Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
la fin des haricots
ou
Pièce de théâtre à double cul
ou
Disponibles en toutes pointures
Ça y est, ça a eu lieu.
C’était prévisible que cela aurait lieu.
Pour qui a accompagné la production
dramatique de ces dernières années avec attention, ce n’est pas une surprise,
mais l’évolution normale des choses. Cela fait bien dix ans que la dramaturgie
pratique a légiféré : la loi esthétique contestant la thèse globale et
universelle selon laquelle le beau est ce qui plaît est devenue caduque et dépassée.
Est-ce que ça plaît comme ceci ou ça plaît comme cela ? Cela m’intéresse
ou ne m’intéresse pas ? – ce sont des distinctions propres à couper les
cheveux en quatre. Que ça plaise à celui-ci ou à celui-là – quelle
importance ? Plaire n’est pas une sorte de mystère psychologique ni un
critère de genre, c’est tout simplement un nombre, ou même pas un nombre mais
un montant : ce montant apparaît clairement dans les statistiques des
billets vendus. Pour me résumer : plus de spectateurs vont voir une pièce,
meilleure est cette pièce – or elle ne peut plaire qu’à ceux qui vont la voir –
si elle ne leur plaisait pas ou à ceux qui les ont envoyés au théâtre en
affirmant qu’il vaut la peine d’aller voir cette pièce qui leur avait plu –
alors ils n’y iraient pas, n’est-ce pas ? C’est clair comme le jour.
Donc, pour qu’une pièce soit bonne, il faut
qu’un grand nombre de gens aillent la voir. En d’autres termes – une pièce doit
être fabriquée dans l’optique qu’un grand nombre de gens aillent la voir.
Malheureusement les gens ne se ressemblent
pas tous. Les uns peuvent aimer une pièce et les autres non. Il existe deux
façons d’y remédier. La première est de rendre tous les gens pareils. Cela
n’irait pas sans difficulté.
Une autre…
L’autre solution a déjà été trouvée. À
Londres. À l’Empire Theatre.
L’Empire
Théâtre a inventé ce qui suit et c’est un brevet anglais.
Il existe des gens aimant ce qu’on appelle
le naturalisme, autrement dit que les pièces se terminent comme dans la vie,
c’est-à-dire mal (puisque dans la vie tout se termine par la mort), il existe
en revanche d’autres qui préfèrent que les pièces se terminent bien : il
convient de vendre deux sortes de pièces. Les unes qui se terminent bien, les
autres qui se terminent mal.
Jusqu’à présent on y parvenait avec des pièces
de deux types – les soirs impairs on jouait une pièce pour les amateurs de
pièces-se-terminant-bien, les soirs pairs pour ceux des
pièces-se-terminant-mal. À cette fin le théâtre était obligé de garder au moins
deux pièces au répertoire.
Récemment cette affaire a été génialement
simplifiée.
Il n’y a qu’une seule pièce au répertoire,
mais elle est transformable. Les soirs impairs elle se termine bien et les
soirs pairs elle se termine mal. À chacun son choix.
La pièce est montée avec deux issues
différentes. Un peu comme les outils dans le manche desquels on peut insérer
tantôt un foret, tantôt un marteau, tantôt une scie. On peut démonter la bonne
issue et monter à sa place la mauvaise. Une bagatelle.
Cette nouvelle invention, le nec plus ultra
de la littérature dramatique, sa perfection indépassable, fauteuil le jour, lit
la nuit – est appelé à révolutionner notre temps. Encore une saison ou deux et
on enverra au rebut les grossiers drames actuels qui n’ont qu’une seule fin.
Nous pensons que cette découverte sera
suivie dans toute la littérature épique. En effet, il est clair qu’on peut
adapter cette méthode à l’écran aussi, voire dans la littérature romanesque.
Dans le cas du cinéma c’est un jeu d’enfants – ça ne coûte qu’un peu de colle.
La chose est aujourd’hui encore un peu plus laborieuse pour les romans ;
la difficulté ne pèse naturellement pas sur l’écrivain : pour celui-ci il
n’est vraiment pas compliqué d’écrire les deux ou trois derniers feuillets en
deux versions. Cela donne des soucis plutôt à l’éditeur qui doit imprimer le
roman avec deux fins différentes… une bonne et une mauvaise.
Il n’y a pas de doute que la solution
anglaise séduira bientôt tous les pays du continent, y compris notre petite
patrie.
Comme ce sera intéressant.
On jouera Seybold[1] un soir comme d’habitude, et le lendemain
Kertész épouse Fedák, et Hegedűs
épouse Mariska Gazsi.
Un soir Antonia retourne chez son mari, le
lendemain elle se sauve avec le capitaine anglais. (Au demeurant ce serait une
passablement bonne solution pour les deux soirs.)
Un soir Juci Szabó se marie avec le propriétaire terrien (bonne fin), le
lendemain… elle l’épouse également (mauvaise fin).
Un soir Le
Mari qui dort récupère sa femme (mauvaise fin), le lendemain il ne la
récupère pas (bonne fin).
Un soir Hamlet se fait tuer en duel, le
lendemain il épouse Juci Szabó.
Un soir Adam de La Tragédie de l’Homme, brisé, s’écroule à la fin, le lendemain il
se fait embaucher dans la firme Seybold et prospère.
Un soir Oswald, héros des fantômes, perd la
raison par suite des événements, le lendemain c’est le public qui perd la
raison par suite de la pièce.
Tout cela n’est rien, mais imaginons à quel
point seraient magnifiques les romans et les autres genres.
Dans un volume Madame Bovary se suicide à
cause de ses dettes (prétendument mauvaise fin), dans l’autre c’est Bovary qui
se suicide pour la même raison (évidemment bonne fin).
Dans un volume Raskolnikov
se présente à la police pour avoir assassiné la vieille, dans l’autre on
apprend qu’en secret il était un conspirateur anarchiste, et toute la Russie
célébrera Raskolnikov comme un héros libérateur.
Dans un volume le poème Fou de Petőfi se termine
ainsi : « Et je fais exploser le monde », et dans l’autre :
« Je suis candidat à la députation avec le programme de Gömbös ».
Seuls les pièces et les romans historiques
risquent de poser un petit problème. Dans László
l’Orphelin par exemple, il est interdit de signer un soir la condamnation à
mort de László Hunyady, à la suite de quoi il n’y
aurait plus de défaite à Mohács, tout comme le ban Bánk
ne peut pas tuer un soir Gertrudis, il est bien plus
probable qu’il se rende compte de son erreur, ce qui ferait revenir les rois
Anjou, tout se passerait tout autrement, il n’y aurait pas eu de guerre
mondiale, par conséquent la littérature dramatique européenne aurait évolué
tout autrement, et le génie qui à Londres a inventé ce nouveau genre, ce genre
de pièces perfides, n’arriverait pas à la tête de l’Empire Theatre,
mais resterait dans son atelier de savetier d’où il est sorti.