Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile
et au vinaigre
Le capitaine Christophe
Opérette à grand spectacle, en trois actes
Je recommande affectueusement le projet d’opérette qui
suit à Messieurs Jenő Faragó
et Mihály Nádor[1],
dont je présume qu’ils ne souhaitent pas se reposer durablement
sur les lauriers du succès d’Offenbach et qu’ils font des
efforts pour chercher parmi les grands de l’histoire un personnage
populaire, notoirement connu, dont la vie et la création pourraient
être résumées dans le cadre d’une composition
musicale.
Remarque en passant : s’ils ne se dépêchent
pas, c’est moi qui l’écrirai.
Premier acte
Le domicile de Christophe
Colomb, chez lui, en Espagne. Une salle à manger richement
meublée, parsemée de boléros, fandangos, alhambras et toreros. Ouverture, des chœurs de lopedevegas et de vélasquez
se saluent. Scène de Buenos Avres, la bonne,
avec le domestique, dans laquelle elle explique que Monsieur (Christophe) a
très peur de Madame, et que ces derniers temps un certain Monsieur
nommé Galileo Galilei fréquente
beaucoup la maison, il est très assidu auprès de Madame. Chant,
danse, Galilée arrive, il fait le beau avec la bonne. Madame Colomb
entre. Sérénade. Galilée débite, comme ce serait
beau si un jour ils pouvaient rester seuls tous les deux. Madame Colomb
émet une idée : le mieux serait que son mari parte un temps
en Amérique. C’est bien vrai, répond Galilée, le hic
est seulement que l’Amérique n’est pas encore
découverte. Il a une meilleure idée : il faudrait tromper le
vieux et lui dire que la Terre est ronde, et s’il partait vers l’Ouest,
il reviendrait de l’Est. (Insert : « Si la Terre est le
chapeau de Dieu… »). Galilée encourage Madame Colomb
à lui faire confiance, il est très savant, c’est lui qui
dira à Colomb que la Terre est ronde. Colomb entre. Il est de fort
mauvaise humeur, à la banque où on lui avait confié de
l’argent, il ne peut pas en rendre compte. Galilée lui tend la
perche : qu’il se sauve en Amérique. Toutefois elle
n’est pas encore découverte. Ils se mettent à disputer sur
la forme de la Terre. Galilée prétend qu’elle est ronde,
non sans faire des clins d’œil à la jeune femme rondelette.
(Insert : « Rondelette, rondelette, comme ma mie »).
Colomb décide de se mettre en route. Il boucle ses bagages, adieux
émouvants. Arrivent des fandangos et des echegarays.
Chœur. « Faut, faut, faut, faut, faut, faut, faut, faut, faut décou- découvrir
l’Amérique ! » Danse, Colomb sort par la porte
occidentale.
DeuxiÈme acte
Amérique. Le littoral.
Des Indiens et des escrocs. Chœur. Ils attendent Colomb pour qu’il
les découvre. Pendant ce temps, scène d’amour entre la
Première Fille indienne et le Deuxième Escroc. Ils guettent
l’horizon. Enfin le Premier Boy Aztèque découvre le navire
à l’horizon. Grands cris : « Colomb !
Colomb ! Nous sommes découverts ! ». Chœur.
« Vive notre découvreur bien aimé ! »
Le navire accoste. Colomb met pied à terre avec sa suite. Il est
accueilli par des délégations d’Indiens et d’escrocs.
(Insert : « Contrôle
d’identité ! ») Colomb montre ses documents pour
prouver que c’est lui, ils regardent leur montre, elle indique mille
quatre cent quatre-vingt-douze, deux heures et demie de
l’après-midi. Tout va donc pour le mieux, ils sont
découverts. Liesse générale. Prises de vues de
cinéma. Scène d’amour de Colomb avec la Deuxième
Girl Indienne. Le rédacteur du "New-York Herald" fait un
reportage. Sándor Incze[2] en tant qu’autochtone
présente le rédacteur. Banquet. Le fiancé de la Girl
Indienne fait du scandale, il agresse Colomb pour avoir voulu la
séduire. Colomb invite la jeune fille à fuir en Europe avec lui.
Ils filent en douce, chanson, final, le navire disparaît.
TroisiÈme acte
Le domicile de Christophe Colomb. Galilée s’est
complètement incrusté dans l’appartement. Ils rigolent bien
de Colomb qui ne reviendra jamais, parce que la Terre n’est pas ronde. On
sonne, Colomb entre par la porte de l’Est. Ahurissement
général. Colomb félicite Galilée parce qu’il
avait raison. Galilée reçoit les félicitations avec
amertume. Colomb ne leur révèle pas qu’il a
découvert l’Amérique, il fait le vantard, il redevient
maintenant le maître dans la maison. Galilée lui demande comment
il a fait. Très simplement, répond Colomb, tiens, voici un
œuf, mets-le debout. Galilée dit qu’il en est incapable.
Colomb casse le bout de l’œuf, tu vois, c’est comme ça.
Galilée est tout bête, il ne comprend pas, tu lui as cassé
le bout ? Exactement, dit Christophe Colomb qui veut le lui expliquer,
mais arrive Madame Colomb, elle se met à crier parce que
l’œuf a coulé et il a sali la nappe. Arrive la Première
Girl Indienne, elle trahit que Colomb a
découvert l’Amérique. Madame Colomb les jette tous les deux
à la porte. Danse, finale, rideau.