Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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dalcroze[1]

 

Budapest-Lipótváros, le 8 janvier 1916.

 

Ma chère Polyphonie,

Nous avons beaucoup regretté de ne pas t’avoir rencontrée hier au Dalcroze, et comme je ne veux pas que tu viennes au prochain cours sans être préparée, je t’écris ce qui s’est passé et ce que nous avons appris de nouveau. Au demeurant, Pallas Athénée s’est enquise de toi, que diable t’est-il arrivé, à toi qui jusqu’ici étais toujours aussi endurante, à qui une petite grippe ne faisait pas manquer un cours, et que tu n’es pas une Polyphonie, mais une Polyfauchée,  au point de payer pour rien une leçon de cinquante couronnes, sans venir.

Alors, figure-toi, nous avons un nouveau membre, le docteur Bodola qu’on vient de mettre en congé pour six mois parce que, comme il l’a expliqué, une balle russe lui est entrée un demi-mètre au-dessus des sourcils et elle est ressortie d’une cuisse de corneille qui volait par hasard par-là, trois mètres à côté de son oreille. C’est lui qui fera maintenant Léonidas, il danse très bien, et il a une superbe toge, c’est lui qui va donc créer le personnage du "Mort au champ d’honneur", des mouvements splendides, tu devras tous les apprendre, nous les avons répétés pendant trente minutes. Il convient de plier le tronc en arrière à angle droit trois fois de suite, hocher la tête en carré avec la main, puis trois demi-pas en avant, le pied gauche un peu plus à l’extérieur, puis de faire une torsion des hanches, encore deux pas en arrière, puis laisser les hanches s’avachir, toucher le plancher du bout de deux doigts et rester comme ça pendant des minutes, avant de recommencer le tout. C’est une belle figure, mais pour l’instant, Bodola et Alcibiade sont seuls à savoir la faire, pourtant ce dernier n’a pu s’exercer qu’un quart d’heure car il a dû courir à la banque pour un transport de fonds.

Mais la directrice commence à prendre la chose très au sérieux, et aujourd’hui elle nous a gavés d’une demi-heure de théorie. Elle a expliqué quel est le véritable objectif de Dalcroze. Je vais tenter de  te reproduire tant bien que mal ses paroles, pourtant je l’ai bien écoutée. Elle a dit quelque chose comme : le but de Dalcroze est de former le corps et l’habituer à des mouvements qui rappellent un danseur enfermé dans un cube de pierre d’un quart de mètre de large et un demi-mètre de haut ; chaque mouvement de danse doit être exécuté comme si le danseur était enfermé dans ces murs, par conséquent les larges mouvements originaux de la danse doivent être amortis et simplifiés avec toutes sortes de  torsions, pliements et brisements d’angles et repliements, jusqu’à ce que tout le corps, les bras et les jambes collés aux hanches, prennent à peu près la forme de ce cube et le remplissent. N’est-ce pas que c’est merveilleux ? Nous avons tous été enchantés par cette théorie artistique, seul cet imbécile d’Achille a brisé le flot des explications en disant qu’il ne comprenait pas comment quelqu’un, enfermé dans un cube de pierre d’un quart de mètre de large et d’un demi-mètre de haut pouvait carrément avoir envie de danser.

Ensuite la directrice nous a montré quelques figures magnifiques que nous apprendrons aux leçons suivantes. La "Frayeur dans une cuillerée d’eau" qui est très difficile parce qu’elle nécessite un jeu de mimique et une torsion des poignets, ou encore la figure "Oiseau xylophage emprisonné dans du bois", avec des mouvements très simples, stylisés, elle est très belle mais un peu difficile parce qu’il faut replier la jambe gauche jusque dans l’estomac, pour faire place à l’épaule droite, afin de faire passer la tête sous l’aisselle et prendre ainsi une forme pentagonale parfaite, ce qui est nécessaire parce que les vestiges assyriens portent des amulettes de cette forme, et c’est ce que le danseur doit symboliser avec une matérialité stylisée.

Une autre très belle figure est la "Tour d’éléphant qui court", et Hora qui sait prendre ses jambes à son cou a su la faire, moi, je n’y arrive pas encore. Mais nous la répéterons ensemble, d’accord ?

"L’Azalée vaporeuse dans la barbe du derviche" que nous avons vue au dernier cours commence à bien marcher mais moi, on ne m’a pas interrogée là-dessus, mais sur "Démence grinçante de l’escargot", tu te rappelles, c’est celle où il convient de mettre ensemble les paumes des deux mains comme si on tenait au-dessus de sa tête une poterie romaine décorée de fleurs stylisées, de laquelle s’écoulerait quelque chose sur les chevilles, mais que l’on essaierait de retenir.

Bref, tu peux constater qu’il y a eu beaucoup de choses, tu peux regretter de n’être pas venue, ma chère Polyphonie. Comment vas-tu ? Ta nouvelle toge est-elle prête ? Moi, j’ai des problèmes avec mes socques, on n’arrive pas à me les réparer, et on ne me les échange pas car tu sais que le cuir coûte cher.

Ne manque à aucun prix la leçon suivante, ma douce Polyphonie. Quoi de neuf chez toi ? Ah oui, j’ai eu vent que ton pauvre frère est tombé. Cela m’a étonné, mais Monsieur Dolfi a dit qu’il y a la guerre quelque part.

Je t’embrasse jusqu’au revoir,

Ta Terpsichore.

 

Suite du recueil

 



[1] Émile Jacques Dalcroze(1865-1950). Danseur et chorégraphe suisse et pédagogue, père de la danse rythmique.