Frigyes Karinthy : Voyage
à Farémido
deuxiÈme CHAPITRE
La machine qui avait emmené l'auteur à
cet endroit, trahit une conscience merveilleuse.
Conversation singulière. Arbres à
forme humaine. Le château.
En revenant à moi j'ouvris
les yeux et je regardai alentour. Je me trouvais dans un paysage arrosé
par un soleil éclatant : un flanc de montagne à pente douce
sur ma gauche, une rivière sinueuse qui scintillait de l'autre
côté, des buissons bleu-vert sur les rives. Un simple pont de fer
sans garde-fou la traversait ; un chemin blanc menant vers une forêt
lointaine, bordé des deux côtés d'arbres de formes
bizarres. Ce chemin paraissait être long, il se perdait dans une
nébulosité bleuâtre et il me semblait percevoir un portail
ou une sorte de voûte à son entrée dans
Cette fois cependant, tout ceci
était une réalité tangible, j'étais
éveillé, je souffrais de la soif et je tentai de bouger. À
ce moment je ressentis que j'étais saisi fermement à la ceinture
et en même temps une force me souleva de mon siège et me fit
balancer en l'air pendant une minute. Je fus pris de peur ;
j’aperçus un étroit anneau métallique qui
m'enserrait les hanches comme un collier, cet anneau se terminait par un levier
de métal s'épaississant vers le haut. L'instant suivant ce levier
me hissa encore plus haut puis me redescendit et me posa à terre,
à environ trois ou quatre mètres de la machine dans laquelle
j'avais été assis ; il me relâcha enfin et le levier
se retira. Je levai la tête et je vis devant moi un mécanisme ou
une machine étrange, jamais vue : je ne peux en donner qu'une
description lacunaire, approximative, je ne pourrais probablement même
pas en fournir une image nette en la dessinant, bien que par la suite j'en
eusse fréquemment vu de semblables. Très logiquement ma
première pensée fut qu’il s’agissait d’un avion
d'une toute nouvelle conception, d'une infinie complexité, dont le
fuselage, contrairement à ce qu'on connaît, se tenait
verticalement sur le sol, avec des ailes d'argent appliquées sur les
deux côtés. Mais ce fuselage avait en réalité une
forme indiciblement singulière : en haut une masse d'or en forme
d'œuf aplatie sur le sommet, un peu comme une tête d'homme
stylisée, parfaitement régulière, des sculpteurs utilisent
quelquefois des têtes de ce genre pour décorer des
immeubles ; à la place des yeux deux lentilles rondes, brillantes,
en verre, derrière lesquelles scintillait une lueur rougeâtre. En
dessous de ces lentilles deux espèces de tubes dépassaient de la
tête et un peu plus bas un orifice allongé bien dessiné,
recouvert de feuilles d'or, qui s'écartait et se refermait
régulièrement. La base du fuselage avait une forme de bouclier,
également en or, décoré de motifs artistiques de
marqueterie, des incrustations de pierres fines, se terminant au niveau des
hanches, par un anneau de métal. Ce mécanisme était
posé sur deux socles plaisants à la vue s'amincissant vers le
bas : ces socles s'achevaient en un système de rouages
compliqués ; les roues avaient une autonomie de mouvement, elles
permettaient à la machine de monter ou de faire des pas, ainsi que
d'avancer rapidement sur le terrain plat.
Les deux bras du fuselage
faisaient office d'ailes, mais aussi plusieurs autres minces bras
métalliques souples s'articulaient sur ce fuselage avec des
extrémités diverses, celui par exemple qui m'avait extrait de ma
cage.
J’ignore pourquoi mais
toute cette mécanique, malgré sa complexité, donnait une
impression de grande simplicité et d'évidente
nécessité, on sentait que tout était à sa place et
fonctionnait dans une merveilleuse harmonie, mais par-dessus tout, elle
inspirait aussi dès le premier instant une sorte d'inexprimable
sentiment agréable, sans rapport avec l'impression que la machine
était indubitablement un chef-d'œuvre économe et parfait de
mécanique. Mais l'objet avait un rayonnement propre. Je suis incapable
de m'exprimer autrement qu'en utilisant un terme approché, disant que
cette machine était belle,
entendant par ce mot non seulement ce qu'il exprime mais bien plus, comme nous
l'utiliserions, par exemple à propos d'une peinture, ou mieux encore
d'une femme. Je ne suis qu'un simple chirurgien, je ne suis pas rompu dans
l'art du langage, mais je me souviens que des épithètes
dithyrambiques me vinrent alors à l'esprit, telles que de jeunes
amoureux ont coutume de trouver dans les moments d'extase. Peut-être
n'étais-je pas encore dans mon état normal, d'abord je gardais
dans l'oreille le tintement des accords précédents, et aussi la
machine elle-même semblait irradier une puissance, un état
intermédiaire entre la chaleur et le courant électrique, un
faisceau invisible d'électricité thermique qui tenait tous mes
nerfs dans un engourdissement tendu. Un bourdonnement constant et
agréable émanait de son intérieur, les ailes se
posèrent lentement. Je ressentis un chatouillement sur mon visage, et
levant les yeux je vis les deux lentilles de verre qui me fixaient. Au
même moment un des bras se souleva jusqu'à me toucher puis se retira.
Pendant que j'essayais de deviner qui pouvait être l'homme qui manipulait
cette mécanique de l'intérieur, un clapet remua sur le haut du
fuselage et la musique que j'avais entendue auparavant retentit de nouveau avec
une douceur indicible, mais non cette fois dans les notes fa-ré-mi-do,
plutôt une mélodie hélicoïdale selon les notes de la
gamme chromatique que je ne connais pas suffisamment mais que je noterais
à peu près comme ceci : sol, la, la, sol#, sol, sol#. Cette
mesure, je l'entendis répétée plusieurs fois, pendant que
les yeux restaient fixés sur moi. Ces sons provoquèrent en moi un
sentiment étrange : je dirais qu'ils m'interpellaient dans une
langue inconnue, pourtant sans paroles. J'étais comme
pétrifié, puis j'ouvris la bouche en essayant d'abord
maladroitement puis de mieux en mieux de reproduire les sons. Au même
moment la musique s'interrompit, la machine s'arrêta, tendue comme pour
mieux m'observer. Je répétai les sons un peu plus fort. La
machine joua cette fois trois autres notes, je les reproduisis également
en chantant. Alors c'est un autre bras qui se tendit vers moi pour me palper.
Cet exercice se répéta un certain nombre de fois, sur des notes
variées. J'entendis brusquement un bruissement, les ailes vrombirent, un
courant d'air me gifla, et l'instant d'après la machine décolla,
elle décrivit quelques cercles au-dessus de moi puis pris la direction
de la rivière, s'éleva encore, rapetissa puis disparu au-dessus
de
L'endroit où je me
trouvais était couvert d'un gazon soyeux sur un sol meuble et
marécageux. Brusquement ma situation désespérée
m'apparut dans toute son horreur : je me trouve dans un lieu inconnu, me
dis-je, où je périrai impuissant et désemparé car
je ne peux même pas savoir si je suis en terre amie ou ennemie. Je me
souciais également pour mes camarades de combat, lesquels avaient pu se
sauver du Bulwark ? Je n'en savais absolument
rien. Plus personne n'ignorant que moi et le commandant avions quitté le
navire en perdition à bord d'un avion, un mandat d'arrêt sera
probablement lancé contre moi et si je ne me manifeste pas je risque
d'être déclaré déserteur et traduit devant un
tribunal militaire.
Mais ensuite je suivis un
raisonnement différent : dans un pays où l'on possède
des mécaniques aussi perfectionnées, les hommes doivent
vraisemblablement être également extraordinairement
développés et intelligents, ils se rendront aisément
compte de mon état calamiteux. En revanche j'étais incapable de
deviner quelle pouvait être la ville ou le campement dont cet avion
provenait. Il m'apparaissait clairement que je n'étais pas parvenu en
Allemagne puisque nos excellents espions nous l'auraient très
certainement signalé si l'armée ennemie avait eu de telles
machines à sa disposition. Je remis donc mon sort à la
destinée, je déposai mes armes dans l'herbe et je préparai
mon mouchoir blanc pour le cas où je me trouverais en terre hostile afin
de pouvoir, conformément à la convention de La Haye, me rendre
à la première personne qui croiserait mon chemin.
Avec mille précautions je
me dirigeai vers la rivière en observant soigneusement tout autour de
moi, mais sans apercevoir âme qui vive. Je pus franchir le pont sans
obstacle et je décidai de longer le chemin blanc dans la direction de la
forêt, je m'approchai d'un premier bosquet à
Plus loin les arbres se raréfièrent,
disparurent, et je suivis un chemin sinueux recouvert d'une fine poudre
blanche ; de nouveau me saisit le curieux souvenir qu'une fois, dans mon
sommeil, j'étais déjà passé par là.
À la sortie de cette
forêt, comme j'avais pu l'apercevoir de loin s'élevait
effectivement une voûte de verdure très haut au-dessus de ma
tête. Je respirai de soulagement à constater que ces
arbres-là n'étaient plus de forme humaine ; bien que,
à vrai dire, je n'avais jamais vu non plus d'arbres de cette
sorte : la ramure luxuriante composée de feuilles rondes et
charnues assombrissait le chemin, chacune des feuilles semblait être un
fruit. Cette fois, mon embarras était réel, je commençai
à craindre que je vécusse vraiment un rêve, le chemin qui
traversait les bois était sombre, je craignais de me perdre. Je portai
mon regard de tous côtés, désemparé, alors à
travers un étroit orifice j'aperçus de nouveau la lumière
du soleil et je m'empressai dans cette direction. Quelques minutes plus tard la
forêt fut derrière moi, aveuglé, je me cachai les yeux avec
les mains.
Apparut alors un immense plateau
de forme géométrique. Un escalier de somptueuses pierres rousses
conduisait vers le fond où un bâtiment énorme cachait le
ciel. L'escalier menait précisément à la porte frontale de
ce bâtiment, c'était un immense portail béant,
dépassant sûrement quarante mètres. Un mur unique
semi-circulaire constituait la façade, prolongé des deux
côtés par de monumentales colonnades ; en architecture je
n'ai jamais vu un chef-d'œuvre plus imposant, plus somptueux. Mais ce qui
dès le premier instant attira mon attention c'était deux
silhouettes devant la porte, ressemblant à s'y méprendre en forme
et en dimensions à la machine qui m'avait emmené jusqu'ici.