Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
choses)
Le tÉlÉphone
retentit
Je m’ennuyais. Je me tenais
à la fenêtre et je regardais dehors, mais il n’y avait rien
à voir. En face, de l’autre côté de la rue
étroite, un immeuble de trois étages – voyons ce
qu’il y a d’intéressant. Les trois fenêtres du
troisième étage affichent leur tristesse avec leurs volets
métalliques fermés : ils sont déjà partis en
vacances. Mais tiens, là-bas, dans l’autre aile, il y a encore de
la vie – ils ont même tiré le rideau sur le
côté dans la fenêtre ouverte ; que se cache-t-il
à l’intérieur ? Un fauteuil de cuir devant la
fenêtre, plus loin une bibliothèque. Un grand bureau.
Derrière le bureau un homme corpulent, d’âge moyen,
rêveur, on dirait qu’il écrit quelque chose, maintenant il
se penche en arrière et se fourre un doigt dans le nez. Tiens, qui cela
peut-il être ? Que peut-il écrire et que peut-il penser, et
pourquoi il tripote son nez ? C’est vrai, je ne serais pas
obligé de le regarder, mais de quel droit cet homme pourrait-il
neutraliser un point précis de l’espace et m’interdire de
diriger mon regard là où je veux ? C’est terrible que
je ne puisse pas lui faire savoir qu’attention, il n’est pas seul,
il est en société et on le regarde. Bien sûr, je ne peux
tout de même pas l’appeler par-dessus la rue, d’une part il
est trop loin, d’autre part il pourrait mal le prendre. Il est loin, il
est loin… ? Tiens, tiens. Une idée bizarre.
Qui
est cet homme ? Comme je suis bête. C’est l’avocat,
Béla Kucor, sa plaque est accrochée
près de l’entrée… Deuxième étage. Porte
numéro 5, à gauche. Ça colle.
Je
consulte l’annuaire, je trouve son numéro de
téléphone. Béla Kucor, tant et
tant. Je compose le numéro et je le guette.
De
l’autre côté le téléphone retentit.
L’avocat sursaute, il décroche.
- Allô !
- Pourrais-je
parler à Maître Béla Kucor ?
- C’est
moi-même, qui est à
l’appareil ?
- La
question n’est pas qui est à l’appareil. La question est que
vous ne devez pas vous fourrer les doigts dans le nez. Sinon je vais te taper
sur les doigts, canaille.
Le
mot lui reste à travers
- Ne
balbutiez pas, jeune homme.
L’avocat
se prend la tête à deux mains sans savoir que faire :
- Mais…
mais… mais… quoi… qui… qui… qui…
- Ne
bégaye pas, fiston. Ne te prends pas la tête comme ça, pas
de gesticulation, du calme. Ne peux-tu pas te comporter comme il faut ?
- Allô !
Allô ! Qui est à l’appareil ?
L’avocat,
complètement désarçonné, tourne sur lui-même,
regarde derrière lui, lance la tête de tous côtés.
Lentement je repose le combiné. Pour la suite je reste un simple
spectateur comme au cinéma. Pendant un temps il continue à crier
dans le téléphone, sans réponse. Alors il commence
à se frotter les yeux et les oreilles. Il se pince le bras. Enfin il
sourit, soulagé, pousse un soupir – il s’est enfin
convaincu que ce n’était qu’un mauvais rêve par ce
torride après-midi. Il boit un verre d’eau. Il se calme. Il
s’assoit. Dehors, dans l’antichambre, on sonne. Il court ouvrir :
une dame apparaît. Tiens, tiens. Salutations très intimes. Quelques
minutes plus tard ils sont assis tous les deux sur le sofa. L’entretien
tourne au plus intime encore. L’avocat baise la main de la
dame – qu’est-ce que c’est que ça ? Avec
ruse son autre bras se faufile sur la bordure du sofa. Tiens, tiens. Il serait
temps d’intervenir.
Je
le rappelle.
Effrayé,
il se démêle et se dirige en hâte vers le
téléphone.
- Allô,
allô !
- Allô !
Maître Béla Kucor ?
- C’est
moi-même, qui est à l’appareil ?
- Écoutez,
mon ami, voulez vous ficher la paix à cette
dame ? Vous n’avez pas honte ? Que doit en penser votre pauvre femme
à Siófok ?
Les
genoux de l’avocat s’affaissent. Il s’effondre devant le
téléphone. Il joint les mains comme pour une prière. Sa
voix tremble et supplie dans le combiné :
- Seigneur !
Jéhovah !… Je reconnais enfin ta parole foudroyante… Je
ne suis qu’un pauvre pécheur mortel à l’ombre de ta
sainteté… Élève-moi ou frappe-moi, je te tends ma
poitrine… Ordonne à ton serviteur…
Et
il s’immergea dans une prière fervente. J’eus pitié
de lui : à quoi bon embêter ce pauvre homme.
- Ne
crains rien, mon fils. Renvoie cette dame en paix, et tout ira bien… Ite missa est. Dominus in excelcis Deo… Nec sutor ultra crepidam… Time is money…
L’avocat
se signa sur le téléphone et renvoya la dame en paix. Puis il
s’assit derrière la table et reprit sa fervente prière.
La
scène commençait à m’ennuyer. Jusque-là
c’était très amusant, mais je n’en retirais aucune
utilité matérielle. Voyons, voyons… Ne pourrait-on
pas…
Courage.
Je l’appelle de nouveau. Il vient au téléphone en se
prosternant et en priant :
- Ordonne,
Seigneur !
- Merci,
mon fils, je n’ai besoin de rien… euh…
c’est-à-dire… dis-moi, ne pourrais-tu pas me prêter
cent couronnes… un ennui momentané… tu sais, toutes ces
planètes, ce système solaire… tu n’as
qu’à les envoyer ici, dans l’immeuble d’en face,
troisième étage, numéro quatre…
L’avocat
fronça les sourcils. Je me troublai.
- Tu
sais, mon fils, cela m’est égal où tu les envoies… il
est vrai que je suis présent partout… Mais tout de même, ce
qui est sûr est sûr…
L’avocat
replaça le combiné avec fureur. La lumière lui
revint… Il regarda brusquement de mon côté… Paf. Il
m’a vu.
Moralité :
si tu es Dieu, n’emprunte pas.