Frigyes Karinthy : Eurêka
si je savais pianoter la diffÉrence
Le
dernier homme qui aimait encore employer dans les conversations ce dicton
budapestois d’un arôme un peu désuet en guise de
métaphore et d’unité de mesure – cet esprit
supérieur et sarcastique qui par cette reconnaissance et cette modestie
aimait troubler et même gêner celui que par là il voulait
honorer, voilà deux jours je lui ai ôté l’envie
d’user de son dicton favori.
Car
autrement il faisait celui qui ne voulait pas comprendre. Il ne me croyait
pas : aujourd’hui ce n’est plus ni originalité, ni
extravagance enfantine, ni un signe imposant de familiarité
supérieure dans le vocabulaire de l’argot budapestois, cette
différence et ce piano. C’était imperturbablement un de ses
mots sur deux, dès que l’appréciation de valeurs
artistiques, économiques, politiques ou sociales avait fait appel
à son jugement.
Par
exemple :
Eh,
mon ami, à quel point on mange mieux qu’au Ritz dans ce troquet,
si je savais pianoter la différence !
À
quel point Caruso chantait mieux ça que Baklanov[1],
si je savais pianoter la différence.
À
quel point Rózsi est plus jolie sans
maquillage que Manci peinturlurée, si je
savais pianoter la différence.
À
quel point Pál Sándor est meilleur
orateur que Gömbös, si ce Bethlen[2]
savait pianoter la différence.
Cher
Maître, à quel point j’aurais été moins bien
capable d’écrire ce Hamlet que ce Shakespeare, si vous saviez
pianoter la différence.
Si
Vass savait pianoter la différence : à quel point le pain
à Vienne est meilleur et moins cher que le sien.
À
quel point
À
quel point le poème de ce Ady intitulé "Le piano noir"
est plus beau que le poème de Baudelaire intitulé "Chanson
d’automne", Si tu savais pianoter
S’il
savait pianoter la différence : à quel point tu es un homme
supérieur à ce qu’il est lui à mes yeux.
À
quel point ma femme me trompe plus que je ne la trompe, elle, si je savais
pianoter la différence.
Si
je savais pianoter la différence : à quel point Alcyon est
plus grande que le système solaire tout entier.
Si
je savais pianoter la différence : à quel point vivre
c’est mieux que mourir.
Et
ainsi de suite. On avait quasiment l’impression que le progrès du
monde, de la société, depuis Thalès jusqu’à
nos jours, s’apprécie selon son objectif et son utilité
dans la nature sous le signe d’un unique désir
ésotérique et d’un unique but : qu’est-ce qui
peut bien faire que l’on sache mieux jouer du piano, afin de pianoter la
différence. L’homme, homo pianus pianotis, tendrait dans cette vision du monde que
représentait mon excellent ami, exclusivement à savoir jouer du
piano devant Dieu et les hommes, rien d’autre, ou plutôt pas jouer
du piano, mais mieux jouer du piano,
et les phénomènes l’intéresseraient uniquement dans
la mesure où ils serviraient d’étalon pour juger la
distance qui les sépare encore de la perfection du jeu au piano.
Bon,
comme je vous le disais, je l’ai déshabitué de cette vision
piano-centrique du monde. Et même, très simplement : je
l’ai pris à son propre piège. En effet, j’ai
reçu chez moi un grand pianiste, un vrai concertiste. Mon
piano-centrique était présent à cette occasion : je
l’avais invité non sans arrière-pensée, comptant
bien, sur un résultat. Mon calcul s’est avéré juste.
À l’issue d’une production de bravoure du grand concertiste,
mon ami, profitant de l’instant d’enchantement
général s’est rué sur l’artiste, il lui a
serré les mains avec passion, et comme d’habitude il a
entamé l’interprétation habituelle de son
enthousiasme :
-
Si je savais pianoter la différence…
- À
quel point il joue mieux du piano que toi… - Ai-je poursuivi avec ruse.
- C’est
ça, à quel point il joue mieux du piano que… que…
- Que
toi par exemple – ai-je continué.
- C’est
ça, que moi par exemple… - a-t-il poursuivi, et dans son esprit la
discussion était close.
- Eh
bien, ai-je demandé en faisant l’innocent, que penses-tu, si tu
savais pianoter la différence, à quel point il joue mieux du
piano que toi, dis-moi : tu pianoterais alors mieux que lui ou moins
bien ?
Notre
ami me regarda, puis se tut. Il fronça les sourcils, se plongea dans ses
pensées. Nous nous mîmes à parler d’autre chose. Il
ne participa pas à la conversation, il passa le restant de la
soirée dans un mutisme obstiné, blotti dans un coin du
canapé, affichant l’expression méditative de celui qui doit
absolument calculer une formule mathématique dont dépendent ses
intérêts, et dont il n’arrive pas à se
dépêtrer. Quand il finit par prendre distraitement congé,
je l’ai entendu grommeler à mi-voix pendant qu’il descendait
l’escalier dans la pénombre :
- Hum…
mais non… comment c’est déjà… si je savais
pianoter la différence, dans quel mesure je joue moins bien du piano que
lui… alors il convient d’ajouter mon moins bon jeu de piano
à son meilleur jeu de piano… mais alors je jouerais mieux du piano
que lui maintenant… car à mon niveau de jeu s’ajouterait son
jeu meilleur que le mien… ou plutôt non, puisque son jeu serait
meilleur que le mien de cette différence justement… or la
différence exprime au contraire la mesure de mon moins bon jeu que le
sien… cela ne me ferait pas jouer mieux… ou plutôt je
jouerais mieux… zut, c’est à en devenir fou…
Recommençons à raisonner… la différence avec
laquelle il joue mieux que moi et je joue moins bien que lui doit être
ajoutée au carré de la qualité de mon jeu s’il
jouait moins bien et si c’était moi qui jouais mieux, si je
retranchais le produit de la différence du plus grand commun diviseur de
la somme des jeux de nous deux… mais dans ce cas…
Je
n’ai pas entendu
[1] Georgy Andreyevich Baklanov (1880-1938 à Bâle). Baryton russe d’origine lituanienne
[2] István Bethlen (1874-1946). Premier ministre de 1921 à 1931. Pál Sándor (1860-1936). Économiste, député au parlement. Gyula Gömbös (1886-1936). Général, ministre de la guerre, connu pour ses opinions racistes.