Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile
et au vinaigre
DIX CRIMES – DIX CHEFS D’ŒUVRE
Et encore,
et toujours – la vie, ce grand auteur dramatique.
Les adeptes de l’esthétique classique
disent : il n’y a rien d’autre qu’elle. C’est elle
qui fournit objets, idées – c’est une vérité
cent fois rabâchée, débattue, close, un lieu commun. Il
n’y a pas d’artiste, pas d’œuvre qui n’aurait pas
été inspiré par elle – y compris dans le fantastique
où c’est le déni de la réalité qui inspire
– mais comment pourrait-on dénier autre chose que ce que nous
savons exister ?
Le sujet est toujours fourni par la vie, mais personne
encore n’a soulevé la question : l’écrivain
n’y puise-t-il pas aussi le style ? Les grandes tragédies de
la vie, si je les considère seulement comme des objets artistiques,
puis-je les prendre en même temps comme une matière sans style et
sans forme, dans laquelle seul l’artiste insufflerait une âme
– modèlerait-il l’événement cru à sa
propre image ?
Difficile à croire.
L’art et la vie se rencontrent quelque part dans
une interaction plus profonde qu’on pourrait l’imaginer, qui sait
si une réelle tragédie de la vie n’a pas été
inspirée par un âge artistique passé, de la même
façon que la tragédie a continué d’inspirer
l’art. Sous l’influence du Werther de Goethe tant de jeunes gens
sont devenus de douloureux candidats au suicide, et c’est la
découverte de tant de douloureux candidats au suicide qui a
inspiré le poète pour écrire son œuvre ! La
tragédie d’une vie se trouve être aussi le roman ou le drame
de cette vie – et elle a aussi son style, pas seulement son
contenu : son langage normatif cohérent, duquel elle ne
s’écarte pas, qui la caractérise, à quoi elle
demeure reconnaissable.
Ce sera la tâche d’un esthète
d’un temps futur d’oser prononcer le verdict, qui dira que sans art
il n’y aurait pas de vie, de même qu’il n’y a pas
d’art sans vie. Nous, nous nous contentons de définir, avec un
solide soupçon, au cas par cas, le style de la tragédie de la vie
– afin d’essayer dans des cas précis, pour la
première fois, de caractériser les tragédies notoires de
la vie en nous appuyant sur le sens stylistique de l’homme cultivé,
vivant et lisant, suivant la presse et aimant l’art, de déterminer
la forme de présentation qu’elle rappelle – quel
écrivain l’aurait écrite ainsi si elle ne
s’était pas produite ? – et non dire pour quel
écrivain ce serait un sujet – c’est trop peu ! –
mais dire dans le style de quel écrivain elle s’est produite, non
en tant que sujet, mais en tant que drame ou roman fini, élaboré,
dont il suffirait de monter les faits documentaires ou les reportages pour qu’on
puisse reconnaître les traits de plume de l’auteur.
Un simple exemple pour permettre au lecteur de
comprendre.
Un amateur d’art qui lit bien les journaux,
pourrait-il nier que l’histoire de l’assassinat de masse par Molnár-Tóth[1] a très certainement été
écrite pas Zola, de même que Luxics, le
meurtrier du pauvre journaliste Simán, par
tout son être et son acte s’est élevé d’un
roman de Dostoïevski jusqu’à la réalité ?
Sur les deux personnages on peut sans faute reconnaître l’auteur
– ce qui ne veut nullement dire que l’auteur apparaîtrait ici
en qualité d’incitateur – cela veut simplement dire que
l’œuvre est aussi peu œuvre du hasard que la vie.
Après tout cela, si je passe en revue les
grandes affaires criminelles des dernières années, après
une brève analyse stylistique je peux dire, sans risque de me tromper,
quel crime s’est produit dans le style de qui.
S’agissant de tragédies de la terre
hongroise – l’analyse de style, si elle est bien conduite, doit
rappeler des écrivains hongrois.
Eh bien, c’est vrai !
Il est évident que seul Zsigmond Móricz
aurait pu écrire dans un drame ou un roman véritables
le drame horrible des fûts de tôle de Cinkota[2] : c’est Móricz,
l’écrivain épique, visionnaire de la psychose apocalyptique
de la guerre, qui a ressenti le plus profondément la destruction
horrible que le grand écroulement a provoquée dans les esprits.
L’histoire de la belle Elza Mágnás[3], la courtisane au destin tragique, seul un
observateur superficiel pourrait la comparer à la vie de la Nana de
Zola : les détails particuliers, frémissants, perversement
budapestois et spécialement détaillés évoquent
l’imagination de Dezső Szomory – maintenant que je viens
d’écrire cela, (seulement après, parole
d’honneur !) il m’est revenu qu’il l’a
effectivement écrite dans une de ses plus belles nouvelles.
Madame Oreskovics[4], l’héroïne d’une petite rue
du centre-ville, avec ses connaissances étranges, ses habitudes
bizarres, l’histoire de sa captivité – je n’y peux
rien, cela me rappelle la plume de Gyula Krúdy.
István Kosztka[5] est sortie des œuvres de Ferenc Herczeg – il n’y a aucun doute, c’est
certain. J’irais jusqu’à dire que j’ignore, en lisant
les actes du procès, si les phrases en style du langage parlé ne
subissent pas l’influence directe de cet écrivain.
Kopinics[6], le cambrioleur de la police d’une
témérité fantastique, pourrait être un héros de István Szomaházy.
L’affaire des deux criminels, Lederer[7], le dévoyé lieutenant-colonel de la
gendarmerie et la belle Mici, est peut-être la
seule qui n’ait pas une saveur budapestoise – s’il fallait la
distribuer pour l’écriture, je la donnerais à un auteur
viennois, peut-être Schnitzler ou Liebstöckl.
Mais chez nous, Árpád Pásztor
ou Mihály Földi pourraient
également l’assumer.
Amália Leirer[8], en tenant compte en particulier des personnages
secondaires, la famille et les connaissances, a été
imaginée par Nándor Újhelyi. En drame, peut-être, Ernő Vajda.
Madame Rónay[9] – un nom suffit : Ferenc Molnár.
À Ernő Szép, je recommande le personnage de Vili Medvegy[10], le charmant roi des cambrioleurs de Franzstadt[11].
Et pour garder quelque chose pour moi aussi – un
soupçon inquiet perce en moi dans un brouillard : n’est-ce
pas moi qui aurais dû écrire l’histoire de ce méchant
homme qui a par hasard brisé ma vie et qui passe en ce moment même
ses années en prison pour ses crimes – sa peine, dont l’une
des marques la plus pénible est que je dois épingler au pilori de
mes articles son nom chaque fois que je signe dans la presse.
[1] Molnár Tóth : En mai 1923, József Molnár Tóth, commerçant, et ses complices ont assassiné la famille Lachmanna qui revenait des États-Unis.
Luxics : En juin 1924, József Luxics, 22 ans, aide charcutier assassine pour les voler, Endre Simán, journaliste et sa femme.
[2] Cinkota : Béla Kiss (1877-1915 ?) a assassiné au moins vingt femmes entre 1910 et 1913 à Cinkota dans la banlieue Est de Budapest. Il a disparu avant d’être appréhendé.
[3] Elza Mágnás : Courtisane de haut vol assassinée par sa gouvernante et l’amant de celle-ci en juin 1914 pour lui voler ses bijoux. Son corps fut retrouvé dans le Danube.
[4] Madame Oreskovics : En mars 1924, cette veuve a assassiné sa cousine pour s’approprier ses bijoux, puis a prétendu, par une lettre à son fils, s’être suicidée.
[5] István Kosztka : Expert-comptable a assassiné l’amant de sa femme, le capitaine Zsigmond Valérián en septembre 1924.
[6] Kopinics : en juin 1923, Jenő Kopinics a escroqué 140 millions de couronnes en convaincant la police de couvrir un transfert de devises illicite, ouïs s’est enfui en Roumanie.
[7] Léderer : À l’automne 1924, Gusztáv Léderer et sa femme Mici, une ancienne fille à soldats, ont assassiné un oncle, général, pour en hériter.
[8] Amália Leirer : Gyula Pötör, a assassiné la jeune femme Amália Leirer, cambriolé l’appartement, avant de fuir à l’étranger.
[9] Madame Rónay : Épouse d’un banquier connu a escroqué des personnes de plusieurs milliards de dollars, à partir de fausses traites en juin 1925. Elle est soudain perdu la raison dans les locaux de la police.
[10] Vili Medvegy : En mai 1925 la police a arrêté ce voleur coupable de plus de 80 cambriolages.
[11] Quartier de Pest.