Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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graphologie

Cher Monsieur,

J’ai reçu votre aimable courrier et je vous en remercie. Vous avez eu la gentillesse d’y joindre l’analyse graphologique réalisée par le mystérieux monsieur X., à partir de mon manuscrit envoyé récemment à cet effet. À votre aimable question de savoir si je suis satisfait de ses conclusions, si je les trouve justes, je ne peux répondre que sur le ton du plus grand assentiment. Monsieur X. dont la personne énigmatique avait toujours éveillé mon intérêt, m’a cette fois véritablement ébloui par son savoir, il m’a terrassé, médusé, subjugué. Il a sondé mes reins, il m’a radiographié, il a démonté et étalé mes secrets cachés, il a décrit sans failles ma personnalité – sans me connaître, puisqu’il n’a eu de moi que quelques lignes en échantillon ! – il m’a défini et dessiné tel que je suis. Si nous ne vivions pas au siècle de la science, je devrais croire au miracle de la télépathie – mais jugez vous-même, vous qui me connaissez depuis longtemps, ce que je pouvais ressentir en lisant dans l’analyse de Monsieur X. des constatations successives, véritables révélations sur mon caractère, telles que :

mon humeur est fortement changeante et passablement influençable par les circonstances extérieures,

je ne me montre pas totalement tel que je suis en réalité,

les obstacles entravant l’accomplissement de mes désirs peuvent troubler mon humeur,

je serais capable d’explosions passionnelles bien plus violentes que celles auxquelles je me croirais capable, si ces explosions n’étaient pas freinées par ma conviction de ne pas en être capable,

je suis un enchevêtrement de traits de caractère incroyablement contradictoires, ainsi par exemple je remémore volontiers les minutes agréables de ma vie, en revanche je nourris l’antipathie la plus prononcée envers des impressions désagréables,

j’aime une conversation joviale, mais je sais aussi me taire si mon intérêt l’exige,

parfois je m’imagine supérieur à l’avis que les autres ont de moi, mais parfois j’ai des doutes,

parfois je suis de bonne humeur, parfois je suis de mauvaise humeur, mais toujours en fonction de mon humeur, bonne ou mauvaise,

je songe souvent à ce que j’aurais pu atteindre dans la vie si les circonstances avaient été propices,

- et ainsi de suite, chaque fois dans le mille.

Il est inutile de vous redire à vous qui me connaissez depuis longtemps, à quel point cette mise au jour impitoyable mais franche des ressorts intérieurs de ma nature m’a étonné. Mon intérêt pour la graphologie n’a été qu’approfondi par l’occasion d’expérimenter ses résultats sur ma propre personne, surtout après que j’ai soumis cette analyse à un examen contradictoire. J’ai en effet procédé de la façon suivante : j’ai invité quatre inconnus de la rue et je leur ai donné lecture de la description ci-dessus, sur la base de leur propre écriture. Nous nous sommes tous les cinq mis la main sur le cœur et avons juré à la fin, en pleurs, que l’analyse de caractère était parfaite, que l’excellent graphologue avait su voir au fond de notre cœur ; qui y contredit est un menteur. Il n’y a eu de divergences de vues que sur le dernier point. En effet l’analyse constate pour finir que je suis enclin au cynisme et au sarcasme, j’aime critiquer à l’occasion tout ce qui me tombe sous la main, et je ne crois nullement à la graphologie. Nous nous sommes querellés car mes quatre convives, un plombier, un pasteur baptiste, un détective privé et un infirmier de l’asile de fous, ensemble comme chacun séparément, ont trouvé justes les révélations les concernant, et ont essayé de me prouver passionnément que le graphologue avait raison, parce qu’eux croyaient vraiment que la vérité peut sortir d’un manuscrit, donc le graphologue avait vu juste. Moi en revanche j’ai postulé que oui, je crois à la graphologie, par conséquent la graphologue s’est trompé en analysant que je ne crois pas à la graphologie, mais puisqu’il s’est trompé, il s’est trompé seulement parce que toute la graphologie ne vaut pas tripette, par conséquent je ne crois pas à la graphologie, donc le graphologue a raison.

Après tout cela j’ai l’honneur de mettre à votre disposition le bref diagnostic que j’ai fait de l’analyse que le graphologue a faite de mon manuscrit, l’ayant utilisé comme manuscrit du graphologue et concernant son caractère à lui. Avec encore plus de concision que lui, mon analyse à moi tient en ces quelques mots : c’est un âne bâté.

 

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