Frigyes Karinthy :   "Les assassins"

 

 

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L’autre

Il devait avoir une dizaine d’années quand il sentit cela la première fois. Il jouait avec ses camarades sur la galerie pendant que son père, dehors, devant la maison, parlait avec un soldat romain inconnu qui avait commandé une civière ou quelque chose comme ça chez le charpentier. Deux de ses camarades, Japhet et Caïn, se disputaient, ils se roulaient par terre et Caïn qui avait pris le dessus, avait mordu Japhet au cou. Japhet avait poussé un cri de douleur – lui, il les fixait, bouche bée, effrayé et alors sur son cou, à peu près au même endroit où Japhet avait été mordu, une très vive douleur lui avait traversé le cou.

Au début il n’arriva pas à identifier le phénomène, il crut que c’était pareil pour tout le monde. Mais il dut vite se rendre compte qu’il avait lui une maladie particulière qu’il était simplement incapable d’expliquer car on ne le croyait pas, et même on se moquait de lui. Quelques jours plus tard, c’était un jour d’exécution, à l’endroit habituel, près de chez eux, sur la colline que les Romains désignaient d’un nom latin, mais qu’on appelait ordinairement colline des crânes[1]. On avait condamné un Juif nommé Nathaniel et les copains avaient insisté dès le matin pour qu’il vienne aussi. Il se tut et il les accompagna parce que ça le gênait de leur parler de l’étrange angoisse qui l’avait saisi.

Le mal se produisit dehors. Quand sur la croix couchée au sol ils allongèrent ce Juif grand et maigre, les deux soldats commencèrent à lui tordre les bras pour amener les mains et les attacher bien tendues à l’extrémité des barres – alors il sentit clairement que ses bras se tendaient, son cœur s’arrêta de battre et sa gorge se dessécha. Des sons inarticulés jaillirent de sa bouche, il se mit à gesticuler, puis il tomba raide, le visage en avant. On courut chercher sa mère qui arriva à la hâte et le ramassa sur le sol. Une fois à la maison, sur le sofa, ses convulsions et ses crampes ne cessèrent toujours pas. Le rabbin ne le regarda que depuis la porte et déclara qu’il était frappé du haut mal.

On en resta là, lui-même s’en contenta. De vilains garnements s’acharnaient parfois contre lui, ils torturaient un chat ou un chevreau sous ses yeux et se tordaient de rire à le voir pâlir, entrer en convulsions : ses grands yeux noirs flamboyaient de frayeur. De sa mère il n’avait pas peur, il lui avoua que dans ces moments il ressentait des douleurs corporelles épouvantables. Si quelqu’un se faisait poignarder, il ressentait la piqûre au même endroit de son corps. S’il voyait un homme assoiffé, il avait soif, s’il en voyait un fatigué, épuisé, il était lui-même pris d’une pesante lassitude : - cela ne cesse que quand l’assoiffé a bu et l’épuisé a pris son repos.

Sa maladie fit de lui un enfant silencieux, casanier. Il apprit à lire et écrire et sa mémoire stupéfiait les connaisseurs. À l’âge de douze ans, un après-midi, un savant pharisien le raccompagna du temple et raconta, abasourdis, à ses parents que pendant l’office il avait fait honte au grand prêtre : à plusieurs endroits il avait corrigé le vieux texte qu’ils chantaient en chœur. Cette histoire, sa mère l’avait à plusieurs reprises racontée à des connaissances qui lui posaient des questions.

Mais son état ne s’améliorait pas. S’il se plaignait, on lui disait qu’il se faisait des idées. Puis un jour – il avait déjà treize ans – il devint évident que ce dont il parlait n’était nullement le fruit de son imagination, ni un cauchemar. Cela se passa à l’intérieur, dans la pièce – le charpentier sciait du bois de cèdre, son outil dérapa et lui pénétra le doigt. Le charpentier se mordit les lèvres pour ne pas crier – au même instant le garçon, jusqu’alors accroupi dans un coin, poussa un grand cri. Oubliant sa douleur, son père courut à lui : les larmes aux yeux, l’enfant leva sa main et alors, sur son index, à l’endroit où son père s’était blessé, du sang suintait de la peau sans la moindre trace d’une égratignure.

On l’habilla alors d’un caftan de velours, son père le bénit et lui fit prendre la route. On raconta qu’au-delà de la mer et de la rivière bleue dans l’Orient lointain, vivait un rabbin merveilleux nommé Sét qui savait guérir du regard et de la salive et détenait tous les secrets.

Le jeune homme marcha pendant de nombreuses journées, il traversa de bruns déserts de sable où la trace des caravanes est bordée d’ossements de chameaux éparpillés. Par les sombres nuits noires il se reposait dans des creux et des fossés, l’aboiement des chacals dérangeait son sommeil. Alors, le cœur serré et les tempes palpitantes, il poursuivait sa course – il connaissait parfaitement la signification des hurlements de l’animal affamé et il était clair pour lui que quelque part on assassinait ou on s’apprêtait à assassiner. Et c’est précisément cela qu’il fuyait, c’est à cela qu’il cherchait remède, parce que la cassure des os lui faisait craquer ses os à lui. Le sang qui coulait était son sang à lui, mais ça, il était seul à le savoir.

Quand vint la saison des pluies, le jeune homme arriva sur la terre où vivent les Dravidiens[2], dans le creux des rochers ou des vieux arbres, en bordure des routes. Il n’y avait plus guère de fermes et de bergeries, des hommes nus accouraient parfois d’entre les rochers pour le menacer de leur poing. Alors il baissait les yeux car il ne craignait pas les coups sauf ceux qui menaçaient autrui. Parfois il se plantait devant eux pour leur demander doucement s’ils ne connaissaient pas par hasard le prophète Sét dont il était à la recherche. Mais ils l’écoutaient bouche bée, secouaient la tête ou répondaient par des fous rires.

Un jour au crépuscule un vieil homme chenu vêtu de haillons vint en face de lui sur la route. Il le salua, l’autre s’arrêta également, dit quelque chose, il ne comprit pas ses paroles. Mais le vieux ne poursuivit pas sa route, il le prit par la main et le guida. Une étroite rivière courait entre deux murs rocheux, puis vint un bosquet d’ébène. Ils s’arrêtèrent au bord d’une clairière. La lune éclairait déjà, à sa lumière le jeune homme découvrit un personnage accroupi.

C’était un vieillard tout fripé, au premier instant il le crut mort tellement il était immobile dans cette position : il semblait être une idole de bois sculpté. Il s’en approcha et alors il vit le vieillard tendre un bras, l’index pointé rigidement vers le haut, tandis que l’autre pendait sous ses jambes croisées. Ce bras tendu était si maigre et si sec qu’on aurait dit un tuteur.

Le jeune homme le regarda pendant de longues minutes, puis il porta la paume de sa main à son front.

- Est-ce toi, Sét ? – lui demanda-t-il.

L’autre se tut longuement.

- Je suis un des fakirs, finit-il par répondre, toujours sans bouger.

- Et que désignes-tu, fakir ?

- Le monde sans souffrances.

- Et depuis quand le désignes-tu ?

- Depuis dix-sept ans, marcheur.

À ce moment le jeune homme ressentit une brusque et vive douleur dans son bras : il comprit pourquoi le bras du fakir s’était décharné et comment il s’était asséché en un morceau d’os noueux. La douleur le fit s’écrier :

- Ô, fakir, je suis à la recherche d’un remède car la nature m’a frappé d’une terrible maladie – je ressens toutes les douleurs dont souffrent les autres hommes. J’ai quitté ma patrie pour chercher le prophète qui puisse me faire comprendre ce miracle – mais te voici qui ne dit mot, tu ne fais qu’ajouter à ma souffrance !

L’autre sourit. Il dit :

- Assieds-toi près de moi et fais comme moi, lève le bras au ciel.

Alors le jeune homme s’assit à côté du fakir et leva un bras vers le ciel. Peu de temps après il sentit une incommensurable douleur dans ses muscles, sa main lui brûlait et ses os voulaient se disloquer. Il fut sur le point de laisser retomber ce bras sur ses genoux, mais il regarda le fakir assis près de lui, figé et toujours muet, et il comprit qu’il serait incapable de trouver le repos aussi longtemps que l’autre souffrirait. Une lourde sueur coulait sur son front, un sommeil proche de l’évanouissement lui plombait les paupières.

Le lendemain matin en se réveillant il n’avait plus mal au bras. Celui-ci tendait droit vers le ciel, mais il ne sentait plus rien comme si un corps étranger prolongeait son épaule.

Ils restèrent ainsi assis côte à côte pendant six mois, muets, le fakir et le jeune homme. De pieux fidèles leur apportaient quelquefois des victuailles pour qu’ils se nourrissent. Six mois plus tard le jeune homme dit :

- Tu es Sét, le prophète.

L’autre lui répondit seulement :

- Je suis fakir comme toi.

Le jeune sage dit :

- Je sais. Moi et toi nous sommes un comme ma bouche et ma langue sont une, comme ma tête et mon tronc sont un aussi. Quand l’homme a souffert, j’ai souffert aussi, sans le comprendre – et quand mon père s’est blessé à la main, ma main a saigné aussi. Aujourd’hui cela ne m’étonne plus car j’ai compris dans ma tête que lui et moi sommes un comme la feuille et la branche de l’arbre sont une aussi. Désormais je me rappelle tout très bien.

L’autre fakir ne répondit rien.

- Je me rappelle mon ancêtre et tous ses descendants comme je me rappelle ma propre enfance. Je me rappelle le temps où ma mère me portait dans son sein et je me rappelle ce que pensait mon grand-père quand il n’était qu’un enfant. Et je me rappelle ce que sentait Nathaniel quand on l’a crucifié – et désormais je comprends pourquoi alors la douleur m’a fait perdre connaissance. Je me rappelle tout ce que l’homme a jamais senti et souffert et pensé et agi. Je me le rappelle parce que c’est moi qui ai senti, souffert, pensé et agi tout cela. Il est donc normal que toute la douleur que les uns ont causée aux autres m’ait fait souffrir – puisque celui qui frappe autrui frappe en réalité lui-même, tel un nourrisson incapable de raisonner mordant sa propre main.

- Que comptes-tu faire ? – demanda le fakir.

Le jeune homme répondit :

- Il y a plusieurs centaines d’années, quand on m’appelait encore David, nous attendions le Messie qui ferait des miracles, qui déplacerait la montagne et qui marcherait sur les eaux. Nous attendions et c’est nous-mêmes que nous appelions car le miracle réside en nous – tout comme la montagne réside en nous et les eaux également que nous voyons avec nos yeux. Et si je crois que la montagne bouge, tu le croiras aussi et tout le monde le croira qui a un corps comme moi. Parce que si je souffre de ce qu’ils souffrent – ils doivent vouloir ce que je veux – à l’instar du pied et de la main qui bougent quand la tête bouge.

- C’est donc toi, l’Autre ? – demanda le fakir.

- Je suis l’œil et je suis l’oreille et je suis la tête dans laquelle se concentrent toutes les douleurs du corps. Je verrai donc et j’entendrai à leur place – et je mourrai aussi à leur place pour que mains et pieds puissent continuer de vivre. Je n’ai été qu’une seule fois sur la Terre et je n’y retournerai plus jamais – car sur la Terre je suis apparu, je suis la Souffrance pour claironner un jour : ici je suis inutile ! Et pour leur prouver qu’ils n’ont pas besoin de moi. Car voici : l’âme seule souffre et non le corps – l’âme doit donc périr. Ô, fakir, c’est l’âme qui est mortelle – et le corps qui est immortel.

Et se levant il quitta le fakir. Pendant dix-huit années encore il continua d’errer sur la terre des Dravidiens et il apprit toutes les souffrances des fakirs par lesquelles ils jugulent leur corps, pendant qu’avec leurs yeux et leurs oreilles ils agissent selon leur volonté. Il apprit à se tenir debout pendant des années sans bouger, marcher les membres retournés, ne pas respirer pendant des heures, ne pas dormir pendant des mois, ne pas laisser battre son cœur. Ce fut ainsi que lorsque, de nombreuses années plus tard, un jour on l’enterra, quelques jours plus tard il sortit de sa tombe, il apparut parmi ses amis, puis il disparut de nouveau et ne fut plus jamais revu – seuls quelques-uns prétendent avoir entendu sa voix plusieurs mois après sa disparition, par une merveilleuse journée de printemps.

 

Suite du recueil

 



[1] Golgotha.

[2] Les Tamouls.