Frigyes Karinthy : Voyage
à Farémido
cinquiÈme CHAPITRE
L'auteur apprend la langue des Sollasi. Une petite digression sur la vision
extérieure et intérieure. Épistémologie. Des Sollasi souffrants. Quelques mots sur la "musique des
sphères".
Il serait fastidieux de dresser la
chronologie détaillée des quelques mois qui passèrent
entre mon arrivée à Farémido et
le jour où je pus affirmer que, encore que maladroitement et en
balbutiant, j'arrivai à m'exprimer dans la langue des Sollasi, et grosso modo à comprendre ce qu'ils
disaient. Il est d'ailleurs possible que cet apprentissage ait duré plus
longtemps que je ne le croyais alors : cette myriade de nouvelles
impressions pénétraient mon esprit à une allure si
fiévreuse que je ne songeai même pas à mesurer le temps qui
passait, temps dont là-bas la mesure se faisait en réalité
selon des lois différentes. (Une journée à Farémido dure deux ou trois fois vingt-quatre
heures.) D'un autre côté, ces impressions occupaient tellement
toutes mes pensées que ce qui m'est arrivé au quotidien pendant
la première période de mon séjour, je ne l'ai
enregistré que superficiellement et imprécisément ;
par conséquent ma mémoire a surtout retenu les fruits de mon
apprentissage, et par contre tout ce qui concernait ma vie corporelle s'est
effacé. Je pense avoir compris, et j'ai d'ailleurs observé sur
moi-même que le raisonnement que nous croyons servir à comprendre
les choses atteint le degré supérieur et le plus intense de ce
travail lorsqu'il s'oublie complètement pour collecter et ordonner les
phénomènes du monde extérieur. Nous en avons par la suite
longtemps discuté avec mon maître, Midoré,
le jour où j'essayai à toute force de lui expliquer ce que nous
entendons par le terme cerveau humain,
puisqu'il était incapable de comprendre cette notion. Il est impossible,
disait-il, qu'un instrument tel que votre corps, fabriqué de
matériaux périssables et avariés (c'est ainsi qu'il
qualifiait la chair et le sang, n'ayant pas de mots plus approprié
à ces notions dans son vocabulaire), puisse effectuer le travail de ce
cerveau : la compréhension des tenants et aboutissants des choses.
Lorsque, voulant corriger son erreur, je l'informai que nos penseurs voient
clairement, eux aussi, que le but de la raison humaine est la
compréhension du monde, il secoua seulement sa tête
incrédule, et me demanda comment procédaient nos prétendus
penseurs.
C'est avec joie, heureux, que je
saisis cette occasion d'honorer en terre étrangère la gloire des
grands philosophes de notre espèce humaine et surtout de ma patrie bien
aimée. J'évoquai au petit bonheur quatre ou cinq grands penseurs,
et je résumai brièvement le contenu de leurs œuvres.
J'exprimai mon contentement de l'évolution rapide des connaissances dans
le domaine des lois du cerveau humain, science qui est désormais en mesure
de définir la chronologie et la genèse de la pensée. Je
rapportai l'activité de grands biologistes qui recherchent et
étudient le travail de nos organes ainsi que l'effet des
phénomènes sur notre cerveau. Je mentionnai ceux qui
prétendent que le travail du cerveau humain est purement et simplement
un fonctionnement organique, et ceux qui émettent l'hypothèse que
le fonctionnement de l'esprit doit être attribué à une
force qui ne peut être réduite à une substance quelconque.
Je citai la vision de quelques grands logiciens qui déduisent la
genèse du sentiment et de la pensée de principes
mathématiques et d'autres qui mettent en avant des symboles
métaphysiques. J'esquissai en quelques mots l'état actuel de la
philosophie et à la fin je remarquai victorieusement que nous
étions très près du temps où nous saurons ce qu'il
faut entendre par fonctionnement cérébral.
Midoré m'écouta courtoisement
puis remarqua que j'avais répondu à tout sauf à sa
question. En effet, du point de vue de l'objectif le moyen ou l'instrument qui
nous permet de l'atteindre est totalement indifférent. Car n'est-ce pas,
quelqu'un qui étudie un instrument, ne le fait pas dans le but
d'apprendre l'usage que l'on pourrait en faire (ceci étant la
première évidence allant de soi, puisque si j'ignore à
quoi il sert, l'instrument ne m'intéresse pas), mais simplement pour
vérifier s'il n'est pas défectueux, s'il est en état de
bon fonctionnement, et ensuite il se met à s'en servir. Il me demanda si
nous pouvons employer notre cerveau à l'usage auquel il est
destiné ; je lui répondis longuement et avec enthousiasme
que nous connaissons cet instrument et que nous savons bien le démonter.
Il déduisit de mes paroles que durant des siècles nous ne
faisions que démonter et remonter notre esprit, et que j'évoquai
comme les plus grands penseurs ceux qui exécutent le travail le plus
minutieux et le plus subalterne qui chez eux est celui des fraiseurs. Il me
demanda l'usage que nous faisons de notre esprit, à quoi nous
réfléchissons ; or de ma réponse il déduisit
que nous ne faisons que poser et reposer cette même question de
l'utilité du cerveau, autrement dit que nous nous cassons la tête
pour savoir à propos de quoi nous nous cassons
Midoré expliqua en outre qu'ils
connaissaient depuis longtemps la cause de cette maladie, qui d'ailleurs est
très facile à guérir : dans la fabrique sollasi on fait fondre le cerveau de l'individu souffrant
et, mélangé à certains réactifs, on le filtre
à travers certains composés. Ce faisant les substances
dégradées sont séparées et l'œil regagne sa
pureté initiale. Lorsque le liquide est déjà passablement
envahi, on le jette tout simplement et on le remplace par du frais. Et Midoré poursuivit :
- Si je dis tout cela c'est
pour prouver à quel point j'ai bien compris vos explications ; des
troubles mentaux de la sorte peuvent se produire et ils se produisent en effet.
Je suis néanmoins étonné lorsque vous présentez ces
esprits malades empêtrés dans leur trouble comme les plus grands
penseurs de l'humanité. Je veux bien admettre que le cerveau humain est
fabriqué et livré par un mécanicien inconnu, mais il l'est
dans un état primitif, si bien que (si j'ai bien compris) vous devez
attendre de longues années qu'il suive une évolution lui permettant
de devenir au moins utilisable ; c'est précisément par cette
supposée merveilleuse faculté de traverser nécessairement
des périodes d'évolution, que lui-même restant encore
imparfait, tout ce qu'il invente et produit est également imparfait.
Dans ce cas, si nous supposons que vous dites vrai quand vous prétendez
que vous aussi vous vous efforcez de comprendre le monde extérieur, je
dois considérer le cerveau humain comme un quelconque verre brut dont on
voudrait faire une loupe. Pour y parvenir il convient de filtrer et de purifier
la matière liquide du verre aussi longtemps que nécessaire pour
qu'elle devienne complètement transparente et nous permette ainsi de
voir l'objet à agrandir à travers elle. Mais vous ne procédez
nullement de cette façon, bien au contraire, vous rajoutez dans le
liquide toutes sortes de matières brutes et opaques, telles que
conscience, connaissance de soi, notion de l'ego, pour qu'il devienne encore
plus obscur et plus visqueux, dans votre peur que le cerveau complètement
transparent, laissant traverser les rayons, ne disparaisse lui-même, car
il serait invisible comme le verre. Or cette peur est dépourvue de tout
fondement puisque je reconnais la présence et la perfection du verre
grossissant précisément à ce qu'il me rend le monde
extérieur clairement visible.
Un jour, bien avant cet
entretien, Midoré me demanda comment moi,
homme organique terrestre, j'avais pu apprendre leur langue. Je lui
répondis que nous aussi, nous avons une connaissance de la musique,
toutefois nous n'avions jamais songé à exprimer des idées
concrètes par des sons musicaux. À quoi utilisez-vous la
musique ? – me demanda-t-il. Je répondis que nous aimons
exprimer nos sentiments en musique, et je lui parlai longuement de la
différence qui sépare chez nous sentiment et pensée.
Cela le surprit parce que chez
eux sentiment et pensée étant une même chose, il ne comprit
pas comment, à travers les sentiments exprimés, nous pouvions ne
pas percevoir la pensée qui avait suscité ce sentiment et
inversement. Je lui dis que nous aussi nous unissons quelquefois ces deux
choses, exprimant nos pensées avec sentiment et je lui parlai de
chansons que l'on crée lorsque nous joignons au texte parlé un
accompagnement musical, une mélodie. Cela l'étonna beaucoup.
Comment pourrait-on, dit-il, rendre les paroles parfaitement claires et
expressives de la musique mieux compréhensibles en l'accompagnant de
bruits inarticulés, alors que celui-ci ne fait que la parasiter et
empêcher