Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)
Comment allez-vous ?
- Comment
allez-vous ?
Combien de fois j'ai
essayé de répondre sur un ton léger ou impartial,
approfondi, ému, ironique, indifférent, provocant,
menaçant, gêné, novateur, original, réservé
ou drôle, et combien de fois sur un ton spirituel, parce que, n'est-ce
pas, on n'a pas grand-chose d'autre que sa petite célébrité
mondiale, attestant qu'il s'agit d'un homme original, peu commun, un
génie de la conversation. S'il vous plaît, Madame, a dit un jour
un ami, permettez-moi de vous présenter mon ami, l'homme le plus
spirituel de Budapest, allez, vas-y, parle maintenant avec Madame. Et Madame
leva sur moi un sourire attentif et dit :
- Comment allez-vous ?
Comment je vais ? Ma foi.
Quand j'avais dix-huit ans je
lisais Descartes, et le problème de l'existence ou de la non-existence
était le cadet de mes soucis. Et quand on me demandait si j'étais
bien dans ma peau, je répondais en substance :
- Suis-je bien dans ma
peau ? Et d'abord, est-ce que je suis ? Je pense donc je suis, donc
je suis.
Plus tard, quand je me suis
marié, j'ai compris que le fait que l'on pense permet tout au plus d'en
tirer la conclusion qu'on est marié – parce que si l'on ne pensait
pas à quelque chose qui permette de gagner de l'argent, pourquoi donc
aurait-on une femme ? Depuis lors la petite phrase de Descartes s'est modifiée
ainsi dans ma tête : Mon mari pense, donc je suis. Pour mon usage
personnel j'ai dû élaborer d'autres variantes de réponse.
J'ai essayé tout : j'ai été plein d'esprit, j'ai
été ironique, j'ai été fugace, j'ai
été grandiloquent.
- Bien, merci – fut ma
réponse concise.
- Comme ci,
comme ça – fut ma réponse joviale.
- Tout doucement – fut
ma réponse renfrognée.
- Si j'avais mille forints
de plus ça irait mieux - fut ma réponse atrabilaire.
- Pour une couronne, je vous
le dis – fut ma réponse grossière.
- Je ne sais pas – fut
ma réponse mystérieuse.
- Comme un pauvre chez les
riches – inventai-je.
- À l’instant
je l'ignore – dis-je – mais je vous téléphonerai
dès qu'on me l'aura fait savoir.
Ou bien :
- En retour au même
prix.
Ou, pris de frayeur :
- Tel le Christ au savetier
– mais ça ne valait rien.
Rien n'y a fait. Un jour j'ai eu
une idée grotesque. J'ai décidé de répondre
directement à la question, comme jamais personne n'y avait pensé.
Dès que le coup de canon "Comment allez-vous ?" a
tonné, j'ai saisi la veste de mon adversaire pour faire la
déclaration qui suit :
- La résultante de
mon état peut être déduite de plusieurs composantes dont
certaines remontent jusqu'à mon enfance. De toute évidence ce
n'est pas uniquement l'influence des circonstances qui ont modelé mon
état d'esprit, mais aussi certaines dispositions sont intervenues, soit
pour atténuer, soit pour aviver ces influences. Vraisemblablement c'est
à cela que l'on peut attribuer le fait que le décès de ma
grand-mère dans un accident de chemin de fer a exercé aujourd'hui
une si forte influence sur moi. Exactement au même moment j'ai appris que
j'ai perdu tout mon argent à la bourse ; et au demeurant il y a
à peine une demi-heure, mon médecin m'a prédit une attaque
cérébrale du côté gauche qui devrait me frapper dans
les prochains jours.
Mon ami m'a écouté
poliment, il a plusieurs fois acquiescé par compassion. Ensuite il m'a
serré la main et a ajouté amicalement :
- Et à part
ça, comment vas-tu ?
À part ça ?
À part ça, je vais très bien.
À tous ceux qui
désormais souhaiteraient s'informer sur mon état, j'ai l'honneur
de faire savoir que je viens d'adhérer à l'Institut du
Contrôle des Bien-être qui, en collaboration avec le bureau de
l'administration, veille constamment sur l'état de l'adhérent qui
cotise et réunit les données obtenues sous les rubriques
débit et crédit : sous l'une il inscrit les
problèmes, sous l'autre les satisfactions qui nous frappent à
chaque instant, et chaque demi-heure il met à jour le résultat,
mon état. Par conséquent, quiconque souhaiterait
s'enquérir de ma santé, je lui communiquerai mon numéro
d'immatriculation au Contrôle de mon Bien-être où, sur
demande, on délivre volontiers les informations requises qu'ils sont mieux à même de connaître que
moi-même. Parce que par exemple ils savent déjà que je
crois seulement que je vais bien, vu que j'ignore pour l'instant qu'un homme
vient de sortir de chez lui, celui-là même qui dans une demi-heure
voudra m'emprunter la somme que j'ai mise de côté pour payer un
taxi, afin de rendre visite à la personne à qui j'aimerais
emprunter la modique somme qui suffirait à me remettre d'aplomb.