Frigyes Karinthy : Voyage
à Farémido
quatriÈme CHAPITRE
Visions du monde.
L'auteur commence à
soupçonner parmi quels êtres il a échoué.
Les Sollasi. Quelques mots sur la fabrique de Sollasi.
Tout ce que jusqu'ici j'ai
essayé de faire comprendre au lecteur, je ne l'ai compris et
assimilé moi-même qu'au bout de longues journées, voire de
semaines, une chose est certaine : déjà au moment où
j'étais là, debout sous l'arbre à forme humaine, et que
d'un coup j'ai ressenti que ce merveilleux mécanisme, un des citoyens de
Farémido, me comparait à cette plante ;
déjà là je commençai à redouter en
frissonnant certaines éventualités auxquelles je ne pouvais
même pas songer jusque-là. Les merveilleuses aventures qui au
cours de mes voyages précédents ont souvent plongé mon
esprit dans l'étonnement, m'ont habitué à ce que, tout en
persistant dans ma vision du monde formée par d'excellents philosophes
et logiciens, et principalement par les savants naturalistes de ma patrie
adorée, je devais malgré tout prendre en considération
certains faits et certaines réalités qui ne peuvent en aucune
façon entrer dans cette vision du monde ; je sais bien que dans
l'établissement de ses théories un naturaliste sérieux ne
peut pas se laisser influencer par des futilités comme par exemple un
fait ou un phénomène contredisant de front la théorie.
Tout en maintenant donc la vision
du monde qui était la mienne, j'ai tout de même pris acte du fait
que mon mauvais sort m'avait cette fois jeté dans un pays ou sur un
continent ou, qui sait, sur un corps céleste où les êtres
qui maîtrisent la nature, les habitants de ce corps céleste, non
seulement ne ressemblent pas à l'homme mais, au sens terrestre, ne
peuvent pas être considérés comme des êtres vivants
parce que, bien qu'ils aient une autonomie de mouvement, bien qu'ils agissent
résolument vers un but et qu'ils forment ensemble certaines
organisations sociales, pas la moindre parcelle de leur corps n'est bâtie
de la substance qui, selon nos critères, est l'unique porteuse et
condition nécessaire de la vie et qu'ordinairement nous appelons matière
organique. Ces êtres, les Sollasi (c'est ainsi
qu'ils se nomment par des notes de musique) sont constitués
d'éléments inorganiques : de fer, d'or et de divers autres
métaux et minéraux dont quelques-uns sont inconnus de notre
chimie inorganique. Pourtant ces matières inanimées bougent et
agissent ; je remarque à ce propos que des mouvements similaires
nous en constatons nous-mêmes dans des matières inanimées,
peut-être moins expressément et de façon moins
coordonnée, puisque la dilatation des corps due à la chaleur,
leur tendance à s'approcher les uns des autres sous l'effet de
l'attraction universelle, tous ces phénomènes provoquent des
mouvements dans le monde inorganique, et déjà à
l'époque je me doutais de ce dont par la suite j'ai été
convaincu : la vie des Sollasi et
gouvernée par des forces aussi simples et aussi primitives que la
lumière, la chaleur, l'électricité, le magnétisme.
La force complexe, secrète et magnifique que nous appelons
religieusement force vitale ou vitalité, qui divise et multiplie le
noyau des cellules organiques ; cette force donc, les Sollasi
ne la connaissent pas. Ou alors ils la connaissent mais étonnamment ils
n'en font aucun cas, et même, je le compris plus tard, ils la
considèrent comme une force de moindre valeur, voire sous certains
angles une forme maladive et contre-nature de l'existence ; une force
totalement inapte à faire en sorte que l’âme et
l’intelligence, simples condensations des forces de la nature en une
matière, et qui ont vocation de comprendre et même peut-être
d'améliorer la nature (nous, nous appelons cette force âme
humaine, intelligence humaine), deviennent heureuses, harmoniques et
intelligibles. L'organe
Le lecteur trouvera naturel que
ma première pensée, quand j'ai commencé à me douter
de tout cela, a été : comment ces êtres ont-ils
été créés, puisque la forme de procréation
pratiquée chez nous est hors de question dans leur vie
inorganique ? Je reçus très vite réponse à ma
question. Le Sollasi qui m'avait placé
près de cet arbre à forme humaine me fit signe de le suivre avec
un de ses bras (pour l'instant j'appelle cela un bras), quand avec un
étonnement manifeste il entendit que je savais imiter certains sons émis par lui. Je me mis aussitôt en
marche à ses côtés, je remarquai cependant qu'il
s'efforçait d'harmoniser ses pas à ma démarche, cette
pitoyable façon de me traîner. Cela avait tout l'air d'une
automobile conduisant un piéton. Toutefois nous atteignîmes peu
après l'entrée de cette somptueuse construction qui avait
déjà enchanté mes yeux auparavant. Cette fois je remarquai
au-dessus du portail des sortes de notes ou de caractères
dorés ; j'appris par la suite que dans leur écriture ces
signes représentent sol-la-si-mi-ré, qui dans une traduction
approximative signifient quelque chose comme usine de Sollasi
ou atelier de Sollasi.
En marchant sur le seuil de forme
elliptique mon oreille fut frappée par une vibration et un cliquetis
particuliers, et comme nous longions un couloir de marbre ces bruits
allèrent en augmentant. Une porte de verre flexible s'écarta
devant nous et un énorme hangar baigné d'une lumière crue
apparut à mes yeux. Il me faudrait un temps très long pour vous
dire le désordre indescriptible qui m'accueillit dans ce lieu, je
pourrais tout au plus donner une idée de ce spectacle en le dessinant sur
un papier. De très longues tables de pierre s'alignaient
parallèlement, recouvertes de milliers d'objets et d'instruments
fantastiques, des alambics, des robinets, des flacons, des métaux, des
fers à souder, des vis et des boulons, des leviers, des balances, des récipients,
des étuves, des liquides, des tubes, des cornues, des
générateurs, des câbles, des essieux, des roues, des
hélices, des cisailles, des pinces, des perceuses. Une grande partie de
ces instruments suivaient un mouvement rythmique silencieux, mus par un courant
invisible, des disques animés d'une vitesse vertigineuse tournoyaient en
tous sens et miroitaient dans la lumière, des courroies et des
câbles filaient en sifflant par le haut et par le bas, des cerclages
d'acier vibraient et des rotules couraient frénétiquement sur la
bordure des tables. Des lueurs et des flammes voletaient de-ci, de-là,
tantôt rouges, tantôt bleues, tantôt violettes, sous des
cloches de verre des liquides épais clapotaient, bouillonnaient
librement dans des cuves volumineuses.
Au premier instant je me rendis
à peine compte que dans cette apparente confusion des Sollasi s'affairaient : en effet la configuration de
ces êtres est en réalité la même que ce que j'avais
aperçu dans les machines et les instruments. Dès que mes yeux
furent un peu accoutumés au spectacle, je compris qu'autour des tables,
à distance égale, se tenaient des Sollasi
petits ou grands, plongés dans un travail assidu. Je les reconnus
à leur tête d'or ovale et aux deux lentilles de verre brillantes
qui luisaient dans la région du front. Des bras et des leviers
émergeaient de leur corps vers la table, manipulant, démontant et
remontant toutes sortes de pièces détachées, soudant des
chaînes au-dessus de flammes comme autant de maîtres horlogers. Le Sollasi qui m'avait guidé s'approcha cette fois de
celui qui se trouvait le plus près de nous. Celui-ci interrompit une
seconde son travail et ils se mirent à échanger leurs musiques.
Cependant, tous deux tournaient leur visage vers moi, je sentis qu'il
s'agissait de moi. Embarrassé et pris d'une honte
incompréhensible même à moi-même, je
détournais les yeux, je me mis à examiner les objets et les
pièces étalées sur la paillasse.
De nombreuses lentilles de verre
convexes et concaves y étaient disposées ; une sorte de
matière collante apparaissait dans un petit flacon. Sur le bord de la
table une construction déjà montée ; à mieux
l'observer je découvris avec étonnement que cette structure, tout
au moins pour l'essentiel ne m'était pas tout à fait inconnue.
Elle ressemblait fort à un minuscule appareil photographique
perfectionné et infiniment précis mais d'une forme
sphérique avec des deux côtés et à l'arrière
des câbles d'acier qui en descendaient jusqu'au sol, sur le devant une
lentille convexe oscillante et derrière une chambre noire
sphérique. Il m'est apparu clairement que son utilité
était également la même. Dans son ensemble le tout
ressemblait vraiment à un grand globe oculaire exorbité. Je
compris instantanément que cela était tout à fait
normal : nous savons qu'une machine à photographier n'est autre en
réalité qu'un œil humain reconstruit, elle fonctionne de la
même façon à la différence que tandis que l'œil
humain ne peut pas être perfectionné, la machine, on peut la
construire capable de reproduire des phénomènes lumineux cent
fois plus nettement et plus rapidement que l'œil, pensons seulement
à ces prises de vues instantanées de mouvements qui captent cent
fois plus de détails que nos yeux.
Un coup d'œil sur la figure
du Sollasi me convainquit qu'il fabriquait cette
même chose dont il avait aussi besoin : des yeux. Cette fois il
m'apparut clairement d'où venaient ces êtres ou constructions
merveilleuses : ils les fabriquent eux-mêmes, à leur propre
image, à partir de métaux, de minéraux, et ils animent
eux-mêmes les Sollasi ainsi fabriqués
à l'aide de générateurs de forces (accumulateurs
électriques, vapeur, gaz) placés dans leur corps.
À première vue
cette méthode pour reproduire l'espèce paraît plus
compliquée et plus laborieuse que celle pratiquée sur notre
planète (et d'aucuns ajouteront aussi, moins plaisante), mais il faut
reconnaître qu'elle est plus fiable et plus raffinée quant au
résultat. Le Sollasi qui crée ou
construit son semblable (je dis semblable parce que je pourrais difficilement
l'appeler fils, fille ou encore enfant, étant donné qu'un Sollasi n'est pas créé par un couple mais par
six ou sept êtres unisexes), ce Sollasi, donc,
a tout loisir d'examiner de manière approfondie chaque pièce ou
composant quant à son adéquation à son objectif afin
d'éviter toute malfaçon. Il peut remplacer tous les
matériaux qui troubleraient la coordination d'ensemble, il peut amener
chaque organe à s'harmoniser parfaitement avec les mécanismes du
mouvement. Il en résulte qu'on ne trouve pas de handicapés, de
paralysés ou autres individus défectueux chez les Sollasi, ce qui par ailleurs peut être
expliqué, et j'y reviendrai, par le fait qu'en cas d'usure ou de
détérioration les pièces détachées d'un Sollasi peuvent à tout moment être
échangées ou remplacées sans en altérer l'harmonie
d'ensemble ou
Il serait également
prématuré de dire qu'en passant entre les longues paillasses,
combien et quelle sorte d'organes je pus observer en fabrication, en rappelant
que le but et même la structure d'une grande partie de ces organes
étaient incompréhensibles et inconcevables au niveau de mes connaissances
d'alors. Je remarque simplement qu'au-delà de la dernière table,
sur une estrade, j'aperçus un Sollasi
complètement achevé, constitué, mais immobile, les
ouvriers s'affairaient autour de lui apparemment justement en train de
l'équiper de ces mécanismes du mouvement que l'on nomme moteur en
termes bien terrestres : par un orifice ils versaient à
l'intérieur une sorte de liquide, et ils vissaient
quelque chose dans la partie inférieure. En partant j'ai encore entendu
une sonorité se mettre en route à l'intérieur du Sollasi et en me retournant je le vis lever lentement la
tête et regarder autour de lui.