Frigyes Karinthy : Voyage
à Farémido
sixiÈme CHAPITRE
L'auteur apprend comment il est parvenu à Farémido.
Le dosiré, autrement
dit la maladie du monde.
L’indignation de l’auteur au nom du
genre humain.
La première chose que je
demandai à mon maître Midoré
dès que je pus un peu (de façon néanmoins fausse et
approximative) me faire comprendre en leur langue, fut naturellement
ceci : à quel hasard extraordinaire devais-je d’être
parvenu à Farémido, où
m’avaient-ils trouvé, comment m’avaient-ils
repéré ?
Mon maître m’expliqua
qu’avec un poumon propulsé par des rayons électriques
(c’est ainsi que je nomme le moteur qu’ils portent dans la partie
supérieure de leur tronc) ils s’aventurent souvent et parcourent
l’Espace à la recherche d’harmonies plus pures et plus
vastes et chemin faisant ils frôlent l’atmosphère de
planètes et de constellations étrangères. Son ami, Sido
frôlant un jour l’atmosphère de la planète Lasolmi (c’est ainsi qu’ils nomment
Écoutant ce discours avec
une surprise extrême, je demandai respectueusement à mon
maître ce qu’ils entendaient par dosiré,
et dans quelle mesure ils pensaient que j’en serais un moi-même,
c’est-à-dire comment ils pouvaient auparavant se faire une
idée sur les êtres de mon espèce alors que la leur
était si différente de
Mon maître répondit
qu’ils connaissaient bien et depuis longtemps Lasolmi,
la Terre, ils avaient jadis examiné très minutieusement sa
surface à l’aide de verres grossissants, et il n’y a
guère de choses qui eussent échappé à leur
attention. (Je dois reconnaître que cette fois il disait la pure
vérité ; un jour, bien plus tard, ils me montrèrent
une telle lunette, et en l’orientant vers le globe terrestre, sous divers
angles, je peux affirmer qu’à travers ses lentilles je pus
nettement distinguer non seulement les maisons, mais aussi les hommes et des
objets usuels.) Ils avaient constaté que sur Lasolmi
on ne trouve pas d’être sensé au sens de Farémido ;
ceci était d’autant plus surprenant que quelques matériaux
entrant dans la composition des êtres sensés, tels que le fer,
l’or, le mercure et de nombreux autres minéraux, avaient
été détectés sur Lasolmi
par analyse spectrale. Par contre, ils voyaient depuis longtemps sur la Terre
un nombre étonnamment grand de dosirés
en mouvement, autrement dit infectieux, sous diverses formes et en de
nombreuses variétés ; on pouvait alors émettre
l’hypothèse que l’anéantissement de la
possibilité vitale des Sollasi terrestres
avait été provoquée par ces germes pathogènes, ceci
était même très probable car partout où l’on
décelait des êtres apparemment sensés, des êtres en
fer ou en acier et mus par l’électricité ou la chaleur, en
eux ou autour d’eux on voyait toujours pulluler toute une armée de
dosirés, autrement dit des parasites.
Quand je demandai pourquoi ils me
considéraient aussi comme un dosiré,
mon maître fit allusion en souriant aux plantes étranges qui
m’avaient tant surpris le jour de mon arrivée ici, et que
j’avais qualifiées d’arbres à forme humaine. Il me
dit que ces arbres représentaient une des variétés des dosirés ; ceux-ci végètent et
parasitent depuis longtemps le sol par ailleurs sain de Farémido,
et ils polluent les éléments simples et purs nécessaires
à la fabrication des Sollasi. Leur composition
est particulière, les chimistes ignorent encore leur nature, ils ne
connaissent que leur effet dévastateur et pathologique ; là
où survient un tel dosiré, la
matière se décompose, des humeurs malodorantes et de difformes
tumeurs prurigineuses se créent. À Farémido
on entend en général par le mot dosiré
un poison, une substance infectieuse, un parasite ; si un tel être
parvient à pénétrer entre les pièces d’un Sollasi, il y provoque des dérangements et des
maladies : grâce à Dieu il peut être aisément
détruit et éliminé au moyen d’acides
appropriés, il est en outre lui-même une substance
périssable, une sorte de maladie elle-même malade, qui
s’autodétruit par les substances corrosives et caustiques
qu’il sécrète et il se désagrège de
lui-même. Lorsque moi, Gulliver, je parvins ici, la première chose
qu’ils firent fut de m’examiner plus minutieusement sous leur
microscope qu’ils n’avaient pu le faire au télescope quand
je vivais encore sur la Terre et ils constatèrent avec regret que
substantiellement j’étais un dosiré
semblable à ceux qui peuvent survenir également dans leur sol et
dont on trouve d’innombrables variétés sur la Terre. Les
savants de Farémido
déterminèrent même ma place dans le classement des
bactéries pathogènes, et Sido à qui on doit ma
découverte me nomma rémisollami-sidoré,
ce qui dans une traduction approximative signifie à peu près bacille-quasi-l’homme, un germe pathologique qui, en
tant que parasite, se dote de propriétés similaires à
celles des êtres inorganiques pour les approcher plus facilement. Ainsi,
poursuivit mon maître Midoré, il produit
des sons, et dans sa partie supérieure en forme de tête il produit
une substance dont la sécrétion, la pensée, tend à ressembler pour la forme à de
véritables produits intellectuels. Que
je sois donc un dosiré semblable aux autres
est attesté par le fait que l’on ne trouve dans ma composition
aucune matière de valeur, métal ou minéral, et par
conséquent je suis nécessairement pathologique
c’est-à-dire un phénomène passager (curieusement,
dans la langue des Sollasi, ces deux termes, pathologique
et passager, recouvrent une même notion), une substance pathogène
qui s’autodétruit. Au demeurant, moi-même n’avais-je
pas démontré que leur hypothèse était
correcte : les Sollasi ont observé
qu’à certaines heures du jour je suis pris d’une
inquiétude et à ces moments je me rends auprès d’un
tel dosiré de Farémido
pour lui arracher quelques-unes de ses tumeurs (il entendait par là des
fruits), et je les détruis par dévoration, il est donc bien clair
que je fais partie de ces êtres secondaires qui ne peuvent maintenir leur
vie éphémère qu’au prix de la destruction de quelque
autre organisme similaire, avant d’être eux-mêmes
détruits par une génération suivante.
Mon maître expliqua tout
cela, très calmement et très placidement. Il est curieux que par
un hasard fortuit son discours chanté se fondait en une merveilleuse
mélodie indépendamment du sens, au point qu’au mot
"génération" prononcé comme un accord final,
quand il termina son allocution, je restai là pendant de longues
minutes, charmé et subjugué, l’âme enivrée et
bercée d’une douce excitation. Quand
cette magie se fut lentement dissipée, je me réveillai,
atterré et indigné par cette brutale
révélation :
à quelle place dans la nature le sens de ces mots et toute cette
conception absurde et malveillante assignait mon espèce humaine, donc
les citoyens de ma patrie adorée ! En même temps je me
réjouis de l’occasion qui se présentait de démentir
les informations humiliantes et injustifiées nous concernant et de
claironner la souveraineté glorieuse et toute puissante de notre
espèce. Que représentent ces machines, toutes ces tenailles au
cou en colimaçon et à tête d’escargot et tous ces
phonographes, pensai-je dans mon orgueil présomptueux, par rapport au
merveilleux mystère de la vie ?
Je priai mon maître de bien
vouloir m’écouter calmement afin de tirer certaines choses au
clair. Je lui fis un court résumé de l’état de mes
connaissances sur le sujet. Je commençai à Adam et Ève en
prenant soin de garder la mesure et d’éviter les longueurs
excessives, tout en respectant en tous points les indications des sciences
naturelles modernes. Je lui dis à quel point le globe était vide
et désert jusqu’à l’apparition de la Vie ; je
lui décrivis un paysage archaïque, avec des éclairs de
lumières dans les vapeurs de plus en plus froides : des volutes
bariolées, informes, des métaux et des minéraux roulent
sous l’horizon couleur cuivre, des volcans vomissent leurs brasiers, des
nuées de fumées blanchâtres s’élancent vers le
ciel. Mais ensuite tout se calme, des eaux bleues recouvrent la surface, le
soleil incandescent brille en souriant, puis, dans les petites profondeurs des
eaux, quelque chose commence lentement à germer. Apparaissent des formes
nouvelles singulières. Voici la Vie sur la Terre. Durant des millénaires
la Vie tente de s’exprimer sous des centaines de formes diverses :
tantôt elle se fait poisson, tantôt elle se colle des ailes et se
propulse dans l’air, tantôt elle a dix pattes et une multitude de
bouches, tantôt elle allonge le cou pour atteindre les fruits des
palmiers, tantôt elle une bêche tranchante grandit devant les
lèvres dans l’intention de déterrer sa nourriture dans la
poussière du sol. Il lui pousse tantôt un corps
démesuré pour pouvoir procréer une nombreuse descendance,
tantôt des dents acérées pour se protéger et
perpétuer l’espèce. Enfin, après de longues
tentatives, une des formes commence à penser. C’est un animal
à quatre mains, à la figure ridée, aux yeux rotatifs
anxieux dans leurs orbites, surmontés de poils hirsutes. Dans la partie
arrière de sa tête, la cervelle, organe de l’instinct anime
les membres et fait tout le nécessaire pour préserver la vie de
notre ancêtre, le singe : si le fauve porte la main à son
œil, il ferme involontairement la paupière. C’est cet
état que la vie choisit pour l’amener à la perfection. Il
s’agit de développer l’organe de l’instinct pour
rendre conscient et capable de se connaître soi-même, ce qui
jusque-là n’était qu’inconscient et mécanique.
Quelques milliers d’années et le travail est accompli, dans la cavité
du crâne le nouvel organe commence lentement à se
développer : l’organe de la Conscience comprend les
phénomènes extérieurs ou intérieurs, et il
s’adapte à eux non dans une ignorance onirique mais,
illuminé par la torche du discernement et de la volonté. Et
voilà devant nous l’Homme, la Vie Consciente, ressentant toutes
les joies de l’existence, jugulant les forces brutales et primitives
tapies dans la matière, pour rendre la vie de l’individu plus
belle et plus heureuse, pour qu’il puisse exulter au spectacle du
lointain ciel bleu et du soleil levant !
Mon maître
m’écouta attentivement jusqu’au bout ; je crus
comprendre qu’il était surtout intéressé par la
première partie de mon exposé, pourtant moi j’avais
plutôt préparé mon effet pour