Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)

 

 

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Ma propre mÈre ne me reconnaÎt pas[1]

C'est affreux, me dit mon ami Félix. Ce poète raffiné et décadent laissait pendre sa main gauche du bord du canapé, telle une rose de soie jaune pâle – c'est affreux, ma propre mère ne m'a pas reconnu.

Nous nous tûmes tous deux. Il y avait dans ce silence et dans tout quelque chose d'enivrant et de dégénéré ; on aurait dit une ruine plaintive menacée d'écroulement.

- C'est affreux, dis-je moi aussi – et mes ongles continuèrent de pousser en silence dans la pénombre, et le pli de mon gilet se tordit en grimaçant. Des odeurs criardes et mièvres s'imposèrent tumultueusement en un hâtif flétrissement, oh Seigneur et amer marc de café.

Alors, Dieu du ciel, je m'allongeai une fois de plus voluptueusement et hardiment à l'horizontale, moi, vieux héraut, tant pis, encore une fois : affreux.

- Oui, répondit Félix impassiblement, en triturant mais avec élasticité et déchiquetant dans son imagination d'officier le tablier de quelque religieuse sanguinaire. – Oui. C'est peut-être étrange mais ça m’est égal. Mon âme héroïque, que sais-je, et ce n'est peut-être même pas vrai. Mais j'ai merveilleusement outrepassé la vie, oui, c'est un fait, tu sais, comme c’est épatant un lacet de chaussure, un élan vers la mort et c'est tout. Imagine-toi, une simple ville de province, et mon père aussi, et toute mon enfance, dans une école élémentaire quelconque mais seulement trois classes, et à partir de là une montée en flèche, la plus haute orbite spirituelle, une brillante envolée jusqu'à une téméraire et arrogante tétanie, tu comprends ?

- Pour l'instant oui, balbutiai-je, ça a un sens. Vas-y, accouche, passons au sujet, ça a encore un sens.

- Bon, quoi dire ? Tu sais bien. Poésie et quelques amours niaises et Budapest est une chaudière bouillante, malheur et anneaux de soie, et cet autre anneau de fer…

- De bois, intervins-je doucement, mais il ne fit qu'un geste tiède.

- Bref, je me perdis dans cette danse débridée et lourdaude, la capitale, certains succès, tu le sais. – Il me regarda. – Là-bas, dans la profondeur, des souffrances douces, bleu ciel, donc…

- Donc ?…

- Donc, mis en musique, on peut dire que c'était génial, et dix-huit ans, Seigneur, pendant dix-huit ans je ne suis pas passé à la maison… Et tu vois, tout était beau et désirable, bon, que dire, j'ai changé, j'ai énormément changé.

Et il parlait encore, mais déjà il allongeait ses doigts vers son visage, Félix, ses doigts nobles et paralysés, et il pleura, Félix, oh, Félix, vieux couchers de soleil, crépuscule d'automne.

J’étais sur le point de m’appliquer à le consoler, j'allais vomir des mots maigrichons et bourgeois, des mots crapuleux, des mots vautrés dans le jus de leur propre amertume, mais il se remit à parler. Et cette fois son discours fut atone et désespéré.

- Ma propre mère ne m'a pas reconnu quand je lui ai rendu visite.

Je me tus. Qu'aurais-je pu ajouter à ce chagrin fanfaron et misérable ?

- Ma propre mère, gémit-il, que vaut alors la poésie et tout… Que vaut ma sainte folie et l’orgueilleuse crispation qui en impose et que je me suis construite… si ma propre mère ne me reconnaît plus… Imagine-toi, je suis allé là-bas au bout de dix-huit ans, j'y descends, pauvre voyageur fourbu, en chemin de fer et parmi des restaurants luxueux… une ville de province, des rues et tout. Et je l'ai rencontrée dans la rue…

- Elle… me suis-je mis à tinter doucement, tel une horloge piétinée par le vent, et dehors.

- Elle… Je l'ai aperçue sur la route. Mère, lui ai-je dit, tu ne me reconnais donc pas ? Félix, Félix – et déjà je bégayais ; tu ne reconnais pas ton propre fils, Mère… Et elle ne m'a pas reconnu, ma propre mère…

- Et alors ?…

- Et j'ai immédiatement rebroussé chemin… J’ai repris le train, le chemin de fer filant, Seigneur Dieu… Et je suis rentré… et tout. Ma propre mère !… Ma propre mère !… - Et Félix pleura.

Nous nous tûmes longuement, et oh, je l'observais lui qui rongeait son chagrin.

Enfin, enfin, je me hasardai doucement.

- Écoute… - lui dis-je – hum.

Il se tourna vers moi.

- Écoute… hum… dis-moi… est-ce bien sûr que c'était ta mère ?…

à ce moment il leva sur moi ses yeux effarés, pris de vertige et ses lèvres avalèrent son gémissement. Il me fixa longuement, bouche bée.

- Eh bien – lâcha-il enfin doucement et apaisé – tu dis quelque chose, là.

Puis, reprenant ses esprits :

- Écoute… en effet… je ne suis pas sûr… Tien, tiens.

Enfin il se frappa le front.

- Bien sûr, claironna-t-il allègre et consolé, ça me revient maintenant : ma mère était petite et blonde alors que celle que j'ai rencontrée était grande et brune… il est presque certain que ce n'était pas ma mère.

Et ce soir-là nous fûmes bien plus joyeux.

 

Suite du recueil

 



[1] Voir la scène de même titre dans le recueil "Ô, aimable lecteur".