Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"   

 

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Et maintenant mon jeune frère, Jóska, je vais te raconter comment ici à Pest il est possible d’entrer quelque part où l’on n’a rien à faire. Nous savons tous les deux que c’est une chose fort instructive et nous sommes des centaines de milliers à le savoir, nous qui n’avons pas commencé là où il aurait fallu, ou là où il aurait été convenable de commencer, et qui devions nous consacrer à autre chose que ce que nous aimions faire car personne n’en voulait. Je connais bien tes allées et venues gênées dans les rues et dans les escaliers des maisons et dans les antichambres et dans les salles d’attente des bâtiments publics, et tes hésitations et tes craintes et tes préoccupations : j’étais pareil quand j’étais en première année de l’université. Je t’ai rencontré l’autre jour dans un préau, il y avait une conférence scientifique ou quelque chose de semblable, et tu négociais ton entrée avec un concierge, toi qui as longtemps étudié l’histoire de l’humanité, et qui as lu des philosophes et que l’évolution de la Pensée a souvent obnubilé dans la rue, tu étais en train d’expliquer quelque chose au concierge avec plein d’intelligence, de clarté et de douceur, un peu sur le ton de Schopenhauer, pourrais-je dire : tu t’efforçais de le convaincre par ton raisonnement lumineux, et d’ailleurs ton attitude ne manquait pas de dignité. Mais le concierge n’a pas attendu le verbe final quod erat demonstrandum  : il est devenu grossier avec toi et a dit qu’il avait reçu des ordres et que si Monsieur prétendait connaître son boulot mieux que lui, il n’avait qu’à aller là où il pensait, ici on n’entrait pas sans carton d’invitation, un point c’est tout. C’est seulement plus tard que j’ai compris que si tu n’avais pas de carton sur toi c’est parce que tu étais le conférencier ; toujours est-il que tu n’as pas pu entrer.

Voilà ce qui te préoccupe, Jóska, car tu ignores que les gens ne sont pas organisés pour recevoir ta claire logique. Ne te ronge donc plus mais écoute plutôt les conseils d’un homme d’expérience.

Tu n’as pas pu entrer à cette conférence parce que là-bas tu avais justement à faire. Romps une fois pour toutes avec les conférences. Décide en revanche de participer, cet après-midi par exemple, à une très intime répétition à l’Opéra, et de chanter le rôle de Lohengrin. C’est comme cela qu’il faut faire. Tu y vas et tu entres par une petite porte latérale ; mais attention, cela ne doit pas être une porte sur laquelle il n’est pas marqué : "Entrée interdite". Là où cela ne figure pas, tu peux être sûr d’être harponné par un surveillant qui demanderait ton nom, tes certificats de revaccination, ta feuille de mobilisation et qui te chasserait. Cela, tu l’évites. Là où tu lis : "Entrée interdite à toute personne étrangère au service", tu peux entrer en toute tranquillité. Tu longes quelques couloirs, si tu croises quelque employé ou surveillant, surtout ne leur adresse pas la parole. Dès que tu poses des questions, ou que tu dévoiles que tu cherches quelqu’un ou que tu as à faire sur les lieux, la minute même tu es perdu. On te fait savoir que la personne en question est absente, on ne l’a d’ailleurs jamais vue à cet endroit, elle est inconnue au bataillon, de toute façon elle est partie en voyage le matin, et bien que dix minutes auparavant elle se trouvât encore sur scène, elle vient de faire un saut au ministère, si tu te dépêches tu peux encore la rattraper. Non, tu ne te laisses pas aller. Tu presses le pas pour croiser les gens, tu franchis chaque porte, tu portes un regard sévère autour de toi comme pour dire : « Comment, ils ne sont toujours pas là ? On va voir ce qu'on va voir. » Si un employé se prend dans tes jambes, tu lui hurles : « Dites donc, quelle saloperie qu’on n’ait pas apporté mes partitions ! » - ou bien « Qu’avez-vous à traînasser ici au lieu de descendre dans la trappe ? » Tu n’attends pas la réponse, tu poursuis ton chemin à pas vigoureux. Tu ouvres les loges avec fracas, tu traverses quelques couloirs. Enfin le son d’un piano aborde tes oreilles. Tu en prends la direction. Devant toi une porte dérobée portant l’écriteau : "Membres exclusivement". Tu la pousses du pied, tu repousses un surveillant : « Crétin, ne vous placez pas sur ma route ! » - hébété, il s’écarte pour te laisser passer. Tu pénètres dans la pénombre de la scène où se trouvent quelques comédiens en train de répéter Lohengrin avec le chef d’orchestre. Tu y vas, tu te mets en bras de chemise et tu lui prends sa partition. S’ils paraissent un peu étonnés, tu fronces les sourcils et tu dis d’un ton fâché : « Comment, le nouveau metteur en scène n’est toujours pas arrivé ? Et Duci non plus, et Luisa ? Évidemment c’est dur de se faire reconnaître ! » Émotion générale, tous s’écartent respectueusement parce qu’il leur vient à l’esprit qu’ils ont lu le matin même dans la presse que probablement Caruso viendrait à Pest. Tu te mets à chanter, puis tu jettes la partition par terre en déclarant que cela ne se passera pas comme ça, tu remets ton veston, tu te fais accompagner par un surveillant jusqu’à la sortie, tu lui empruntes négligemment vingt couronnes en prétextant que tu n’as pas de monnaie sur toi, qu’il te le rappelle le soir.

C’est l’unique façon, mon frère Jóska, d’entrer aujourd’hui quelque part à Pest. Ce sera dorénavant un jeu d'enfant de se pointer au milieu de diplomates négociant les affaires des Balkans et de prendre même la direction des négociations. Et si mes conseils arrivent trop tard car entre-temps tu t’es fait assommer par un policier auquel tu aurais demandé où se trouve la rue Retek, alors, je te recommande ma méthode bien éprouvée face à Saint Pierre qui te demandera à l’entrée de l’Éden selon quels mérites tu souhaites y pénétrer.

 

 

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