Frigyes Karinthy :  "Dictionnaire simplet"

 

 

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Lecteur

(voir : lecture, cf. phénomènes de la nature)

 

Phénomène singulier que selon les savants naturalistes on ne peut observer que très rarement, et dont la cause est recherchée sans succès par la thérapeutique. Morphologiquement il est tout à fait semblable aux humains et autres écrivains : il se nourrit et il respire. Son lieu de résidence habituel est incertain. D’après certains ouvrages anciens on pouvait encore, dans les années mille huit cent quarante, prétendument les observer en bande dans la vie littéraire. Les astrologues en distinguent deux variétés principales : le lecteur ordinaire et ce qu’on appelle le lecteur complaisant ; ces deux expressions de l’espèce sont en voie d’extinction.

Sa propriété caractéristique dominante est le caractère même qui lui a donné son nom. Il exécute l’opération inverse (réciproque) de l’écriture des romans comme des nouvelles, des ouvrages scientifiques comme des poèmes ; expliquer ce phénomène singulier à des profanes est à peine envisageable. Cette espèce particulière et bâtarde n’écrit pas le poème et la nouvelle comme le fait un homme normal mais elle prend en main soit le poème, soit la nouvelle déjà écrits par autrui et selon une clé spéciale connue de lui seul appelée lecture, il enregistre leur contenu. Selon le témoignage de recherches historiques, cette opération spécifique était autrefois très répandue ; d’aucuns prétendent qu’elle était connue même des hommes normaux et autres écrivains. Il paraît que l’explication de ce phénomène doit être recherchée dans l’idée que les lettres d’une nouvelle ou d’un poème que nous écrivons, contiennent un sens ou une signification que le lecteur serait capable de capter et de comprendre. Ceci est attesté par le compte rendu d’un savant, envoyé spécial de notre encyclopédie, qui a rencontré personnellement un spécimen de cette espèce en voie d’extinction et qu’il a même pu observer en cours de fonctionnement.

Notre savant écrit : « On a du mal à distinguer extérieurement le lecteur d’un écrivain normal de nouvelles ou de poèmes. Il porte des vêtements humains, il a un comportement calme et déterminé. Le spécimen que j’ai moi-même observé en liberté, était blond et paraissait jeune. Le recueil de nouvelles ou de poèmes qui lui était tombé sous la main, il l’a flairé mais ne l’a pas jeté, il ne l’a pas mis non plus dans la corbeille. Il a sorti un couteau et il l’a à plusieurs reprises enfoncé dans le papier. Le lecteur appelle cette opération le découpage, par cette opération il obtient que les feuilles du livre se séparent parce que c’est seulement de cette façon que le livre devient propice à ses étranges projets de maniaque. Il a ensuite posé le livre devant lui et de ses yeux il a fixé intensément une des pages. À la suite d’une observation plus minutieuse il s’est avéré qu’en réalité il balançait très lentement sa tête de gauche à droite et que de son regard il accompagnait ce mouvement. Il n’est pas douteux que les caractères et les autres signes ont pour lui une signification décorative ; par ailleurs le balancement de la tête rappelle celui que nous pratiquons habituellement en écrivant. Après un certain laps de temps il a attrapé un des bords de la feuille de papier et l’a retourné sur l’autre face en la tenant avec deux doigts, il a relevé un peu la tête puis tout le processus a recommencé. Il a poursuivi ces mouvements incompréhensibles jusqu’à ce qu’il parvienne à la fin du livre. Il s’est comporté tout à fait calmement, il n’a pas mordu le dompteur. Il n’a émis aucun son. »

Il ne faut pas confondre le lecteur avec ce que l’on appelle l’abonné et auquel il ressemble souvent en apparence (voir : mimétisme). À ce jour nous n’en disposons d’aucun spécimen dans notre Jardin Zoologique.

 

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