Frigyes Karinthy :   Voyage à Farémido

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septiÈme CHAPITRE

Le Globe Terrestre vu comme un Sollasi.

Le monde mal en point.

Midoré s’inquiète pour l’existence de la Terre.

La conscience et l’instinct : monstre à deux têtes.

Répondant à mon discours, Midoré me parla de l’histoire de l’humanité ; il fit montre d’une supériorité et d’une certitude qui ne me surprirent qu’au tout début. Bientôt je dus admettre que notre histoire, ils la connaissent aussi bien que moi-même, voire même mieux, par ses manifestations extérieures. J’aimerais résumer brièvement cette éblouissante connaissance que ses révélations dévoilèrent à mon esprit émerveillé.

J’ai déjà mentionné que les Sollasi disposent d’un mécanisme grossissant qui depuis quelques dizaines de milliers d’années leur permet d’examiner la vie de ma planète, la Terre, jusque dans ses moindres détails, de la même façon que nous étudions une goutte d’eau sous nos microscopes. Cette fois j’appris avec étonnement par Midoré qu’ils considèrent le Globe Terrestre comme un simple Sollasi maladif, primitif, atrophié et dégénéré, un être vivant inorganique semblable à eux, qui aurait pu engendrer des Sollasi à leur image s’il n’avait été atteint d’une maladie appelée dosifaré environ soixante mille années auparavant, contaminé par les parasites nommés dosirés que moi j’appelle homme ou animal et qui existent de façon endémique également chez eux. Mais ce pauvre Sollasi nommé Terre fut envahi à un point tel qu’il devint totalement infirme et sa guérison pourrait encore nécessiter une très longue période. Lui, Midoré, qui vivait à Farémido dans sa présente structure il y a soixante-dix mille ans déjà, avait suivi ce processus avec attention depuis son commencement ; il avait vu naître la maladie et il l’a vu évoluer jusqu’à son stade actuel. Comme il constata l’intérêt que je portais à son discours, et que mon exposé attestait que j’avais quelques notions sur ce qui s’était passé, il se dit prêt à me faire part de ce qu’il expérimentait parce que le fait que moi-même, je n’étais qu’un simple dosiré n’excluait pas que je pusse comprendre les choses à un certain degré, d’autant que dès les premiers mois il avait été possible de placer certains matériaux inorganiques dans mon cerveau et ceux-ci l’avaient déjà réparé dans une certaine mesure. D’ailleurs ma guérison dépendrait desdistes expériences, comme je le comprendrais bien par la suite.

Midoré m’expliqua en outre qu’en fait il examinait personnellement le Sollasi nommé Terre depuis environ soixante mille ans parce que cette question l’intéressait et il redoutait que quelque chose s’y détraquât encore. Les organes de la Terre, monts, feux, eaux, évoluèrent normalement durant une longue période. Puis un jour il remarqua avec regret l’apparition d’une grande quantité de minuscules dosirés dans un repli. (J’en demandai l’emplacement Midoré, et je reconnus la région située entre l’Euphrate et le Gange.) Il y avait probablement à cet endroit une insuffisance de chaleur et d’électricité. (Je dois, dit-il, savoir que chaleur et électricité, lumière et son, jouent le même rôle pour les Sollasi que pour nous le sang.) La maladie se répandit à une vitesse fulgurante et bientôt elle couvrit toute la superficie que moi j’appelle Asie et lui appelait le ventre de la Terre. En ce temps-là le Sollasi nommé Terre était encore suffisamment bien portant pour s’entretenir avec lui par sons : il s’était d’ailleurs plaint de sa maladie et lui, Midoré, lui avait donné le conseil de faire entrer un peu de chaleur sur l’endroit atteint, car tous deux ne tardèrent pas à comprendre compte que ce dosiré n’était qu’un petit parasite impuissant qu’une faible élévation de la température, d’à peine quatre-vingts ou cent degrés réussit à détruire.

Mais la Terre négligea la chose, et la maladie que je nommais Vie ne cessa pas de proliférer. Un jour c’est lui-même, Midoré, qui voulut y remédier et à l’aide d’un mécanisme construit à cet effet il insuffla des rayons sur le corps de la Terre pour la guérir, ces rayons firent jaillir de l’eau bouillante du corps affecté, et dans cette eau les dosirés, ces bactéries, périrent par millions. On pouvait espérer parvenir à les exterminer complètement et voir le pauvre compagnon sollasi remis d’aplomb. En ce temps-là il s’occupait très sérieusement de cette question ; à l’aide de certains verres il observa la nature et le comportement des dosirés ainsi que leurs conditions d’existence, ce n’est qu’ainsi qu’il put prétendre extirper définitivement l’espèce génératrice de la maladie. Quand l’eau commença à bouillir, les dosirés se mirent à fuir éperdument, ils coururent en tous sens sur la surface de la Terre ; c’est en ce temps-là qu’ils devaient être au stade de leur évolution que j’ai appelé Homme Préhistorique ou Singe Préhistorique, ou encore Être Instinctif. Bref, ces Hommes Préhistoriques, dit Midoré avec ironie, se comportèrent très bizarrement sous l’effet de l’eau bouillante : ceux qui ne périssaient pas tout de suite, couraient dans les champs, Midoré s’en souvenait parfaitement, et ils y cavalcadaient en gémissant de frayeur. Il revoyait clairement le tableau, tel qu’il l’avait observé sous le microscope : du nœud fourmillant des dosirés cherchant leur respiration se distingua un spécimen plus fortement développé, il courut sur le côté puis il hissa brusquement ses antennes ou ses bras, il les pointa vers le haut, dans la direction d’où lui, Midoré, avait lâché sur eux les rayons destructeurs, et d’où il les observait dans son microscope. Oui c’est bien cela, il pointa directement son bras vers les yeux de Midoré, et alors les autres se tournèrent tous dans le même sens, puis ils s’écroulèrent sur la Terre et, à genoux, les bras levés, crièrent quelque chose vers lui. À ce moment l’eau bouillonnante jaillit sous leurs pieds et ils périrent tous. Depuis, souvent il eut l’occasion d’observer cette particularité des dosirés qui parfois, quelques minutes avant de périr, tournent soudainement leur visage vers le haut dans la direction où habitent les Sollasi, comme s’ils attendaient de l’aide de là d’où leur parvient leur perdition.

Midoré fit encore remarquer que quelques temps plus tard il avait abandonné ce traitement médical dont il avait compris qu’il était insuffisant. Le dosiré, répéta-t-il, est une maladie qui s’autodétruit à l’aide de cet organe que j’appelais instinct et siégeant normalement dans la partie supérieure, dans la tête de l’animal. Le mieux était donc d’attendre le déroulement spontané de la maladie. Attendons donc que les dosirés recouvrent toute la surface de la Terre et qu’au sens corporel ils achèvent leur évolution ; par expérience on sait qu’à ce stade l’organe de l’instinct se charge de toute façon du reste : les dosirés s’attaquent les uns les autres, et en détruisant les autres ils se détruisent eux-mêmes, et commence alors leur dépérissement, l’éradication de la maladie. Il apparut que, afin de se maintenir en vie, les dosirés se mangent les uns les autres, sous cent formes diverses ; on peut en conclure que tout ce processus ne peut durer très longtemps. Et on sait bien que tous les mécanismes qui se procurent les matières nécessaires à leur survie non de l’extérieur, d’un monde différent du leur pour les transformer à leurs fins, mais qui les puisent à l’intérieur, se digèrent eux-mêmes jour après jour et sont destinés à périr. Il est évident, n’est-ce pas, qu’on ne peut pas faire avancer sa barque de l’intérieur, seulement de l’extérieur, à l’aide de rames qui s’appuient sur l’eau ; ainsi la barque de la vie s’arrête si elle n’a pas les rames qui pourraient s’appuyer sur l’existence réelle. En d’autres termes, la préoccupation de Midoré de voir les dosirés parasites dévorer et faire périr la pauvre Terre pour la gouverner, s’avérait excessive : les dosirés ont tout au plus utilisé la Terre pour y naître, ensuite, grâce à l’organe de l’instinct, ils se sont jetés les uns contre les autres.

Ainsi il était pleinement rassuré quant à la destinée de sa compagne sollasi souffrante, la Terre ; il était convaincu que les dosirés, bien qu’ils recouvrissent son corps, périraient à coup sûr à la fin, et que la Terre guérirait. Il est vrai, avoua-t-il, qu’il fut un moment vraiment effrayé, il craignait que la maladie ne prît une tournure sérieuse, voire fatale : cela devait être au temps où, dans le cerveau du dosiré que moi, j’avais coutume d’appeler homme, un nouvel organe se mit soudain à se développer, l’organe que je désignais sous le nom de conscience. Cet organe aurait effectivement pu mettre la Terre en danger car grâce à lui le dosiré nommé homme comprit que le moyen de rester en vie ne résidait pas dans la destruction de la vie par elle-même, mais plutôt dans la transformation (avec toute sa capacité, sa force et sa volonté) de la matière nécessaire à la vie, les matériaux inorganiques de la Terre et dans la création de quelque chose de parfait. Cet organe se développa dans le cerveau, à l’intérieur de l’organe de l’instinct ; on pouvait craindre qu’il n’y parvînt complètement, qu’il opprimât et rendît inutile, qu’il éliminât définitivement l’organe de l’instinct, qu’il prît sa place, qu’il connût l’essence de l’existence, et comprenant l’imperfection et la nature périssable du corps organique, qu’il ne le remplaçât par la matière des Sollasi, inorganique, durable, non exposée à l’altération, l’or et les minéraux, et qu’il vainquît enfin la mort, en d’autres termes le dosiré eut cessé d’être une maladie c’est-à-dire un phénomène passager.

Ceci était en effet sérieusement à craindre. Grâce à la conscience ce travail était lancé, on avait commencé à percer et sculpter la Terre : ils ont commencé à utiliser le sang de la Terre, chaleur et électricité, et le dosiré se renforça encore. Le voilà qui dès lors savait enfin se fabriquer des ailes en matériaux durs, si bien que, petit vermisseau insignifiant, il commença à ressembler dangereusement aux Sollasi immortels. « Je vous assure, ajouta Midoré, que pendant un certain temps je fus réellement inquiet que grâce à la conscience il sortît victorieux de la matière et de la mort, mais un jour j’ai soumis le petit corps minuscule du dosiré à un examen minutieux, à l’aide de pinces je l’ai disséqué et à travers une loupe j’ai ausculté la dangereuse petite cervelle ; et alors j’ai été rassuré. Mon hypothèse selon laquelle l’organe de la conscience aurait anéanti son instinct s’est révélée fausse. Dans la cervelle imparfaite de cet être minuscule il y a un défaut organique inguérissable, une maladie organique inguérissable. Cette espèce ne peut pas survivre, elle est destinée à disparaître, elle souffre d’une maladie organique mortelle qui tôt ou tard éteindra l’espèce. Savez-vous ce qui s’est passé ? L’organe de la conscience, issu de l’instinct, et dont le rôle aurait été, une fois complètement développé, de prendre la place de l’instinct, cet organe donc, par un hasard stupide a échappé à l’instinct pour commencer à grandir indépendamment dans la partie proéminente du cerveau, tandis que, face à lui, dans la partie postérieure du cerveau, l’instinct a poursuivi tranquillement et imperturbablement son évolution de son côté. Savez-vous ce que c’est ? Les médecins l’appellent grossesse extra-utérine, elle tue et la mère et l’enfant. Deux organes donc, au service de deux objectifs frontalement opposés, l’un aspire à la vie, l’autre aspire à la mort. À cause de ce défaut tout homme désormais est un monstre à deux têtes qui doit périr dès lors que les deux hémisphères, celui de l’instinct et celui de la conscience, à un certain stade de leur développement, se trouvent trop comprimés et étouffent comme deux graines tombées dans un sillon commun. Deux mains, l’une construit, l’autre détruit ; l’une s’accroche pour ne pas être emportée par la tempête, l’autre dilacère le filin de l’ancre ; l’une protège le corps contre le gel, l’autre le découvre ! »

à ces mots, Midoré posa devant moi un objet singulier de forme ovale, puis un éclair violacé-verdâtre éclata sous un verre. À travers cette lueur je ne vis d’abord qu’une opacité floue, puis j’aperçus une vaste et profonde étendue à une distance infinie mais en toute netteté. Des minutes passèrent jusqu’à ce que je pusse enfin la reconnaître : c’était la mer Baltique d’où j’avais embarqué sur un hydravion un an plus tôt. Je vis des navires anglais et allemands en pleine bataille. De mon altitude je pus voir jusqu’au fond de la mer : un de nos grands navires était justement en train de couler atteint d’une torpille, il sombra lentement en tanguant derrière le tapis vert, il s’immergea silencieusement comme une grosse bulle, puis il se posa sur le fond sableux scintillant.

 

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