Frigyes
Karinthy : "Dictionnaire simplet"
musique,
(composition, musiciens)
Maladie mentale
particulière mais très fréquente qui consiste en ce que
chez certaines personnes, pendant qu’elles parlent, l’air jaillissant
des poumons fait vibrer la corde rudimentaire se trouvant dans la gorge (corde
vocale), organe qui de façon atavique est une survivance d’un
âge où l’homme n’avait pas encore la parole. Ceci
produit une voix secondaire et donne un certain accent aux mots selon que le
patient dispose de plus ou moins d’air. L’observation de cet
état maladif fait un fort effet sur ceux qui peuvent en être les
témoins ; lorsque la maladie n’est pas encore trop
avancée et que les voix secondaires ne se manifestent que lentement,
l’auditeur peut s’assombrir jusqu’aux larmes à cette
pensée : le pauvre, quel dommage !…
On pourrait encore le sauver (musique triste)… Il
faut savoir qu’à ce stade le malade connaît encore
très bien lui-même la gravité de son état, il sait
qu’il ne peut pas parler de façon sensée mais tantôt
il prononce les mots plus aigus, tantôt plus graves qu’il ne le
faudrait normalement et que sa tristesse peut éventuellement susciter la
compassion de son entourage. À un stade plus avancé de la maladie
la susdite mélancolie du patient disparaît, dans son trouble
psychique il n’est plus capable de se rendre compte que la communication
de ses pensées est foncièrement incorrecte, et dans sa manie
maladive il croit que son discours est le discours normal, il en rajoute, et
grâce à toutes sortes de tournures il augmente le charivari
initial. À ce stade il exerce sur l’auditeur un effet comique car
il est effectivement ridicule que quelqu’un exprime la pensée que
« Ohé ! La vie est belle ! » en
prononçant le « O » tout à fait normalement
puis « hé » d’une voix
efféminée, et les autres syllabes successives en
remplaçant sa propre voix tantôt par la voix encore immature des
enfants, tantôt par les trilles insensés des oiseaux, tantôt
par la voix chevrotante des vieillards.
Donc,
comme nous l’avons vu, à ce stade évolué cette
maladie appartient déjà à la catégorie des
pathologies psychiques, et on la traite comme les maladies mentales. On place
les malades de ce type dans des asiles nommés "Opéras",
où on tente de les soigner à l’aide de divers instruments
appelés instruments de musique. Certains appareils dont la vocation est
de contrebalancer les paroles mal prononcées par le malade et de
suppléer aux manques par rapport à la tonalité normale,
servent à l’application de ces remèdes. On doit regarder
cela comme les lunettes qui corrigent la myopie ou l’hypermétropie
à l’aide de lentilles. À "l’Opéra"
les malades sont lâchés ensemble pour que, profitant de
l’exemple des autres, ils se déshabituent de leur fatal
défaut, le plus souvent sans résultat.
Plusieurs
médecins compétents se sont déjà penchés sur
ces maladies et ils ont noté de minute en minute le déroulement
des crises avec une grande précision. On appelle leurs notes des
"partitions" ou encore des "œuvres musicales". Dans
ces descriptions des points et des traits notés au-dessus des syllabes
du parler habituel signalent les moments où le malade a
dévié de la prononciation normale et où il a
utilisé à leur place des prononciations différentes.
Grâce à ces descriptions il est possible de reconstituer ou
d’évoquer le déroulement de la crise. D’aucuns
considèrent cette évocation comme une agréable
distraction, et ils la pratiquent à l’aide des instruments
évoqués plus haut. Ces instruments sont les suivants :
1. Piano. Table à trois pieds
avec des dents blanches et noires. Ne mord pas. On le frappe avec deux mains ce
qui toutefois ne doit pas être pris au sérieux ; pour bien
souligner ce fait on qualifie cette activité de "jeu", pour
qu’il ne vienne à l’idée de personne de porter
plainte. Tout le monde à bien le droit de jouer.
2. Violon. Boîte vide sur
laquelle on a tendu quatre ficelles en boyau de bœuf torsadé ;
mais la boîte ne rend que très imparfaitement le son de cet
animal.
3. Trompette, sifflet. Expression
plus précise de la conviction politique, en d’autres termes :
mécanismes dévolus à réagir aux interventions sur
le budget de la défense nationale ou autres argumentaires objectifs.