Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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            briquet

J’ai une collection de briquets. J’ignore si d’autres en ont eu avant moi ou s’ils en auront si mon article leur en donne l’envie. En tout cas je précise, envisageant le cas où collectionner les briquets se répandrait et deviendrait une passion comme la philatélie – qu’un jour nous aurons des revues techniques et des manuels internationaux pour écrire l’histoire des collections de briquets ; je précise également qu’en ce qui me concerne, j’ai découvert moi-même les beautés et l’importance de collectionner les briquets. En tout cas il est certain que c’est la première fois que j’ai conscience de ce que ma présente étude, susceptible d’allumer la passion de collectionner des briquets, revient à collecter la totalité des sentiments et des arguments à l’égard des briquets, qu’elle est la première en son genre, et qu’un jour elle aura valeur d’incunable parmi les vestiges muséaux de la littérature des collections de briquets.

Voici un aperçu rapide du petit catéchisme de la collection de briquets que tout collectionneur de briquets doit connaître :

Le briquet, de son nom d’origine outilfeu, en langage commun tomadoch (toma en argot veut dire peut-être, doch en allemand veut dire étymologiquement peut-être quand même, logiquement : il s’allumera peut-être quand même) n’est pas un nouveau palier du progrès de la technique, après les petites baguettes en bois trempées dans une matière inflammable, mieux connue sous le nom "d’allumette", mais un retour à la solution technique initiale qui faisait que l’allumette, en tant que découverte, malgré son extension universelle, n’était qu’une parenthèse durant un temps relativement court. Mais le passé appartient à l’outilfeu, alors que l’avenir appartient à son descendant direct, le briquet.

Le sourcefeu connu sous le nom d’allumette devait son immense succès à son avantage relatif d’être, face au silex et à l’amadou, l’outilfeu préhistorique, facilement maniable et inflammable. Par contre elle est un des moyens les moins économiques : elle entraîne un grand gaspillage de matière. Les bâtonnets dont généralement nous n’utilisons que la pointe, se perdent, sans même parler de la boîte en bois dans laquelle nous les rangeons. Chaque année l’humanité jette des forêts entières de pins, sous forme d’allumettes usagées et de boîtes d’allumettes. En outre, la boîte encombre passablement la poche, les bâtonnets font des échardes, et quand il n’y en a plus il faut en racheter.

Un bon briquet en revanche comprend, lui, tous les avantages combinés de l’ancien outilfeu et des allumettes. Il est toujours sous la main, il n’est pas nécessaire de l’échanger, il est peu encombrant, massif, s’allume facilement, il utilise à cent pour cent les matériaux nécessaires à son fonctionnement, la pierre et l’essence, et il ne salit pas.

Esthétiquement parlant il dépasse de loin les boîtes d’allumettes rectangulaires, monotones, toujours les mêmes, sa fabrication laisse libre cours à l’imagination artistique. Sa forme permet d’exprimer symboliquement la merveilleuse importance de sa substance, le Feu, en harmonie avec son objectif pratique – il incarne le parfait axiome de Léonard de Vinci sur la perfection : il est beau parce qu’il est bon, il plaît parce qu’il est utile !

Sa diversité est assurée par le même principe de servir son objectif qui détermine aussi l’unité de sa forme. Chaque briquet possède un style. Une femme a besoin d’un autre briquet, il faut un briquet différent à qui s’en sert peu, pour qui il est surtout un objet décoratif – il faut un briquet différent pour la cigarette, un autre pour le cigare. Il peut être considéré comme une pièce détachée vestimentaire : pour un smoking ou une queue-de-pie, un briquet étroit, discret, convient, avec des flancs en nacre, dont la petite flamme allume en un instant la fine cigarette au bout d’un fume-cigarette doré ; pour une veste de cuir, une culotte de cheval ou une tenue de chasseur, c’est une pièce massive, à flamme abondante, faisant autorité, qui convient, apte aussi à allumer la pipe ou des brindilles.

Le collectionneur a un autre point de vue, d’actualité de nos jours. L’amateur ne doit pas oublier que notre époque offre une opportunité unique, qui ne se représentera jamais, pour constituer une collection de valeur – les collections de briquets construites de nos jours représenteront plus tard une valeur impayable. Pourquoi ? Simplement parce qu’aujourd’hui nous vivons l’époque archaïque du culte du briquet, les bouillonnantes années chaotiques du tâtonnement, de la recherche et de l’expérimentation individuelle. Malgré le principe de diversité se formera un jour un type de briquet unitaire, pratique et simple, dont la valeur d’évolution sera nulle. Mais aujourd’hui on rencontre cent mille sortes de briquets, et les divers systèmes et formes portent sur eux l’empreinte de leur temps. Les premiers briquets naïfs, à couvercle basculant, effectivement difficiles à allumer, à la mode directement avant la guerre mondiale, ont été suivis par des modèles dessinés par la guerre ; avec des particularités formées par une imagination personnalisée : des douilles, des étuis de shrapnells, les gamelles des champs de bataille ; ils constituent une authentique exposition de l’équipement de la guerre mondiale. Le briquet du champ de bataille, tel jadis les bas tricotés en prison, a reçu une consécration pretium affectionis avec ses variantes innombrables. S’ensuivirent les multiples nuances des briquets de paix, comportant chacun une petite innovation, un essai, une tentative. Le briquet a également un caractère national, chaque pays fabrique les siens – on peut les reconnaître à la forme dans laquelle ils ont été conçus, à leur agencement particulier, à chaque nouveau brevet, depuis l’esprit correct mais lourdaud allemand jusqu’aux produits bon marché américains, en passant par la gracieuse inventivité française. Les briquets sont fabriqués à partir de boîtes en Autriche, à partir de stylos en Angleterre, à partir de montres gousset en Hollande – les indigènes de Nouvelle Zélande doivent évidemment fabriquer leurs briquets avec des ossements humains.

Une collection de briquets est une chose superbe : je vois cela depuis que je m’y suis mis. Je n’en ai pas encore, si au début j’ai menti, c’était pour avoir quelque chose à écrire – mais j’en aurai une, car ce que j’ai écrit m’a parfaitement convaincu de la noblesse de cette passion. On apprend toujours quelque chose en lisant ce qu’on a écrit.

 

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