Frigyes Karinthy : "Les assassins"
cÉsar et Abou
kaïr
I
C’était
le temps où un fakir errant inventa l’immortel jeu
d’échecs, et cette pratique merveilleuse enfiévra toute
l’Inde. Depuis le monarque jusqu’au dernier mendiant lépreux
traînant sur le bas-côté de la route, tout le monde jouait
aux échecs, le combat réglementé des trente-deux figurines
et les milliers de possibilités de ce combat échauffèrent
et enflammèrent les esprits. En l’espace de quelques années
les savants et experts ès échecs analysèrent une dizaine
d’ouvertures différentes et déjà il se trouva des
champions pour mener dix parties simultanément ou pour jouer sans
échiquier, en annonçant les pas.
Mais
celui qui battit tous ses adversaires, Abou Kaïr,
le champion du monde, en savait plus que quiconque, il consacra sa vie
entière au déchiffrage des secrets du jeu d’échecs.
À l’âge de quatre ans déjà il connaissait les
règles de base et à dix ans il battit le vieil Hassan qui
jusque-là avait la réputation d’être le meilleur
joueur d’échecs. Abou Kaïr, quant
à lui, passait ses journées devant l’échiquier, il
analysait les variantes et étudiait les parades à tous les pas
imaginables. À l’âge de vingt-cinq ans il devint un champion
imbattable, il ne connut ni femme, ni cartes, ni plaisirs, les échecs
étaient tout pour lui. Il se tenait devant l’échiquier, le
visage blême et les yeux incandescents : la littérature des
échecs lui doit quatre manuels et neuf cent trente problèmes.
Il
mourut à trente-six ans dans des conditions à la fois
merveilleuses et tristes, en tout cas caractéristiques de sa vie. Une
gigantesque compétition mondiale était justement organisée
à Bagdad et Abou Kaïr y joua quatre jours
et quatre nuits, menant à bien cinquante matchs en simultané. Au
crépuscule de la quatrième journée il se leva, il mit une
compresse glacée à son front et quitta la pièce pour prendre
l’air.
C’était
un doux soir de juillet et Abou Kaïr
s’approcha de
En
bas, sur la berge, un jeune paysan était assis, et non loin de lui sur
une colline une belle fille se prélassait, couchée sur le ventre,
elle tressait une couronne avec des herbes. Le garçon lançait de
fréquents clins d’œil en arrière, tout à coup
il se leva et se dirigea lentement vers elle. Une lumière maligne
étincelait dans ses yeux et il allait ouvrir la bouche pour parler. Mais
une main sèche le saisit par le cou et le tira de côté. Il
eut peur, il chercha du regard et ses yeux croisèrent ceux,
enfiévrés, d’Abou Kaïr.
- Reviens,
chuchota Abou Kaïr avec véhémence,
es-tu devenu fou ? Le pion n’a pas le droit de reculer !
Le
jeune homme resta bouche bée, hébété.
- Reste
assis où tu étais, chuchota encore Abou Kaïr,
tu es à la meilleure place ici. Devant toi court la rivière, elle
ne peut pas te prendre parce qu’elle ne prend que tout droit dans un seul
sens. Derrière toi la reine, elle ne peut pas te prendre non plus parce
qu’elle n’a pas non plus le droit de prendre en biais, toi, en
revanche, si elle monte sur la rive, dans la dernière rangée, tu
peux faire échec à la reine à condition que je te
défende. Alors reste à ta place, je ferai de toi une reine.
Le
garçon en resta pantois, il crut qu’il avait affaire à un
magicien. Il ne connaissait pas les règles des échecs, par
conséquent il ignorait que selon les règles, un pion conduit
jusqu’à la dernière ligne de l’échiquier
devient une reine.
Abou
Kaïr se tenait près de lui, les yeux
brûlants et les mains tremblantes, ses yeux balayaient violemment les
alentours. Il dit tout en riant d’une voix rauque :
- Ah
oui. Regarde sur la rive opposée, ne vois-tu pas ?
Le
jeune homme ne voyait encore rien.
- Parce
que tu es un débutant, dit Abou Kaïr avec
bienveillance. Mais moi ils ne me tromperont pas. De l’autre
côté, près de cet arbuste, même s’ils pensent
que je ne vois rien, se cache une figure…
Alors
le garçon regarda mieux et un cri de terreur jaillit de sa gorge. Sur la
rive opposée un énorme tigre se blottissait derrière un
arbuste, prêt à sauter, sans cesser de les fixer. La jeune fille
avait déjà fui par peur d’Abou Kaïr,
cette fois c’est le garçon qui avait envie de fuir.
- Tu
restes ici, tu restes ici, chuchota Abou Kaïr en
le tenant par le cou, de quoi as-tu peur ? Il est vrai que la pièce
est un cheval ou un tigre, peu importe… Il est vrai qu’il pourrait
te prendre parce qu’il avance de deux pas en avant, un pas sur le
côté, mais rassure-toi, elle ne te prendra pas car elle voit bien
que moi, le roi, je te protège. Si elle te prenait, c’est moi qui
Mais
le jeune homme en eut assez, il se dit merci beaucoup, trop d’honneur, il
n’en demandait pas tant, d’être sacrifié dans
l’intérêt de la grande partie. Il administra un puissant
coup de pied au tibia d’Abou Kaïr, il
dégagea son cou et s’élança à travers champs
comme une flèche.
Abou
Kaïr lui cria après :
- Âne
fieffé ! De quoi as-tu peur ? Tu as mal choisi ta direction
pour courir vers cette tour, elle risque de te tomber dessus comme qui rigole,
sans aucun profit. Attention, une tour court plus loin que toi.
Mais
le garçon n’avait pas peur de la tour. En revanche,
l’instant suivant Abou Kaïr était attaqué
de derrière par le tigre.
- Ah
oui, dit sarcastiquement Abou Kaïr quand il vit
les yeux étincelants à deux pas des siens. Un pas bien naïf,
cet échec ! Un échec contre moi ! Un pas
enfantin ! Jeu bien faible !
Il
fit de la main un geste méprisant et calmement, de façon
réfléchie, fit un pas sur le côté.
- Et
maintenant, que comptes-tu faire ? – lança-t-il au tigre
d’une voix ironique et glorieuse en se frottant les mains. Où
comptes-tu me donner un autre échec, hein ? Nulle part, ça
ne marche pas, c’est ma tour qui va te prendre. Évidemment tu
n’as même pas remarqué ma tour derrière ton dos. Il
faut savoir jouer, mon ami. Tu n’as qu’à abandonner
Le
tigre fit un bond, il abattit Abou Kaïr et lui
trancha la gorge.
II
Jusqu’à
l’âge de dix-huit ans César mena une vie joyeuse et sans
soucis, il fréquentait plus assidûment les agapes des patriciens
bien nés que les bancs du collège. La philosophie grecque ne l‘intéressait
guère, les femmes et les cartes beaucoup plus. Mais il était bon
escrimeur et il était apprécié pour sa conversation.
Dans
les cercles où il pouvait éventuellement compter comme un futur
homme d’État, il n’était pas pris très au
sérieux. Il est certain que sa haute naissance et les excellentes
relations de son illustre famille le prédestinaient à la
carrière politique, mais César ne se montrait jamais au Forum,
une tablette de cire à la main, pour noter les discours des grands
orateurs et mieux acquérir, à l’instar des autres jeunes
gens enthousiastes et ambitieux, les règles éternelles de la
rhétorique. En revanche il connaissait des traits intimes et
particuliers de certaines personnes, de leur vie privée, qu’il ne
convient pas d’étaler au Forum. Pour chacun des orateurs il savait
qui était sa maîtresse, et quand on parlait d’eux, une
remarque ironique et inattendue de César jetant un éclairage
surprenant sur la personne faisait brusquement taire les autres. On le
craignait et on lui en voulait.
À
l’âge de dix-huit ans, ayant touché une somme rondelette, il
fit un assez long voyage d’agrément en Inde. Au retour il embarqua
pour regagner son pays via la Grèce. Cette fois des pirates
s’emparèrent du navire, ils jetèrent
l’équipage à la mer et emmenèrent César en
otage à bord de leur bateau, ils le conduisirent devant le capitaine Ben
Youssouf.
Le
capitaine, ayant eu une éducation raffinée à Bagdad,
reconnut à qui il avait affaire et il accueillit César
d’une manière conforme à sa position sociale. Il lui fit
bien comprendre qu’il le considérait comme son prisonnier et que,
s’il le voulait, il pourrait même l’exécuter, mais il
respecta en lui l’aristocrate et lui offrit à bord la
liberté de ses mouvements.
Ben
Youssouf se réjouissait en secret de la présence d’un homme
de cette intelligence sur son bateau. C’était un joueur
d’échecs passionné et il espérait trouver en
César un adversaire à sa mesure. Un soir il lui parla du jeu
d’échecs, il développa avec enthousiasme le rôle
indéniable de l’Inde dans la découverte et le culte de ce
jeu. Mais César qui le connaissait à peine et qui n’avait
assisté qu’à une ou deux parties par hasard en passant,
sourit orgueilleusement et ironiquement. Quand Ben Youssouf en demanda la
raison, il déclara qu’à ses yeux c’était un
jeu stupide comme l’étaient tous ceux qui le pratiquaient. Au
demeurant, bien que n’ayant jusque-là guère joué aux
échecs, il doutait que quiconque en Inde ou ailleurs le battrait ou
même lui arracherait une partie nulle.
Ce
langage insolent et vantard éveilla en Ben Youssouf une violente fureur,
il était sur le point de provoquer César, mais il se retint et,
dans un calme apparent, il l’invita à jouer contre lui dans les
conditions suivantes : si César gagnait la partie, il lui rendrait
la liberté ; mais s’il la perdait, il serait pendu à
la grande vergue. César accepta ces conditions d’un signe de
tête avec un sourire léger et négligent et s’assit
devant l’échiquier, signalant qu’il était prêt
à se battre.
Ben
Youssouf qui avait posé son épée près de lui sur la
table, vit dès les premiers pas ce dont il s’était bien
douté, qu’il avait affaire à un joueur débutant et
absolument pas expérimenté, qu’il confondait souvent les
règles les plus élémentaires au point qu’il dut
l’en avertir à plusieurs reprises. Mais cela n’empêcha
pas César de poursuivre le jeu
de son air placide et supérieur, sans se préoccuper de
perdre une pièce après l’autre, veillant seulement à
placer son roi dans un abri sûr.
Mais
Youssouf jouait avec concentration et une énergie tenace, voulant
à tout prix coincer son adversaire, sans lui laisser le moyen de se
défendre et a fortiori de contre-attaquer. Après lui avoir
pris plusieurs figures grâce à des ruses savantes, il entreprit
des combinaisons compliquées et circonspectes dont l’objectif était
l’encerclement du roi ennemi dans les conditions du "mat" dans
le jargon des échecs et qui constitue le couronnement, la fin de la
partie, la défaite de l’adversaire.
Une
demi-heure plus tard la combinaison porta ses fruits, l’encerclement du
roi de César se fit de plus en plus étouffant, les
"échec !" se succédèrent et tout à
coup Youssouf se leva, avança une pièce et déclara :
« Échec et mat ! Tu as perdu la
partie !»
César
qui, en sifflotant, essayait de tirer son roi de ce mauvais pas, leva sur lui
un regard serein.
- Pourquoi ?
– demanda-t-il et il haussa les épaules.
- Pourquoi ?
répliqua Ben Youssouf ébahi, mais regarde
l’échiquier. Ton roi ne peut plus s’abriter nulle part.
S’il va là il est pris par le cheval, s’il va ici il est
pris par le fou ; là il ne peut pas aller car la case est
occupée par ton propre fou, il n’a aucun endroit où aller
sur l’échiquier.
- Sur
l’échiquier il n’y en a pas, dit César calmement,
mais il y en a ici, hors de l’échiquier.
Et
il prit tranquillement son roi, et il le posa en dehors de
l’échiquier, près de lui, sur le bord de la table.
- Continue,
Ben Youssouf.
- Misérable !
s’écria Ben Youssouf hors de lui, le roi ne peut pas faire ce pas.
- Tu
vois bien qu’il l’a fait.
- Mais
pas selon les règles du jeu d’échecs ! hurla Ben
Youssouf hors de lui.
- Les
règles du jeu sont désormais changées, j’en
décide ainsi ! cria César à son tour, il se redressa,
s’empara de l’épée sur la table et la passa à
travers le corps de Ben Youssouf.
L’équipage
terrorisé fit allégeance à César qui, nouveau
commandant du navire, l’amena à bon port et vendit la cargaison
à des commerçants normands.