Frigyes Karinthy : Eurêka
eurÊka[1]
Bondissant de sa baignoire,
Archimède se précipita directement dans la rue sans pouvoir se
maîtriser.
Le
premier homme qu’il croisa était un ancien camarade de classe,
Apollonius, alors employé à
- Eurêka !
– hurla Archimède – écoute, qu’en dis-tu ?
Tout corps plongé dans l’eau reçoit une poussée de
bas en haut égale au poids du volume déplacé. Je viens de
découvrir ça !
Apollonius
l’observa avec sérieux.
- Sag’ schon ! –
remarqua-t-il en grec. – J’aimerais mieux savoir quelle
poussée reçoivent mes actions sur le Salami si je m’en vais
à Contreminos.
Ainsi
dit-il en faisant un geste de dédain et il partit.
- Animal
stupide ! – haleta le savant. – Misérable
plèbe ! Mais comment pourrait-il savoir, ce malheureux, que ma
découverte va ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire des
sciences, ce qu’elle signifie, l’importance qu’elle a !
Je me rends sur le champ chez Lépidos, doyen
de l’Académie Ptolémée, pour lui raconter cela
à chaud !
Le
doyen accueillit aimablement Archimède. Il écouta sa
thèse, les yeux plissés, il hocha la tête et déclara
enfin que la chose était fort intéressante, bien qu’on
eût déjà abordé ce genre de sujet même si ce
n’était pas forcément sous une forme identique – et
il énuméra le nom de tous les académiciens qui avaient
traité
- Mais
moi je peux vous en faire la démonstration immédiatement, si vous
le souhaitez – dit Archimède. – Y a-t-il une baignoire
quelque part ?
Le
doyen sourit avec délicatesse.
- Inutile.
Je ne m’intéresse pas à des enfantillages comme de barboter
dans l’eau avec toutes sortes d’objets ; moi je
m’intéresse à la Science ! Et puis, je n’ai pas
pour habitude de me baigner.
Archimède
quitta l’Académie tout déconfit. Chemin faisant il croisa Hexametros, le jeune poète, collaborateur de la
revue futuriste de critiques et de belles lettres intitulée “Poésia”. Il s’en ouvrit à lui. Hexametros en rougit presque de colère.
- Évidemment,
si tu es assez sot pour porter ça chez eux, ces mandarins, ces vieux
croûtons sclérosés ! Comment pouvais-tu seulement
supposer qu’ils comprendraient ce qu’il y a de Nouveau, de
Courageux, de Pionnier, de Chevalier de Demain, d’Idéaux de Demain !
Donne-moi ton machin, ce truc, je le porterai à la rédaction !
- Que
veux-tu que je te donne ?
- Ben,
ce poème, voyons…
- Ce
n’est pas un poème, écoute, mais… c’est
un… une découverte… Elle n’est pas encore
rédigée…
- Rédige-la
et fais-la parvenir à la rédaction.
Là-dessus
il disparut. Mais la chose donna une idée à Archimède ; il
rédigea sa découverte en une phrase et l’envoya à la
revue populaire qui la publia peu après.
Dans
le numéro suivant, sous la plume de Hexametros
parut un article enthousiaste ; il rappelait en toute modestie que le
mérite d’avoir découvert ce jeune génie lui
revenait. Il passait ensuite à l’analyse de la Thèse
elle-même. Il y développait que par sa concision et sa force de
conviction le Nouveau Poète surpassait ses prédécesseurs,
en particulier dans la deuxième période du court
chef-d’œuvre dans laquelle les mots « reçoit une
poussée de bas en haut » résonnaient d’une
musicalité extraordinairement supérieure, tout en collant
à la perfection dans leur effet au vers d’introduction
« Tout corps plongé dans l’eau… », et
si l’on pouvait se permettre un soupçon de critique ce serait que
le poète était resté trop attaché à la forme
ancienne désormais dépassée de la poésie
rimée lorsqu’il avait voulu profiter de l’harmonie sonore
des mots “eau” et “haut” ; pour un pionnier de
génie comme Archimède qui ne faisait pas retentir les
idéaux désuets d’Hier mais qui chantait les Verbes de
Demain, il eut été plus digne de choisir la forme libre, à
la manière par exemple de : « Tout corps plongé dans
l’eau reçoit une poussée de haut en bas !!! ».
Archimède
lut ce beau panégyrique avec étonnement, il se gratta un peu la
tête, puis alla voir Hexametros. Il lui dit :
- Vois-tu,
ce que tu as écrit sur moi et que tu me juges génial je
l’ai trouvé intéressant. Mais en ce qui concerne la
Thèse elle-même, je crains qu’il y ait eu un petit
malentendu. Effectivement… tout d’abord… en ce qui concerne
les nouveaux idéaux, et encore… la musique de demain… eh
bien, vois-tu, je dois dire que si c’est moi qui ai découvert la
chose le premier, cela ne veut pas dire que la chose elle-même serait du
jamais vu comme tu le prétends… Car de tout temps, tout corps
plongé dans l’eau a toujours reçu une poussée de bas
en haut… Simplement, cette chose n’avait pas été
formulée… Mais ce qui importe c’est le bas en haut !… Je n’aurais en aucun cas pu
écrire à la place : de
haut en bas… Même si cela aurait mieux convenu à ma
personnalité comme tu le suggères…
Hexametros le regarda tout
contristé.
- Que
dis-tu là ? Que la chose existait déjà ? Et que
tu ne l’as pas inventée ?
- Pardon !
Pour être précis, je ne l’ai pas inventée, je
l’ai seulement découverte. Mais avant tout, il ne s’agit pas
de moi mais du fait que tout corps plongé dans l’eau…
Hexametros sursauta,
exaspéré:
- Fiche
moi la paix avec ce corps plongé dans l’eau !!!… Moi
j’ai cru que tu nous présentais quelque chose qui n’existait
pas auparavant… Comment aurais-je pu me douter qu’il
s’agissait d’une histoire ancienne… qu’il avait
toujours reçu la poussée… Alors là, je me suis bien
ridiculisé avec toi !!… Je vais être contraint de
quitter la revue à cause de toi, un… un plagiaire !
Archimède
s’enfuit de la rédaction, catastrophé. Il se hissa au
sommet d’un rocher et se mit à hurler en direction des passants
à la manière des prophètes illuminés.
- Écoutez
tous ! Tout corps plongé dans l’eau reçoit une
poussée de bas en haut égale au poids du volume
déplacé ! Regardez-moi tous !
Et
il se jeta dans l’océan.
Par
cet acte il attira enfin l’attention sur lui. Lui, il se noya, mais les
gens commencèrent à s’intéresser à la
thèse et Archimède, par le fait d’avoir
déplacé un certain volume d’eau, reçut une
poussée de bas en haut au rang des héros de