Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile
et au vinaigre
Noria
(Mots croisés psychologiques n° 20 sur les femmes de notre
temps.)
Écrit par : Menrik Lenbsen
Réservé
aux systèmes nerveux solides !
Sortie de secours Des fortifiants au buffet
(Demi-tarif pour maris abandonnés, en dessous du grade d’ingénieur chimiste)
Premier acte
La
scène se joue dans un enfer familial agréablement
aménagé. À droite une entrée depuis la
Norvège, à gauche une sortie vers l’Amérique. Une
porte du fond, elle est jaune. Un bureau, un téléphone, un sofa,
une bibliothèque, un landau, une bouilloire, un paillasson, un
aspirateur, un balai, un clafoutis.
Un coquet tonneau de munitions recouvert de dentelles au milieu de la
pièce.
NORIA (debout au milieu de la pièce) : Zut,
où ai-je pu les laisser ?... (Elle
cherche.) Ça y est, je me rappelle ! (Elle respire.) Bon… (Elle
s’assoit tout naturellement, elle prend un livre, elle lit, elle
s’endort, comme dans la vie.)
(Une demi-heure de pause)
NORIA (se réveille) : Oh…
Apparemment je me suis endormie. (Elle
sort. Une demi-heure de pause. Elle revient.)
NORIA (comme dans la vie) : Tiens…
(Elle sort.) Ah oui…
(Tintinnabulement de tramway depuis la rue. Au
deuxième étage on époussette un tapis. Le théâtrophone se met à vibrer, mais
personne n’y va. Quelqu’un dit à haute voix dans la
rue : tu sais que ce Lendvai-Lehner est un
excellent homme !... Personne ne répond. Comme dans la vie.)
PREMIER INGÉNIEUR CHIMISTE (mari de Noria, entre par la porte, regarde
alentour) : Noria ?... Apparemment elle n’est pas
là. (Effectivement elle
n’est pas là. Il sort.)
NORIA (arrive) : Otto ?…
Apparemment il est sorti. (Elle sort.)
L’INGÉNIEUR (revient) : Elle
n’est pas revenue ? (Il sort.)
NORIA (revient) : Tiens, il est
sorti. (Elle reste.)
(Nous avertissons les acteurs
qu’ils doivent évoluer et parler de manière directe et
naturelle, même à l’acmé le plus excitant de cette
dernière scène, comme s’ils n’étaient pas sur
une scène, mais dans la vie.)
L’INGÉNIEUR (revient) : S’il
te plaît, Noria… (Il regarde
autour de lui.) Hum, certainement… (Il se dirige vers la porte, mais à la dernière seconde,
au moment où il atteint la porte, Noria entre soudain par une autre
porte. Sur ce bruit il se retourne et la remarque. Ils se regardent. Noria veut
dire quelque chose, mais l’ingénieur chimiste la
précède d’une seconde. Cette scène prend au total
une demi-minute – pendant ce temps l’éclairage diminue. Doux
tonnerre. Éclipse de Soleil.
L’INGÉNIEUR : Noria…
NORIA (un peu plus doucement) : C’est
toi, Otto ?
L’INGÉNIEUR : C’est moi. Écoute,
Noria, sors s’il te plaît le col numéro neuf. Je dois me
rendre au bureau, à cause de ce brevet.
NORIA : Maintenant ?
L’INGÉNIEUR (après
une courte pause) : Maintenant.
NORIA (après une courte hésitation) : S’il
le faut…
L’INGÉNIEUR (vite) : Oui,
sinon je serai en retard.
NORIA : Dans
ce cas (elle se tourne sur le
côté, regarde la fenêtre.), si tu es en retard (brusquement, en se redressant à
moitié), moi (très
doucement, en forçant seulement la dernière syllabe,
légèrement, sans exagération), moi je vais te sortir
le (elle le prononce enfin), le
col !
(Pause d’une minute. L’ingénieur chimiste reste
figé, il digère. Noria prend deux respirations, l’une
après l’autre. La crédence reste au même endroit. Les
autres meubles ne bougent pas non plus. De l’air. Brusque rideau rapide.)
DEUXIÈme acte
(La
scène est la même.)
L’INGÉNIEUR (entre) : Tu
comprends, l’invention que je veux breveter… (Il part.)
NORIA (part) : Otto ! (Elle revient.)
L’INGÉNIEUR (revient) : Tu
as dit quelque chose (Il part)
NORIA : Non,
rien.
L’INGÉNIEUR : Ce brevet donc, que je veux
déposer…
NORIA (douloureusement) : Otto !
L’INGÉNIEUR : Tu as dit quelque chose ?
NORIA (avec force, calmement) : Non.
Je n’ai rien dit. Continue.
L’INGÉNIEUR : Donc le brevet que je veux
déposer…
NORIA : Otto !
L’INGÉNIEUR : Oui ?
NORIA : Rien.
L’INGÉNIEUR : Pardon. Donc, c’est une idée
très intéressante. L’autre jour c’est en faisant ma
toilette que j’ai fait cette observation spéciale qui constitue en
fait le noyau de notre invention. En effet, quand on se lave les mains…
NORIA : Otto,
je voulais te dire… que moi… moi… je préfère
bien plus… quand on me caresse et… on m’offre de
l’ananas… que (Elle explose.)
Oui, que quand par exemple on me pique les fesses avec des
épingles ! (Elle
halète.) Parce que tu sais !...
L’INGÉNIEUR : Je ne comprends pas. Qui veut te
piquer les fesses avec des épingles ?
NORIA : Qui
le veut ? Personne ! Mais tu dois comprendre que… je
n’aimerais pas… que quelqu’un… veuille…
L’INGÉNIEUR : Mais si personne ne veut !
NORIA : Mais
on pourrait le vouloir !
L’INGÉNIEUR : Sottises !
NORIA (doucement) : Il ne me comprend
pas ! Il ne me comprend pas !
L’INGÉNIEUR : Crois-moi, tu n’as pas raison.
NORIA : Non ?
L’INGÉNIEUR : Donc, ce brevet…
NORIA : Assez !
Assez !
L’INGÉNIEUR : Comme tu voudras.
NORIA (doucement, pour elle-même) : Il
y a eu une kermesse à Pánd, il
n’y a pas encore eu de kermesse à Pétel,
une petite fille m’aime, lui, non… (Aurore boréale.)
(Le rideau descend lentement.)
troisIÈme acte
(La
scène est la même.)
L’INGÉNIEUR (d’une
voix sourde) : Noria, s’il te plaît, dis à
Teri qu’elle y mette deux sucres.
NORIA (s’arrête, comme si elle
comprenait, mais ensuite elle vainc son emportement) : Mais les
autres fois tu en voulais trois…
L’INGÉNIEUR (pâle,
se met debout) : Les autres fois… peut-être… (Haletant.) Mais cette fois… (En un unique râle.) Deux
suffiront ! (Il se laisse retomber
dans son fauteuil. Noria sort vite.)
NORIA (revient cinq minutes plus tard. Elle pose le
café. D’une voix traînante) : Voici le…
café…
L’INGÉNIEUR (le
remue lentement.)
NORIA (pour elle-même, voix onirique) : Alors
moi… j’y vais… je donne le linge sale… (Elle va jusqu’à la porte,
s’arrête, revient brusquement sur ses pas. Elle sourit.)
C’est vrai, Otto, pour ne pas l’oublier : j’ai
exécuté nos deux enfants, empoisonné grand-père,
j’ai fini de boucler ma valise, je pars dans cinq minutes en
Amérique, je ne reviendrai plus jamais.
L’INGÉNIEUR : Bon, bon, n’en parlons
plus…
NORIA (sourdement, lentement) : Alors…
(Avec des mots brisés, à
demi évanouie.) Je… donne… le … linge…
sale… (Elle part.)
L’INGÉNIEUR (pour
lui-même, en chuchotant) : Elle… donne… le
linge… maintenant… l’après-midi… à cinq
heures… les autres fois… elle le donnait… à cinq
heures et demie… (Ces derniers mots
sont étouffés dans un sanglot.)
DEUXIÈME INGÉNIEUR CHIMISTE (entre avec brusquerie) : Otto !
Tu es là ! Qu’est-ce qu’il y a avec
l’invention ? La découverte ? Que quand on se
lave… les mains… il faut les tenir vers le bas… pour ne pas
se mouiller les manchettes… ?
L’INGÉNIEUR (brisé) : J’ai
réfléchi. Je ne la donnerai pas au bureau des brevets – c’est
trop bien pour ces temps ingrats – je préfère en
écrire un drame en trois actes.
Rideau