Frigyes Karinthy : Eurêka

 

 

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grimace

Non, en ce temps-là on ne pouvait pas en rire. Les médecins appelaient cette maladie rapportée du champ de bataille un tic – c’était une variante de choc nerveux, causée par l’explosion d’une grenade. Une crampe particulière de la bouche et de l’oreille gauche, exerçant aussi en même temps une traction sur l’œil comme s’il clignait ou lançait un appel coquin à quelqu’un – un rire défiguré que seul le hasard peut produire, qui n’aurait en aucun cas pu être provoqué volontairement ou artificiellement par un acteur comique ou un caricaturiste.

On savait encore alors d’où ça venait – chacun connaissait bien l’enfer d’où il était revenu, personne n’ignorait que c’était la terrible grimace d’une frayeur et d’une souffrance d’un autre monde. Au début on essayait de la soigner, par l’électricité, la psychothérapie – mais apparemment sa frayeur s’était ancrée plus profondément dans ses nerfs que pour d’autres cas. La plupart des chocs nerveux guérissaient petit à petit, les malades oubliaient lentement les horreurs et se lançaient avec une force renouvelée dans les nouveaux combats pour lesquels nous sommes nés.

Lui, on ne pouvait pas l’aider. La grimace persistait, avait fini par se fixer telle une image de cinématographe mille fois rejouée, dont il est impossible de se débarrasser. Les premières années il arriva tant bien que mal à survivre – il s’accrochait à la paille de la compassion et du respect pour supporter son mal, tel le combattant romain qui portait sa balafre.

Puis survinrent des révolutions, tout fut chamboulé – dans la bousculade pour la survie l’aristocratie de la souffrance a progressivement perdu son rang, s’est usée, avilie. Le jour vint où la souffrance qu’il avait endurée ne fut plus une lettre de recommandation utile – le bourgeois ambitieux haussait les épaules, au début seulement en lui-même, plus tard, constatant que la compassion n’était plus à la mode, il déclarait ouvertement que la souffrance est en réalité une incapacité de vivre – pourquoi n’a-t-il pas su éviter le mal ? La souffrance n’est pas un mérite, elle est le signe de la paresse et de la faiblesse – ce n’est pas une récompense qui lui est due, mais une punition.

Il suffit de quelques années pour qu’il comprît qu’il valait mieux qu’il se tût sur cette terrible nuit où la grimace lui était venue – ceux dont dépendait sa survie préféraient les histoires gaies. Par la suite il lui arrivait même de la nier. Encore plus tard, acculé à lutter pour survivre, il s’était mis à jurer par tous les saints que ce tic était une maladie congénitale, il l’aurait hérité de son père – au demeurant il n’avait jamais été incorporé, justement à cause de cette maladie.

Mais après la rectification des frontières nationales[1] il se trouva séparé de ceux dont il pouvait espérer des oboles. Il dut fuir. Il se réfugia un temps en Suisse, puis dans les faubourgs de Londres. Ensuite, caché dans la soute à charbon d’un paquebot, il parvint en Amérique. New York le rejeta comme un corps étranger – sur un autre bateau il arriva à Rio de Janeiro.

C’est là que l’attendaient la rédemption et la solution, ici de l’autre côté du globe – la rédemption existe, cachée quelque part, pour chacun, mais peu sont ceux qui la trouvent.

De Juarez, le roi milliardaire du plomb qui depuis une dizaine d’années parcourait le monde à la recherche d’un remède à sa mauvaise humeur, se trouvait momentanément chez lui pendant quelques jours. Cet homme était connu pour avoir tout ignoré de la guerre mondiale, jusqu’à son existence. Il était interdit à son entourage de parler de maux et de souffrances devant lui – il ne lisait pas de journaux, il n’avait aucun contact avec des gens – il ne fréquentait que les music-halls, les cirques et les concours de gymnastique.

De Juarez l’aperçut un jour – c’est là qu’il s’était affalé, devant son balcon : presque heureux de se libérer de son tic, car ils seraient désormais les derniers – les dernières crampes avant la mort par inanition.

À ce moment sa conscience en train de sombrer dans un sommeil mortel fut secouée par un ricanement énorme.

- Encore un coup, mon ami ! C’était superbe ! Qui vous a appris ça ?

C’était De Juarez qui le dévisageait de près – ses larmes coulaient sous l’effet du rire.

- Ma parole, j’ai parcouru tous les cirques du monde, j’en ai vu des clowns – mais aucun n’était à la hauteur de votre performance. Je vous supplie de le refaire ! Mais comme tout à l’heure, en bougeant en même temps les oreilles !

Au même moment une nouvelle crampe parcourut le visage du malheureux. De Juarez jubilait sous l’enchantement.

- Hé, gaillard, tu es un génie ! Cette grimace, personne ne te la copiera, ni Chaplin, ni Buster Keaton ! Je ne sais pas comment tu es rémunéré par le cirque qui t’emploie – mais je décuple ton cachet si tu veux bien rester trois mois dans mon entourage ! Et tu n’as pas de soucis à te faire pour la suite non plus – mon ami Corda[2], le roi du cinéma, ouvrira un studio spécial sur cette grimace pour l’exploiter – s’il le faut, j’achèterai seul toutes les actions !

C’est ainsi qu’est né un des bouffons les plus célébrés du monde.

 

Suite du recueil

 



[1] Le traité de Trianon en 1919 qui amputa la Hongrie des deux tiers de son territoire.

[2] Allusion aux frères Korda hollywoodiens, d’origine hongroise.