Frigyes Karinthy : "Intimités d’écrivains"

 

 

 

 

le copieur

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Le nouvelliste K. (ses "nouvellettes" convenables se terminant par un mariage étaient très populaires il y a une vingtaine d’années encore) chargea un jeune juriste de lui copier ses chroniques parues dans l’ancien "Nouvelles de la Capitale".

Il avait prévu de caser ces anciennes chroniques pour une forte somme dans les quotidiens. En effet, la génération actuelle de lecteurs de la presse a eu bien le temps de les oublier.

Le jeune homme gratta pendant plusieurs semaines sur les tables de la bibliothèque du musée et finit par déposer une brassée de feuillets sous le nez de l’écrivain. Celui-ci les distribua aussitôt aux journaux qui, en confiance pour le nom de l’écrivain connu, les publièrent sans les lire.

Le lendemain l’écrivain jeta par hasard un coup d’œil dans une de ces nouvelles qui paraissait donc pour la seconde fois dans les pages intérieures d’un quotidien. Son sang ne fit qu’un tour. Sous son nom à lui on y lisait une nouvelle qui lui était totalement étrangère. Et qui plus est – ciel ! – quelle nouvelle !

Très en colère il convoqua le juriste blanc bec et le tança vertement :

- Dites donc, vous ! Quel récit stupide avez-vous copié à la place de ma nouvelle ?

Le jeune titan redressa le menton et sursauta avec une fierté offensée :

- Excusez-moi, cette nouvelle n’est pas stupide !

Cet amour-propre dans le ton fit brusquement la lumière dans le cerveau de l’écrivain qui demanda avec effarement :

- Dites donc, vous ! Vous ne m’avez tout de même pas remis vos propres écrits ?

- Mon Dieu… Qu’y puis-je ? Moi j’écris de bonnes nouvelles, vous avez un nom fameux… Est-ce ma faute si sous mon nom à moi, on ne publie pas ce que j’écris ?...

 

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aventure de pardessus

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Dezső Kosztolányi raconte :

- Un des membres assidus de la nouvelle génération de poètes entre dans un café Avenue Andrássy.

Ses amis l’attendent déjà autour d’une table. Le préposé au vestiaire s’approche promptement du nouvel arrivé et veut l’aider à ôter son manteau.

- Que voulez-vous ? – demande le poète d’une voix hargneuse.

- Mettre le manteau au vestiaire.

- Pas celui-ci ! – réplique le jeune homme. – Pas celui-ci ! Je ne vous confie pas mon manteau. Regardez, les poches sont chargées de manuscrits précieux. Laissez-le. Je le poserai sur une chaise à côté de moi.

Le préposé se résigne et part ; le poète ôte son manteau, le pose sur la chaise, il s’assoit et explique aux copains que ses poches sont remplies de poèmes en quantité suffisante pour un recueil…

Un quart d’heure passe, le manteau est volé par un grand professionnel. Quand le poète constate son absence avec effroi : le voleur s’était déjà fait la malle par vaux et par monts… de piété.

Le jeune homme inconsolable s’en prend, blême et hurlant, au cafetier qui garde son sang-froid et se réfère à l’obligation du vestiaire, refusant la responsabilité avec regrets… Il demande néanmoins :

- Mais comment est-il possible que ces messieurs n’aient pas vu le voleur ?

Karinthy, toujours incorrigible, remarque :

- Il n’y a pas eu de voleur. Le manteau est parti tout seul…

- Comment ?

- Porté par les pieds des vers.

 

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le pire

 

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Plusieurs journalistes se trouvaient dans une société où les journalistes relataient aux dames les petits secrets et menus détails de leur métier. Ces dames écoutaient attentivement les joies et les peines de la vie des journalistes. L’une d’elles releva particulièrement le point qu’un rédacteur en chef est tenu de lire le numéro de A à Z avant de signer le bon à tirer. Elle dit :

- Un journal est fait de façon telle que chacun puisse y puiser les rubriques qui l’intéressent. Je ne crois pas qu’il y ait une personne en dehors de ce rédacteur qui lise tout le journal de la première à la dernière lettre.

Une autre dame s’adressa à son voisin Imre Liptai[1] et lui dit :

- Monsieur le rédacteur, je ne doute pas que lire tout ce qu’on imprime dans un journal doit être une tâche épouvantable !

- Ce n’est rien, répondit Liptai. Le pire est qu’il faut lire aussi ce qu’on n’imprime pas dans le journal ! Ça, c’est vraiment pénible !

 

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une bonne mÉnagÈre

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Bonne ménagère f le dimanche suivant une grande soirée avec un bal mondain, les invités se réunissent habituellement pour une visite de remerciements à l’heure du déjeuner. La dispute psychologique qui suit s’est déroulée lors d’une telle visite de gratitude dans la famille d’un important magistrat.

Andor Adorján[2] et Ernő Szép[3] traînaient dans le salon et examinaient la décoration avec d’autant plus d’attention qu’avant la soirée incriminée, aucun des deux ne faisait partie des habitués de cette famille.

- Est-ce que la maîtresse de maison est une bonne ménagère ? - demanda Ernő Szép à Adorján.

- Pourquoi tu demandes cela ?

- Parce que j’ai observé quelque chose, répondit fièrement Szép.

- Quoi donc ?

- Que justement c’est une mauvaise ménagère. Veux-tu savoir à quoi je le vois ?

- À quoi ?

- À ce que dans le salon tous les tableaux sont suspendus de travers. Une véritable bonne ménagère veille à ce que les tableaux restent verticaux pour le plaisir du visiteur.

Le grand voyageur Adorján répondit avec un sourire dédaigneux :

- On voit que tu es un bon écrivain, mais célibataire.

- Allons donc !

- La maîtresse de cette maison est une bonne ménagère. Justement parce que ses tableaux sont accrochés de travers.

- Explique-toi !

- Ceci prouve que la bonne époussette les tableaux chaque jour.

 

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l’idÉe salvatrice

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idée salvatrice lmil Szomory[4], Sorry l’allègre, subissait depuis longtemps la pression de ses amis et plus encore de sa famille qui voulaient le marier. Mais lui, apôtre de la liberté sans conditions, protestait avec véhémence contre toutes les tentatives et tentations.

Dernièrement ils mandatèrent une agence matrimoniale qui proposa à l’écrivain "un vraiment bon parti". Une jeune fille belle, une jeune fille intelligente, une famille chaleureuse, une famille riche, une grosse dot.

Il se trouve que Szomory connaissait personnellement la jeune fille qu’on lui proposait, il protesta des pieds et des mains.

- Au nom du Ciel, éclata l’agent matrimonial, cette fois vous n’avez aucune raison de refuser cet excellent parti de bon augure. Qu’avez-vous à y redire ?

L’écrivain hésita, réfléchit un moment, puis sorti victorieusement :

- Cette demoiselle a des cheveux roux ! Et moi je n’ai aucune envie de voir un jour des enfants juifs et rouquins sautiller autour de moi…

Le visage du marieur s’éclaircit :

- Monsieur, si c’est le seul problème, il est facile d’y remédier ! Je peux vous avouer confidentiellement que les cheveux roux de la demoiselle… sont teints.

L’écrivain resta interloqué mais retomba aussitôt sur ses pieds :

- Bon, d’accord ! – cria-t-il. – Je le sais. Mais comment les enfants, eux, le sauront-il ?!

 

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Le cafÉ

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Béla Szenes[5], le directeur du "Szamár" était invité à un goûter. La maîtresse de maison voulait vraiment paraître bonne ménagère et, comme elle n’avait jamais préparé de café de sa vie, elle en avait commandé… au café du coin.

Le café était exécrable. Il y avait de tout dedans sauf du café. L’écrivain était habitué aux cafés des cafés, mais celui-ci dépassait toutes les limites du café sans café.

La maîtresse de maison remarqua doucement :

- C’est moi qui l’ai préparé…

Lourd silence.

Cinq minutes plus tard, le maître de maison s’adressa à Szenes :

- Alors, comment est le café ?

Szenes répondit doucement :

- Ne parlons pas des absents.

 

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l’intelligentsia locale

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Intelligentsia locale lezső Kosztolányi rendit visite à un de ses amis en vacances dans un joli gros bourg agricole de la Haute Hongrie.

Quand il eut passé deux jours à s’y distraire et fut saturé des beautés de la nature, son ami remarqua l’apparition des premiers signes d’ennui sur son visage. Il lui fit une proposition :

- Tu sais quoi, ami, accompagne-moi à la brasserie, je te présenterai à l’intelligentsia locale. On discutera, on boira de la bière, et peut-être jouera-t-on aux cartes l’après-midi. Veux-tu ?

- Non, non, mon ami, protesta Kosztolányi, ne le prends pas mal, mais je ne tiens pas à faire des connaissances.

- Allons au moins y déjeuner, pria son ami, on s’assoira à une table séparée, et si les gars te plaisent, on les rejoindra. Allons donc voir.

Ainsi fut fait. À onze heures du matin ils se rendirent dans la grande brasserie où les représentants de l’intelligentsia locale arrivaient à tour de rôle et prenaient place à une longue table. L’apothicaire, le vétérinaire, un avocat, le gérant, le juge du canton et les autres. Tous sans exception commandèrent une chope de bière et du mou de bœuf à la sauce aigre[6].

- Une chope, un mou ! – commandèrent-ils les uns après les autres.

Lorsque la bière et le plat furent déposés devant un des représentants de cette intelligentsia locale, soit le juge du canton, soit le vétérinaire, celui-ci cria en colère au garçon :

- Nom de Dieu, qu’est-ce que c’est que ce foutu couteau trop aiguisé ? Donnez-m’en un autre immédiatement parce qu’avec celui-ci je vais sûrement me couper les lèvres !

Kosztolányi chuchota à l’oreille de son ami :

- Merci, mon ami. Rentrons. Je préfère ne pas me lier avec l’intelligentsia locale.

 

Suite du recueil

 



[1] Imre Liptai (1876-1927). Journaliste.

[2] Andor Adorján (1883-1866). Écrivain, traducteur.

[3] Ernő Szép (1884-1953. Poète, romancier, journaliste.

[4] Emil Szomory (1874-1944). Écrivain, journaliste.

[5] Béla Szenes (1874-1927). Journaliste, auteur dramatique, traducteur.

[6] Plat régional de Haute Hongrie (Slovaquie aujourd’hui).