Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les choses)

 

 

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distraction

Du journal d'un homme nerveux

Mon étourderie et ma distraction sont épouvantables, en voici quatre exemples significatifs.

 

I

 

Un ami m'a offert un coquet étui à cigarettes : sur son couvercle émaillé on voyait une actrice très décolletée, les dents éclatantes, pourtant je n'ai même pas examiné ses dents, c’était un cadeau, n’est-ce pas. J'étais ravi de l'étui, plusieurs fois dans l'après-midi je l'ai sorti de ma poche pour le contempler, toujours avec plaisir.

À cinq heures je suis allé au cinéma, j'ai suivi le spectacle jusqu'au bout, pendant ce temps j'ai encore sorti l'étui de ma poche et je l'ai posé une minute près de moi sur le fauteuil. Puis j'ai quitté la salle. Une heure plus tard j'ai compris que j'avais oublié l'étui à cigarettes au cinéma, je l'avais posé près de moi sur le fauteuil et j'avais oublié de le reprendre. Cela m'a passablement fâché, zut, me suis-je dit, quelle incroyable maladresse de l'avoir perdu dès le premier jour avec cette gentille image dessus.

Plusieurs fois jusqu'au soir j'ai repensé à la chose avec chaque fois la même colère. Le soir chez moi, quand j’ai commencé à me déshabiller, j'ai encore pensé à l'étui à cigarettes. C'est vraiment fâcheux, me suis-je dit, je l'ai posé sur le fauteuil et je l'ai oublié là. J'ai revu dans ma tête le coin de ce fauteuil avec l'étui à cigarettes oublié. Quel dommage, quelle sottise. Avec cette belle image émaillée dessus. N'est-ce pas vraiment très bête ?

Là-dessus j'ai mis ma main dans ma poche, j'en ai sorti l'étui à cigarettes, j'ai étudié attentivement l'image qui était dessus tout en me disant : « N'est-ce pas vraiment stupide d'avoir perdu cet étui avec une si jolie image émaillée dessus ? Quel fou distrait et étourdi je suis, ne l'ai-je pas oublié au cinéma dès le premier jour ? Je ne mérite vraiment pas qu'on m'offre des cadeaux. »

Et, hochant la tête de colère, ulcéré, j'ai refourré l'étui à cigarettes dans la poche de mon manteau.

 

 

II

 

Je flânais dans les rues en méditant tristement, rien ne pouvait me consoler. Tout à coup, à l'entrée du boulevard j'ai aperçu un ami qui me devait vingt couronnes. Bon sang, ça tombe à pic. Je tente de le rattraper, mais c'est fou ce qu'il court vite celui-là ! Il longe le Boulevard Erzsébet et le Boulevard Teréz à pas rapides, tout au long j'essaye de le talonner. Devant la Gare de l'Ouest j'y arrive presque mais un tram me coupe la route. Je regarde l'horloge de la gare : il est déjà quatre heures, à quatre heures et quart je dois me trouver dans un café où l'on me remettra quinze couronnes qu’on me doit. Calcul rapide. Si je rebrousse chemin, j'y suis, je les ai. Mais puisque j'ai tant couru je ne veux tout de même pas me mettre à courir en sens inverse comme ça pour mon argent, de toute façon ici on m'en doit plus.

Mon débiteur tourne rapidement vers le Boulevard Váci : moi toujours sur ses traces. C'est incroyable la longueur des pas dont est capable ce garçon ! J'ai été soldat mais je n'ai jamais rien vu de pareil. Plusieurs fois j'ai l'impression de le rattraper, déjà j'ouvre la bouche pour lui parler, mais la distance ne s'y prête toujours pas. Mon moteur commence à s'essouffler. Allons, encore un petit effort, pour que ça ne reste pas vain… Il oblique vers la place Deák comme poursuivi par des sorcières… Se douterait-il que je suis dans son dos ? Mais non, il ne s'est pas retourné une seule fois. Maintenant nous empruntons une rue latérale et parvenons sur le quai du Danube. Il se dirige vers les escaliers. Il descend. Seigneur, il ne va tout de même pas sauter ? Au moins qu'il me rembourse d'abord mes vingt couronnes. Je l'attrape sur la dernière marche, la langue pendante, je crie son nom tout essoufflé.

Il se retourne.

- Tiens, s'écrie-t-il, gai et surpris. Quelle veine de te rencontrer ! Tu peux me rendre mes vingt couronnes ?

Mais c'est vrai, merde alors, c'est moi qui les lui dois, pas lui à moi ! Je l'ai confondu avec un autre qui est mon débiteur.

 

 

III

 

Minuit passé, je discute tristement au café avec des comédiens. On me présente un jeune homme hirsute. J'ai un peu bu, je suis d'humeur sensible. Je lui demande aimablement :

- Comment ça se fait que je ne vous ai jamais vu dans ce café ?

- Cela ne fait que trois jours que je suis à Budapest.

- Et avant ?

- Avant j'étais à Berlin.

- Depuis quand ?

- Depuis ma naissance.

Je lève rêveusement des yeux sur lui.

- Ainsi… Vous ne seriez pas Hongrois ?

- Je suis Allemand.

- Ah. Très bien. Et pourquoi êtes-vous venu ici, à Budapest ?

Le jeune homme baisse les yeux, affligé.

- J'espérais un contrat.

- Et alors ?

ça ne marche pas. Je ne parle pas le hongrois.

- Oh, dommage ! C'est triste ! Pas du tout ?

- Rien du tout. Pas un traître mot.

- Pourquoi ne l'avez-vous pas appris ?

- Je n'en ai pas eu l'occasion.

- Oh, il faut l'apprendre, mon jeune ami ! Il faut l'apprendre, si on veut réussir chez nous. Eh oui, eh oui !

- Vous avez raison, Maître. Eh oui, eh oui. Allongez-vous, Maître, vous avez sommeil, Maître. Vous avez très, très sommeil, Maître. Toute cette conversation, nous l'avons menée en hongrois.

 

 


 

IV

 

Un quatrième exemple pour illustrer ma distraction et mon étourderie, peut-être le plus intéressant… Qu’est-ce que c'était déjà ? Zut alors, j'ai complètement oublié mon quatrième exemple.

 

Suite du recueil