur qu'il déchaîna ainsi sur la tête de ceux qui avaient cru en lui. Les nuages depuis se sont éloignés, où sont Károly Bolza et l'ordre bolzien tout entier ! Mais il fallait expier, et le vent du soir effleure de ses voiles funèbres et souillés le petit cortège qui maintenant, sans un mot, d’un pas qui résonne, oblique vers la caserne.

[...]

Dans la salle ensoleillée où il était assis enchaîné, les rangées de bancs contre lesquelles on l'avait mené, la bouche mobile du président, légèrement humide, avec cette façon de passer sa langue sur ses lèvres, lorsqu'il avait donné lecture du verdict : ce n'était pas de vie et de mort qu'il parlait, mais de corde et de potence, et lui, lorsque le mot retentit, ne vit rien d'autre que la corde.

[…]

Maintenant le Soupçon c'était le couloir, et au bout du couloir un rectangle dur et noir: la porte de fer. Il savait que, tant qu'il ne l'aurait pas atteint, ce rectangle, il pourrait encore le retenir, mais après ? Un homme armé marchait devant lui, et derrière lui un autre, et quand la porte s'ouvrit, dans l'escalier qui menait à la cour quatre autres encore se joignirent à eux, ils se tenaient deux par deux de chaque côté et marchaient.

[...]

Ils lui ont dit : halte.

Il se tenait alors devant la table, dos au mur. Celui qui était assis au milieu se leva aussi, un papier dans la main, il regarda le papier avec étonnement et, haussant les sourcils, il se mit à parler d'une voix haute et chantante. De nouveau il parla de ce verdict, il énuméra des données très précises, et le condamné lui aussi s'étonna qu'on s'occupât autant de tout cela. Quelque chose se mit à battre fort, de plus en plus fort. Et à ce moment le lecteur posa le papier, regarda devant lui, mais ce n'était pourtant pas lui qu'il regardait, et ce n'était pas à lui non plus qu'il parlait, mais plutôt, à ce qu'il semblait, à quelqu'un qui se tenait derrière son dos.

C'est peut-être dans son dos que se tient ce qui bat si fort. Il se mit à reculer lentement et ils le laissèrent : deux mains saisirent ses bras, mais elles aussi s'étiraient vers l'arrière, c'était un mouvement dans un même sens, il ne fallait pas faire d'efforts. Alors il revint enfin à lui, il se réveilla complètement et regarda tout autour de lui.

[...]

Maintenant... oui, c'est maintenant, c’est tout à fait certain, c'est la Certitude, enfin ! Et en face de lui, près de la table, se tient Mère, en blanc, elle attendait certainement son réveil, ses yeux sont encore clos, mais sa bouche aux lèvres serrées s’est ouverte, elle veut parler, mais elle ne veut plus dire : « Je ne te comprends pas », comme jusqu'à présent dans le méchant rêve...

[...]

Ce n'est plus un jeu, c'est une plaisanterie très stupide, vraiment, se dit-il, et la rage lui fit monter le sang à la tête. Allons, il va vous donner de ses nouvelles, le Nouveau Seigneur, l'Homme Vivant, l'Intuable.

Car le soupçon finalement se transforma en certitude, et il le laissa éclater en un horrible hurlement. Lui, il le laissa, mais quelqu'un d'autre, qui n'était pas lui, ne le laissa pas échapper de sa gorge.

Ensuite, il y eut des visages immobiles tournés vers le ciel, le regard attentif, dans l'expectative.