Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
gens)
l'homme riche pleure
Le matin, l'homme riche se leva,
il rangea ses papiers. Il vira six mille actions, détacha six mille
coupons. Pour détacher ses coupons il procéda au début de
la façon suivante : il ouvrit les ciseaux pas trop largement, rien
qu'un centimètre, de sorte qu'il lui fallait les ouvrir deux fois pour
détacher un seul coupon. Par la suite il comprit qu'il suffisait
d'ouvrir les ciseaux plus largement, de deux centimètres, de cette
façon il arrivait à détacher le coupon en une seule fois.
Ça lui fit modérément plaisir sur le moment, mais au bout
d'une demi-heure il l'oublia.
Plus tard l'homme riche s'assit
pour déjeuner. Pendant le repas il réfléchit. Comme c'est
mal disposé que l'homme ne puisse manger qu'avec la bouche. Pendant
qu'on mastique et qu'on avale, on trouve à la rigueur un certain
intérêt, pensa l'homme riche, mais ensuite on avale la
bouchée, on a l'estomac rempli, il ne reste que lassitude et
satiété. Il faudrait faire progresser la sélection
eugénique vers une deuxième bouche qu'on aurait sous le menton et
également des mâchoires, sur la poitrine, de façon à
les faire descendre de côté dans un plat et bien mâcher les
aliments. Je vais déjà commander ce plat, se dit-il en passant.
Après le déjeuner,
l'homme riche parcourut les journaux. Il lut dans une rubrique que de nos jours
on arrivait à fabriquer de très belles prothèses de
jambes, des machines perfectionnées qui marchent mieux que les jambes
naturelles : les pieds sont munis de roues, la jambe est équipée
d'un moteur qui actionne les roues de façon que la personne n'a
guère besoin de bouger. Il décida sur-le-champ de se faire
amputer et de commander de ces prothèses.
Après la lecture des
journaux, l'homme riche alla faire un tour en voiture. Depuis sa voiture il
regarda les gens, les hommes et les femmes, et il finit par constater que les
hommes ont quelque chose de féminin, en revanche les femmes ont beaucoup
plus de féminin qu'il n'y a de masculin dans d'autres femmes. La raison,
pensa l'homme riche, doit certainement en être cherchée dans le
fait que la division du travail fonctionne mal : les hommes sont mis au
monde par des femmes, et les femmes aussi sont mises au monde par des femmes,
ce qui est un mauvais arrangement car les hommes héritent des
défauts des femmes, alors que les femmes multiplient les leurs. Le bon
système serait que les femmes n'accouchent que de femmes et que les
hommes soient accouchés par des hommes.
Le soir, l'homme riche alla dans
deux théâtres, il regarda les deux premiers actes d'une
tragédie et le troisième acte d'une comédie. Il aima
certaines scènes et décida de se faire construire un grand
théâtre dont il remplirait la salle à lui seul, pendant que
sur la scène les plus grands acteurs et actrices du monde se produiraient
contre des cachets exorbitants, mais sous réserve qu'à la minute
même où il en aurait assez, l'acteur et l'actrice se tairaient et
quitteraient la scène. Par exemple, la Duse commencerait à
déclamer Nora et, arrivée à l'acmé de la scène
et toute échauffée, elle s'attaquerait à une phrase
emphatique, alors, au milieu de la phrase, l'homme riche lancerait
courtoisement vers la scène un « merci, Mademoiselle,
ça suffira », la demoiselle
sortirait et un clown prendrait sa place pour produire des acrobaties, il
grimperait sur une échelle très haute et voudrait justement en
sauter quand l'homme riche l'interromprait : c'est bon, ça suffit.
L'homme riche rentra chez lui
à minuit.
Il s'affala dans un fauteuil en
cuir et dans son ennui ouvrit le télégramme qui traînait
sur le guéridon. Dans le télégramme on lui annonçait
une nouvelle inhabituelle : il avait perdu toute sa fortune, tout, y
compris la maison qui l'abritait.
L'homme riche resta assis,
figé, dans le fauteuil durant deux heures. Pendant une heure et demie il
réfléchit à la pauvreté, il imagina à quoi
ça devait ressembler. Il sonna le domestique pour un verre d'eau. Mais
par hasard le domestique ne vint pas, alors il se leva lui-même et il
rapporta de l'eau de la salle de bains. Quand il se rassit dans le fauteuil il
fut pris brusquement d'un sentiment étrange. Au début il crut que
le mal venait de
Il se rassit dans le fauteuil,
mais alors on sonna. Le domestique entra et apporta un nouveau
télégramme. Ce dernier l'informait que le premier était
une erreur, l'homme riche n'avait pas perdu sa fortune et tout continuait comme
avant.
L'homme riche fixa le
télégramme pendant une longue minute. La minute passée,
pensivement mais fermement, il alla à son bureau, il sortit une feuille
de papier et signa la donation de toute sa fortune pour l'augmentation du capital
du Bureau Administratif du Contrôle des Statistiques.
Puis il se rassit dans le
fauteuil, pensa à son épouvantable pauvreté, et pour la
première fois de sa vie, il pleura.