Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
choses)
Courage,
mon jeune ami
On peut imaginer
l'excitation qui m'a pris à la lecture dans la rubrique "De-ci,
De-là" du supplément de Pâques du Hajdúböszörmény de ce que ce savant allemand a encore découvert. Il a en effet
découvert que courage et lâcheté ne sont pas affaire de
disposition psychologique mais nous avons un nerf dans le cou, derrière,
si on le coupe, chaque être humain sera aussi courageux qu'un autre
auquel on aurait coupé le même nerf, car il sera si courageux
qu'on ne pourra le comparer à personne.
Je n'osais en croire mes yeux.
Mais voici comment j'ai raisonné : si je n'ose en croire mes yeux,
c'est que je suis encore lâche parce qu'on ne me l'a pas encore
coupé ; dès qu'on me l'aura coupé je deviendrai
suffisamment brave pour croire que je ne suis pas lâche.
Je ne suis pas allé voir
le professeur allemand, il n'est pas venu à moi non plus, nous nous
sommes rencontrés en terrain neutre. Je l'ai abordé,
ému :
- Monsieur, j'ose
vous…
- Vous n'avez pas de quoi
oser, m'a interrompu sévèrement le célèbre Commentdéjà, on ne vous l'a pas encore
coupé.
- Donc j'ai la lâcheté
de vous demander de bien vouloir me le couper, l'ai-je
supplié.
- C'est différent.
Asseyez-vous, je vais inciser votre cou par-derrière, j'en sortirai le
nerf et vous serez un lion.
- Oui, dis-je, mais j'ai
peur. Je suis très peureux.
- Évidemment. C'est
pourquoi je veux vous couper ce nerf.
Je me gratte la tête.
- Tiens, c'est curieux. Pour
me laisser inciser le cou, il faut du courage ; et pour avoir du courage
il faut que mon cou soit incisé. Hum. Ne pourrait-on pas extraire le
nerf d'abord et inciser le cou ensuite ?
Le médecin me regarde avec
sévérité.
- Où avez-vous appris
cela ?
- À l'école,
dis-je insolemment.
La minute suivante quatre
assistants torse nu m'assaillent en grinçant des dents, bistouris
dégainés, ils me terrassent sur une table et aux puissants cris
de tam-tam du professeur allemand ils m'incisent le cou.
L'instant d'après je
sursautai et j'administrai un tel soufflet à l'assistant qu'il constata
aussitôt à ses dépens les résultats de
l'intervention.
Le professeur me tendit la main
en souriant. Il me dit aimablement :
- Je vous félicite.
Comme vous voyez vous-même, l'opération a pleinement
réussi. Vous pouvez vous acquitter immédiatement du modeste
montant de trois cents couronnes.
- Je paye que dalle, dis-je d'une
voix forte et téméraire. Ça, vous pouvez toujours compter
dessus !
Je jubilais évidemment du
résultat. Sans l'opération j'aurais dit la même chose, mais
tout timidement.
Je sortis dans la rue, le torse
bombé, animé d'un mépris orgueilleux. Je sifflotai et je
me mis en quête de quelqu'un à qui chercher noise. Une belle femme
passa devant moi au bras de son mari. Je repoussai tranquillement le mari, je
la pinçai au menton et je lui dis :
- Ma choupette, ma coquette,
mignonnette.
L'instant suivant elle
m'administra une gifle monumentale. Mais cela ne me fit nullement peur. Je
ricanai et suggérai hardiment :
- J'aimerais voir si vous
osez m'en donner une deuxième.
Et j'en reçus une seconde,
là-dessus j’assaillis vaillamment le mari pour le tabasser, mais
hélas il était plus fort que moi, et tout en se protégeant
lâchement, pâle et tremblant, il m'administra une torgnole car il
était le plus fort. J'en reçus ensuite plusieurs autres, je
l'affirme courageusement, peut-être même cinq, sur quoi le mari me
regarda tremblant et claquant des dents tellement mon attitude était
héroïque, il se défendit encore à demi mort de peur,
mais hélas, vu qu'il était plus fort que moi, il me cassa trois
dents, sur quoi je fonçai encore sur lui, alors dans sa peur il se
défendit en pleurant et il me brisa le crâne, me piétina
l'estomac, avant de s'enfuir lâchement, alors que moi je restai
courageusement sur place.
Après ma convalescence je
retournai voir le professeur allemand et je l'invitai courageusement à
recoudre le nerf coupé, sans quoi gare, je le tabasserais. Je
déclarai avec vaillance, ce que je n'aurais jamais osé faire
auparavant, que je préférais être lâche, c'est bien
mieux.
Le professeur prit peur et
recousit aussitôt le nerf. Je lui baisai la main, je le priai timidement
de bien vouloir patienter pour le paiement et depuis je me sens assez bien. Je
ne regrette qu'une chose. C'est qu'au temps où le nerf était
encore coupé j'ai oublié de donner mon avis sur les derniers
poèmes de mon ami Lajos.
P.S. La présente nouvelle,
je l'ai écrite alors que le nerf n'était pas encore recousu.