Frigyes
Karinthy : "Grimace"
(Choses surhumaines)
- Les garçons !
Interrogation. Steph Blériot !
- Présent.
- Tu as
préparé ?
- Oui, Monsieur, j'ai
préparé.
- Bon, on va voir. Allons-y.
Monte vite. Grünfeld, Qu'est-ce que c'est que
ça, la machine est encore sale ! Pas plus tard qu'hier je vous ai
attribué une éponge pour que celui qui est de semaine garde la
machine propre ! Vous la gribouillez partout à la craie et tiens,
quelqu'un y a encore fait un pâté !
- Monsieur, les
garçons fichent tout le temps les déchets dans le moteur.
- Cesse de parler pour rien,
Steph Blériot, monte à bord et écoute bien. Et les autres,
ne faites pas de bruit pendant l'interro, j'ai ma longue-vue sur moi et si de
là-haut je vois quelqu'un faire du chahut… ! Bon,
Blériot, démarre.
Srrrrr.
Brrr. Brsssrrr.
- Steph, Steph, tu es trop
nerveux. Tu as même pâli. T'es-tu préparé, Steph ?
Dis-le-moi. Tu as trop le trac.
- Oui Monsieur, j'ai
préparé.
- Bon, on va voir ça.
Nous sommes à combien de mètres d'altitude ?
- Mille huit cents.
- C'est trop bas pour
l'interro. Allume
- À six mille huit
cent deux.
- Bon, huit mille de plus et
on pourra commencer. Bon, qu'est-ce qu'il fallait préparer ?
- Le relief de l'Europe.
- C'est ça. Bon,
ça va. D'ici on peut déjà voir. Attention, tire un peu
à droite pour ne pas avoir le soleil dans les yeux. Tu vois bien toute
la carte ?
- Oui, Monsieur.
- Ne désigne pas des
mains. Montre-moi donc les contours de l'Europe.
- À l'est le
Caucase…
- C'est lequel ?
- Cette ligne gris brun, en
bas.
- Steph, tu n'as pas
préparé.
- Monsieur, j'ai
préparé.
- Steph, ne réponds
pas. La ligne dont tu parles n'est pas le Caucase, vaurien, mais les Apennins. Et
cette tache bleue, là à gauche que je montre ?
- C'est… c'est…
- Tu n'as pas
préparé. C'est
- À gauche, cette
assiette verte.
- Et le Danube ?
- À l'ouest…
- Montre-le, montre-le, ne parle
pas.
- C'est là, juste en
dessous.
- Quel âne, c'est un
nuage. Maintenant, montre-moi Budapest.
- Bu… da… pest…
- Tu n’as pas une
demi-heure pour chercher, Blériot, j'ai encore cinq autres
garçons à interroger. Tu sais ou tu ne
sais pas. Tu as préparé ou tu n'as pas préparé. Tu
sais où est Budapest ou tu ne le sais pas. Moi je n'ai pas le temps.
- Budapest… c'est
là !
- Où ?
- Le noir, là.
- Cette petite tache
noire-là, c'est le Monténégro, fiston. Tu n'as pas
préparé.
- Alors ici…
- Tu la cherches en
Italie ? Eh bien, dis donc ! Mais tu ne sais rien, Steph. Je vais te
faire redoubler.
- Mais, Monsieur…
j'ai…
- Non seulement te faire
redoubler, vaurien, mais je te dépose sur
- Budapest…
Budapest… C'est là, ce pois sur le Danube.
- Tiens, ce n'est pas trop
tôt, ça t'est revenu. On ne t'a pas soufflé par
hasard ?
- Monsieur, personne ne m'a
soufflé.
- Bon, on va voir. Passe-moi
cette longue-vue… Plus vite… Voyons…
Quatrième B… Évidemment… Ce voyou de Grünfeld ! C'est lui qui souffle ! Il avait le marconigraphe à
la main, il
vient de le ranger dans sa poche. Fais voir un peu tes poches, Steph !
Bien sûr, c'est là que tu caches le pavillon de
réception… Gare à toi, canaille… Et ce Grünfeld, il va voir, il a osé souffler…
Quelle chance que j'ai sur moi mon gifleur Marconi. Et toi, Blériot, tu
viens avec moi, je te dépose sur
- Mais, Monsieur le
professeur… Monsieur le professeur…
- Qu'y a-t-il ? Il n'y
a pas d'excuse.
- Mais, Monsieur le
professeur… s'il vous plaît… Je veux atterrir…
- Ce serait trop facile, en
avant !
- Aïe… Monsieur
le professeur… Laissez-moi descendre…
- Ah, gare à toi,
garnement, c'est maintenant que tu y penses ? Tu ne pouvais pas le dire
plus tôt, il fallait que tu y penses à vingt mille mètres
d'altitude ? Pour une fois je te permets de descendre, mais si encore une
fois tu ne prépares pas, je t'enferme sans pitié.