Frigyes
Karinthy : Eurêka
Encore une fois la graphologie
Non
mais vraiment, vous avez mal compris ce que l’autre jour j’ai
couché sur le papier sous l’effet de l’excitation de ma
première rencontre avec la graphologie, peut-être crûment et
de façon dispersée, mais avec enthousiasme et
sincérité. C’est le prix à payer quand on est connu
comme un humoriste, et les lecteurs sont résolus à comprendre
tout ce qu’on dit à l’envers, parce que n’est-ce pas,
tout ce qu’on dit doit être drôle et amusant justement parce
qu’il faut le comprendre à l’envers. Si les gens se
doutaient de l’effet comique qu’a sur moi cet entêtement
obstiné et exaspéré de chercher partout le comique,
qu’il y soit ou qu’il n’y soit pas, simplement parce
qu’ils veulent s’amuser ! Et une fois qu’on est
stigmatisé comme un homme drôle et rusé, on peut faire ce
qu’on veut, on retourne chacun de nos mots, dans l’hypothèse
naïve que nous avons fait semblant d’avoir pensé la chose
naturelle, pour que la chose, en réalité posée sur la
tête, apparaisse plus drôle. Ce malheureux est ensuite
regardé par le commun des mortels, avant même qu’il
n’ouvre la bouche, avec un rictus zélé
d’encouragement, le créditant de l’assurance douteuse que
pour lui plaire, il lui rendra le menu service de se mettre l’instant
suivant sur la tête et d’enfiler un chapeau à ses pieds. Le
malheureux, réputé humoriste, ne peut simplement même pas
donner son opinion, parce que s’il dit, mettons, bonjour, ha, ha, ha, il
l’a dit n’est-ce pas parce qu’il voulait souhaiter un mauvais
jour. Et s’il dit, quelle belle femme, alors ha, ha, ha, cela signifie
naturellement qu’elle est sacrément laide…
C’est
ce qui a pu se produire l’autre jour quand j’ai écrit avec
enthousiasme que la graphologie est une chose magnifique ; d’aucuns,
qui voulaient rigoler à tout prix, ont transformé mon aveu
naïf mais sincère en une bonne blague : j’aurais
prétendu que la graphologie est une chose magnifique, parce qu’en
réalité je serais d’avis que la graphologie ne vaut rien.
Dans ce sens-là j’ai reçu par la suite des lettres de
reproche de plusieurs graphologues en exercice. Ils me reprochent
d’ironiser sur tout. D’après eux, avant de prétendre
que la graphologie est une chose magnifique, avec l’arrière-pensée
de la vilipender, au lieu de la vilipender avec
l’arrière-pensée de la louanger, je ferais peut-être
mieux de lire quelques ouvrages et de me convaincre que c’est une science
sérieuse et évoluée, absolument impropre à ce que
des humoristes de mauvaise foi aiguisent dessus le fil émoussé de
leurs sarcasmes.
Il
vaudrait mieux que je me taise. Si je me mettais à dialoguer avec les
graphologues ulcérés en leur disant : mais si, je
l’avais pensé sérieusement, il en sortirait une fois de
plus que je ne prends au sérieux ni la graphologie ni les graphologues.
Le mieux est que je n’exprime aucun avis, mais que je rende simplement
compte de ce que je sais, certifiant que bien sûr, j’avais
étudié la littérature graphologique avec assiduité
– que je sais me faire une image à peu près claire sur les
objectifs et les moyens de cet art, et que je présente comme preuve
concise le dictionnaire graphologique miniature ci-dessous, extrait pour mon
propre usage des matériaux d’une trentaine de volumes. Voici donc
le dictionnaire :
Des
lettres larges, tendant vers le haut… prodigalité, tendance aux
largesses, ambition.
Une
écriture petite, resserrée, tendant vers le bas… avarice,
mesquinerie, tendance à la débauche.
Des
traits tremblants, inégaux, incertains… faiblesse de
volonté, âme hésitante, inégalité
d’humeur.
Des
lettres fortement comprimées… personnalité solide.
Écriture
faible, incertaine… caractère extraordinairement faible.
Fioritures
en fin de mots… goût de la parure, tendance à la
coquetterie.
Pattes
de mouches, lettres tachées… âme désordonnée,
sale.
Taches
de graisse sur le papier… sensualité, gros mangeur, obèse.
Écriture
penchée vers l’arrière… prudence, regard vers
l’arrière, rêveur.
Écriture
penchée vers l’avant… jouant des coudes, tissant des
projets, prévoyant.
Lettres
achevées avec soin… ordonné, soigneux.
Avec
moins de soin… ne soigne pas bien ses affaires.
Initiales
de grande taille, petites lettres ensuite… sens de l’initiative,
mais manque d’endurance.
Petites
initiales, suivies de grandes lettres… a du mal à entreprendre,
mais va jusqu’au bout ensuite.
Bien
lisible… cœur ouvert, âme transparente.
Mal
lisible… cachottier, renfermé.
Lettres
pointues… taquin, mauvaise langue.
Lettres
arrondies… caractère engourdi.
Lettres
granuleuses… aime mettre son grain de sel partout.
A
l’extérieur violet, intérieur vert, cachant un noyau de
prune… une quetsche.
En
outre je propose aux graphologues mon baromètre bon marché et
facile à fabriquer, qui consiste en une planche sur laquelle on fixe de
façon lâche une ficelle de filasse. Il permet de lire le temps
qu’il fait, selon le mode d’emploi ci-dessous :
1. La
ficelle est sèche… beau temps.
2. La
ficelle est mouillée… temps humide.
3. La
ficelle se balance… temps venteux.
Respectueusement,
Frigyes Karinthy.