Frigyes Karinthy : Voyage
à Farémido
huitiÈme CHAPITRE
L'auteur se cherche des excuses
de n'avoir pu dresser
qu'une esquisse simple de son
voyage d'une extrême importance.
Son maître accompagne
l'auteur sur une montagne ;
celui-ci est surpris par de
merveilleuses découvertes.
L'auteur retourne dans sa patrie,
il retrouve sa famille en bonne santé.
J'aurais pu écrire des volumes, composer une
centaine d'œuvres musicales sur ce que j'ai appris à
Farémido, mais tout cela n'a engendré qu'une brève
esquisse que je doute de retoucher un jour. L'enseignement que là-bas
j'ai reçu, dans le vent et dans la tempête, dans la musique
incorporelle de la chaleur et de l'électricité, cet enseignement
je ne peux pas le transmettre ici sur
Qu'il me soit permis de noter en
quelques mots, plutôt pour moi-même, ma dernière
journée à Farémido et mon retour sur
Un jour mon maître,
Midoré, m'emmena sur une haute montagne et il me fit asseoir
auprès de lui. Où que je regardasse je voyais un océan
jusqu'à l'infini : une mer sans ligne d'horizon qui fusionnait
à la ronde avec le ciel, comme si notre montagne s'élevait
solitairement de l'espace infini.
À ce moment, assis
là, près de mon maître, j'eus encore le même
sentiment que la première fois, quand je l'avais aperçu sur le
sol de Farémido : la plénitude de
Dans mon désespoir, je
hurlai que je ne voulais pas devenir semblable à ces arbres douloureux
et desséchés, ici le long des routes, le jour où la vie
dégénérée périrait sur la terre et à
sa place règnerait la vraie loi de l'Existence : chaleur et force,
magnétisme et lumière. Je lui rappelai qu'en fait mon corps
misérable et mal en point contenait lui aussi des substances pures et
nobles : des matières inorganiques, de la silice, du carbone et de
l'eau ; qu'il m'anéantisse donc, qu'il me brûle, qu'il me
filtre dans la cornue, qu'il extraie de moi tout ce qui aurait quelque valeur
et qu'il le réutilise d'une manière ou d'une autre, pour en
fabriquer l'œil ou la bouche ou l'oreille d'un Sollasi, qu'il disperse les
restes au vent pour qu'il ne soit plus jamais possible de les rassembler. Ou
bien, s'il ne le fait pas, qu'il m'injecte quelque chose, qu'il me baigne dans
un bain pétrifiant pour me rendre rigide (puisqu'ils savent tout et
qu'ils comprennent tout, ils vivent déjà depuis des millions
d'années, la nature n'a plus de secrets pour eux), afin de
m'épargner d'expier dans le supplice des supplices ma venue au monde.
Midoré sourit et dans son
style bienveillant et placide me fit remarquer que j'étais dans l'erreur
en affirmant qu'ils avaient déchiffré tous les secrets de
Midoré sortit une seringue
de verre, il me piqua au cou, je sentis un liquide frais pénétrer
dans mes veines. Pour quelques instants le monde s'assombrit devant moi, je me
réveillai ensuite aux sons d'une musique intense et victorieuse. Ce que
mes sens ont traversé durant ces quelques minutes, je ne pourrais en
donner qu'une image vraiment très confuse avec des mots. C'était
la musique très variée, pourtant bien orchestrée de nombreux
instruments, très différents les uns des autres. Plus tard,
Midoré me montra chacun de ces instruments et je pus voir en quelques
minutes ce que jamais yeux humains n'ont pu voir. Je vis la chaleur couler en
un ruisseau irisé et ondulant qui inonda mon corps ; je vis la
lumière s'approcher en sautillant d'un objet à l'autre ; je
vis l'attraction des corps : ils projetaient des antennes et des pointes,
ils s'élançaient les uns vers les autres. Mais le plus important
c'est que je compris pour l'avoir senti que tout ce que je venais de voir de
mes propres yeux, avait toujours vécu en moi, en moi comme en tous les
êtres humains, depuis des millénaires, et que ce monde tangible et
simple était celui que nous qualifions d’Inexprimable et
Extraterrestre et Surhumain, alors que c'était là, en nous et
autour de nous. Seulement nos sens, instruments obtus et imparfaits,
n'étaient pas en mesure d'en donner une image à notre raison.
Comme quelqu'un tâtonnant dans le noir, ayant vu le soleil, se
prosternerait devant lui et l'intitulerait Dieu ; c'est ainsi que nous
avons appelé Dieu, l'être qui se trouvait devant moi et qui n'est
autre que ce que moi, j'aurais dû également être si
j'étais tombé en de bonnes mains, ce que je devrais devenir si je
me définissais correctement et si je purifiais mon corps de la
matière périssable. Je regardai Midoré droit dans les yeux
et à ce moment je réalisai que ces yeux étaient bien ce
que j'avais vu de la Terre et que j'appelais alors des étoiles, un
instrument parfait, produit par la raison,
et je le pris par
Et quand j'eus saisi cela de la
sorte, mon cœur fut envahi d'un trouble et d'une inquiétude
immenses et je m'écriai : mais pourquoi ? pourquoi ?
pourquoi cela devait-il se passer ainsi, pourquoi n'avons-nous pas compris
d'emblée ce discours clair et simple des sphères ? Mais
personne ne répondit, et l'effet du liquide magique se dissipa lentement,
la musique des éléments résonna de moins en moins fort
autour de moi, un rideau de brouillard opaque s'abaissa devant mes yeux.
Alors je donnai raison à
Midoré sur ce que mon corps et ma raison étaient insuffisamment
mûrs pour que je puisse m'en séparer sans douleur ni tristesse
pour un objectif plus noble, une harmonie plus pure. Je lui demandai donc ce
que je devais faire et il me conseilla de retourner sur la terre et de vivre la
vie des humains jusqu'à ce que, là-haut, on me juge apte à
me soumettre au processus chimique évoqué. Il me promit qu'aussi
longtemps que je séjournerai sur la Terre il m'observerait constamment
à l'aide de leurs merveilleux instruments, pour que cela serve à
me rassurer au cas où je perdrais courage, après ce que j'avais
vu ici. Midoré avait ressenti le besoin d'ajouter cela car moi, anxieux
et pessimiste, je craignais de ne plus pouvoir supporter la
société des hommes et des animaux, tellement j'avais pris en
horreur tous ces dosiré que j'avais observés à travers
leurs instruments. Quand je lui demandai comment j'allais retourner chez moi,
mon maître sourit et dit que je pouvais pleinement m'en remettre à
lui.
Ce jour même, le cœur
lourd et l'âme emplie d'un chagrin désespéré, je
pris congé de tous les Sollasi que j'avais eu la chance de
connaître. Mon maître me fit monter à bord d'une machine, me
fit avaler une sorte de poudre pour dormir, pour ne pas souffrir des fatigues
du long voyage. En me réveillant d'un profond sommeil, je me trouvai
couché, seul, sur un rivage rocailleux et mon maître
n'était plus auprès de moi. Je regardai alentour et je compris
que je me trouvais de nouveau sur la Terre, et le souvenir du temps
passé à Farémido flottait dans le temps et dans l'espace
comme un songe lointain et merveilleux. Je posai ma tête dans la dure
poussière et je sanglotai amèrement.
Le même soir je fus
retrouvé par un paysan norvégien : j'appris que je me
trouvai près de Helsingfors en zone neutre et je n'avais rien à
craindre jusqu'à la frontière ; par contre, de là, arriver
jusqu'à ma patrie avec mon passeport était vraiment hasardeux
parce que l'Angleterre en guerre contre l'Allemagne regardait d'un mauvais
œil la neutralité de la Hollande. Le paysan s'étonna fort de
voir que je n'étais nullement intéressé par l'évolution
de la guerre mondiale depuis les derniers dix-huit mois, je ne demandais pas la
profondeur des territoires que les ennemis avait conquis les uns sur les
autres, combien d'hommes ils avaient perdu, combien ils avaient mis de
prisonniers aux fers, combien avaient péri dans des épidémies,
combien ils avaient ils avaient fait tomber d'avions, combien de villes ils
avaient bombardées, combien ils avaient décoré de
généraux et combien ils en avaient révoqué.
Je n'ennuierai plus le lecteur
avec les détails de mon retour à la maison ni avec mes
difficultés pour m'habituer aux formes, pour moi intolérables, du
contact avec les dosiré. On me prit au début pour un fou à
cause de mes haut-le-corps peureux et farouches, reculant devant les mains
tendues ou les êtres qui m'approchaient, les médecins parlaient
d'idiosyncrasie, comment auraient-ils pu savoir que j'étais
habitué à considérer la vie comme une maladie contagieuse
et malodorante avec laquelle tout contact recelait un danger mortel ? Je
ne les contredis pas, j'attends patiemment et paisiblement le jour de la
libération, confiant dans la promesse de mon bon maître qui m'a
affirmé qu'il me prendra auprès de lui dès qu'il jugera
mon corps mûr pour cet honneur. D'ici là je lève parfois la
tête en toute confiance vers le ciel bleu et pris d'une joie
intérieure secrète, là, dans ses yeux chaleureux et pleins
de bonté que les hommes nomment Soleil, je pense y lire quelquefois un
encouragement qui s'adresse à moi seul : il se souvient encore de
moi, il ne m'oubliera pas.
Mon voyage à
Farémido a duré au total, en temps terrestre, presque un an et
demi : c'est le 18 janvier 1916 que j'ai débarqué à
Helsingfors, et deux semaines plus tard, le 2 février, je suis
arrivé à Redriff où j'ai retrouvé mon épouse
et mes enfants en bonne santé.
FIN