Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
vieilles coutumes de PÂques
Du numéro du 31 mars 2232
du « Courrier »
De nombreuses données ont
été préservées et nous sont parvenues tantôt
par des notes, tantôt par des traditions orales moins crédibles,
sur les fêtes et coutumes pascales de nos ancêtres par lesquelles
ils manifestaient l’importance symbolique de ce jour au moyen
d’aimables farces et jeux.
Ces traditions éclairent d’une
lumière radieuse les années obscures du dix-neuvième
siècle. Dès cette époque le jour de Pâques
était une fête joyeuse dans toute l’Europe, ayant pour
symboles le lapin blanc et l’œuf rouge. Le musée de Vienne
conserve encore aujourd’hui quelques vieux spécimens
pétrifiés. La coutume voulait que le lundi de Pâques, les
gens s’arrosent avec de l’eau parfumée, symbolisant la
fertilité du printemps – l’arroseur recevait un cadeau de
l’arrosé[1] et ils passaient l’après-midi
ensemble dans les jeux et l’allégresse.
L’immense essor industriel et
technique du vingtième siècle a fait apparemment sentir son effet
dans l’évolution des moyens de ces aimables coutumes. Si nous
étudions les journaux de l’époque sur la question, nous
rencontrons des données et des allusions plus que surprenantes : il
est étonnant de constater à quel point jadis les gens attachaient
une importance aux fêtes de Pâques et au culte de ces
amabilités, et avec quel sens de l’organisation ils veillaient
à ne pas les manquer.
Jetons un coup d’œil par exemple
sur les numéros du 30 mars 1918 de nos journaux. Il en ressort que
l’Europe tout entière vivait dans la fièvre de la joyeuse
fête, et les gens n’avaient pas d’autre idée en
tête que de se faire rappeler, individuellement et collectivement, la
pensée majestueuse de la Résurrection.
Les simples et modestes œufs de
Pâques rouges du dix-neuvième siècle deviennent cette
année-là des objets énormes et oblongs, en forme de quille
d’acier, soulevés par des mécanismes gigantesques,
construits à cet effet pour les lancer entre Allemands, Français,
Anglais, Italiens et autres types d’humains qui, comme chacun sait,
vivaient encore séparément dans ce qui était appelé
des communautés nationales.
Ces énormes quilles étaient fabriquées pour exploser en
l’air et disperser des milliers de petits œufs de Pâques.
Un des documents archaïques fait
état de ce que le jour de Pâques, au moins une centaine
d’objets de la sorte sont tombés sur Paris, alors capitale –
ils étaient généreusement lancés avec magnanimité,
tous ceux qui voulaient pouvaient en profiter.
Le culte de l’arrosage a connu lui
aussi un important progrès technique : un rapport pascal nous
apprend que des machines appelées mitrailleuses
(la signification initiale du mot est aujourd’hui inconnue) aidaient les
gens à s’arroser – l’ancienne eau parfumée
était remplacée par des liquides et gaz odorants.
Ce jour-là, nos ancêtres ont
fait leurs ablutions et nettoyé tout autour d’eux bien
soigneusement afin de symboliser ainsi leur recueillement et la pureté
de leur âme. Ainsi nous pouvons lire dans un autre rapport que le 31 mars
ils ont tout bien lavé, même la terre : « nous
avons nettoyé l’ennemi des deux rives de la Scarpe[2] » (ennemi est un mot ancien
dont nous ignorons le sens, mais qui aurait pu signifier de la rouille ou des
vers).
Ils ont aussi offert des sacrifices :
des soi-disant troupes ou des armées comme cela ressort de
rapports français – celles-ci devaient manifestement être
des sortes de joujoux ou des aliments.
Il y avait également d’autres
coutumes, aujourd’hui difficiles à comprendre, mais qui
néanmoins étaient caractéristiques par leur charme et leur
naïveté. Ainsi par exemple l’enfoncement
des lignes était peut-être mis en œuvre sur des cordes
solides, ou encore les manœuvres en
ciseau, le cavalier espagnol, ou
encore le cylindre à vapeur.
Mais le phénomène de
masse le plus touchant et le plus caractéristique de la bonne humeur
pascale et de l’amour du prochain qui saisissait tous les cœurs
était peut-être la coutume qui voulait que ce jour-là les
gens par milliers se laissent tomber les uns sur les autres pour
s’étreindre. Tout au moins l’expression la grande étreinte qui refait sans cesse surface dans les
rapports de Pâques et les différentes descriptions nous le
suggère. Cela consistait en ce que les citoyens d’un peuple
rendaient visite en masse aux citoyens d’un autre peuple et les deux
groupes concouraient pour s’étreindre plus vite que l’autre.
C’étaient de bons vieux temps
conviviaux !