Frigyes
Karinthy : Théâtre Hököm
LE PLAIGNANT[1]
Les
personnages :
Le
gardien
Le
prisonnier
Mâchoire
Cellule de prison. Banc. Cruche d'eau.
LE PRISONNIER est assis sur le banc,
sur ses genoux des feuilles. Il prend des notes.
LE GARDIEN (entre) : On
vous demande.
LE PRISONNIER (se lève) :
Fort bien, Qui me demande ? Mon avocat ?
LE GARDIEN : Pas lui. Un autre
imbécile. Un certain Samy Mâchoire, qu'y dit.
LE PRISONNIER
(interloqué) : Samy Mâchoire ? C'est impossible.
LE GARDIEN : Moi aussi je pense
qu'il est impossible d'avoir un nom pareil.
LE PRISONNIER : Non, ce qui est
impossible c'est que cet homme vienne me voir. C'est le même Samy
Mâchoire à cause de qui je suis ici, depuis un mois, en
détention préventive. Le même qui a porté plainte,
m'accusant de faux en écriture, de bigamie, d'infanticide et de vol de
pardessus au café ''New-York''. Comment est-il ?
LE GARDIEN : Il a un visage
triste. Mais si j'avais un visage pareil, moi aussi je serais triste.
LE PRISONNIER : Je ne sais pas ce
qu'il peut bien me vouloir, deux jours avant l'audience. Qu'il entre.
LE GARDIEN : Je vous
préviens, vous n'avez que dix minutes pour discuter. (Il sort)
MÂCHOIRE (entre) :
Bonjour.
LE PRISONNIER : Bonjour, (ironiquement)
Veuillez m'excuser de vous recevoir si modestement. Ces derniers temps...
MÂCHOIRE : Ça ne
fait rien. Permettez, que je me présente : Je m'appelle Samy
Mâchoire.
LE PRISONNIER : Fort bien. Que
puis-je pour vous ?
MÂCHOIRE (menaçant) :
Vous connaissez ce nom ?
LE PRISONNIER (troublé) :
Bien sûr, mais c'est précisément pour cela que je ne
comprends pas que...
MÂCHOIRE (levant la voix) :
Ne bégayez pas, Vous connaissez ce nom. Vous avez commis une chose
terrible contre moi.
LE PRISONNIER
(sidéré) : Moi ?!...
MÂCHOIRE (fort) :
Vous ! Ce n'est même pas la peine de nier. Je sais tout. Mais je ne
cherche pas la vengeance, je suis venu vous voir, pour vous permettre de
réparer le tort que vous avez commis contre moi.
LE PRISONNIER (stupéfait) :
Moi ?!... Vraiment, je n'y comprends rien...
MÂCHOIRE : Bien sûr,
que vous comprenez. (Il élève la voix) Vous avez porté
plainte contre moi.
LE PRISONNIER : Comme quoi, c'est
moi, contre vous ? Mais permettez...
MÂCHOIRE (geste de
dédain) : Assez. Je sais quel moyen lamentable vous voulez
utiliser pour vous défendre. Vous êtes en train de dire...
LE PRISONNIER : Excusez-moi, mais
c'est vous qui avez porté plainte contre moi.
MÂCHOIRE : C'est tout
à fait autre chose : maintenant il ne s'agit pas de ça.
Maintenant il s'agit de ce que vous avez porté plainte contre moi pour
diffamation.
LE PRISONNIER : Moi contre vous ? Mais dites donc...
MÂCHOIRE (faussement
accommodant) : Je sais que vous êtes parti d'un bon sentiment,
quand, pendant l'interrogatoire, vous avez prétendu que je vous ai diffamé.
Mais il est impossible que vous ne sachiez pas ce que signifie une telle
déclaration. Savez-vous ce que vous avez fait ? C'est mon honneur
qui est en jeu, Monsieur !... Mon honneur !... (Hurlant) Mon
honneur !
LE PRISONNIER
(déconcerté) : Vous permettez... mais c'est vous qui...
MÂCHOIRE (à haute
voix) : Qui vous ai dénoncé comme bigame, comme
infanticide, et voleur de pardessus. Allons, dites-le sans crainte, il ne faut
pas avoir honte devant moi. Oui, c'est vrai, j'ai porté plainte contre
vous. Et qu'avez-vous fait alors ? Vous avez déclaré pendant
l'audience que c'était de la diffamation ! Vous rendez-vous compte,
vous m'avez stigmatisé comme diffamateur.
LE PRISONNIER : Bien sûr,
puisque autrement...
MÂCHOIRE (il lève son
doigt) : Excusez-moi, maintenant c'est moi qui parle. Vous avez
porté plainte contre moi pour diffamation bien que... bien que... (Il
élève la voix) bien que vous sachiez très bien que
dans ma plainte contre vous, il n'y avait pas un mot de vrai. Vous le saviez,
ne le niez pas. Malgré ça vous avez porté plainte.
LE PRISONNIER (bouche bée) :
Quoi ? Comment malgré ça ?!... Qu'est-ce que vous
entendez par : malgré ça ?
MÂCHOIRE :
Écoutez-moi donc, vous allez comprendre. Si tout était
véridique dans ma plainte contre vous, alors on pourrait encore
justifier, tant bien que mal, votre façon de procéder. Alors,
sans doute, je ne serais pas menacé comme je le suis maintenant. Alors,
pendant l'audience, j'aurais pu prouver que tout ce que j'avais affirmé
vous concernant était vrai, donc, je ne vous ai pas diffamé.
Après quoi ?
LE PRISONNIER : Après
quoi ?
MÂCHOIRE (nonchalant) :
Après quoi on me relaxerait sur le champ, n'est-ce pas ? C'est
clair comme l'eau de roche. Mais maintenant ? (Menaçant). Vous
vous rendez compte ce qui peut arriver présentement ?
LE PRISONNIER : Eh bien, je pense
que...
MÂCHOIRE : Ne pensez
à rien, vous savez très bien ce qui peut arriver. Il peut
arriver, par exemple, qu'on m'intente un procès pour diffamation, qu'on
me condamne et qu'on m'emprisonne, et alors mon honneur serait perdu à
jamais.
LE PRISONNIER : Je vous demande
pardon, Mais voyons...
MÂCHOIRE (élevant
la voix) : Ne dites rien, je vous prie, rien ne peut excuser
votre façon d'agir. Et d'autant plus que nous n'avons pas beaucoup de
temps, le gardien nous a donné dix minutes. Alors
brièvement : vous saviez très bien que ce que j'ai
affirmé à propos de vous n'est pas vrai, malgré ça
vous avez porté plainte contre moi. (Avec des trémolos) :
En voilà des procédés ! Où est votre
humanité ? Votre amour de son prochain ? Moi, père de
cinq enfants que je dois nourrir... moi, que vous n'avez même pas connu
avant... me livrer à la vindicte populaire, à la rigueur
implacable de
LE PRISONNIER (effrayé) :
Mais Monsieur Mâchoire, pourtant...
MÂCHOIRE : Pas un mot,
on n'a plus de temps, ne vous justifiez pas... Reconnaissez-le, je n'ai pas
mérité cela de votre part, ni moi, ni ma pauvre famille...
Admettez-le : c'est à vous de me tirer d'affaire puisque vous
êtes à l'origine de mes ennuis... Vous ne pouvez être un
méchant homme, vous ne pouvez être quelqu'un comme les autres qui,
eux, volent des pardessus, tuent des enfants, commettent des faux en
écritures...
LE PRISONNIER (faiblissant) :
Voyons un peu...
MÂCHOIRE (avec
découragement) : N'insistez pas, je vous en prie, je
connais les hommes : ils sont comme ça... Mais vous, vous n'agissez
pas ainsi, parce que vous êtes quelqu'un de bien. Vous ne volez pas de pardessus, vous ne commettez pas de faux, vous
ne tuez pas de nouveau-nés, vous n'allez pas acculer à la ruine
une pauvre famille qui mérite un meilleur sort. Je sais, moi, à
qui je m'adresse...
LE PRISONNIER (attendri) :
En vérité mon cher, mais seulement...
MÂCHOIRE : Je ne me
serais pas adressé à n'importe quel voleur de pardessus ou tueur
de bébés, avec une requête comme la mienne, vous pouvez le
croire (il pleure) Ma pauvre famille. Si seulement...
LE PRISONNIER (le console) : Écoutez, cher Monsieur
Mâchoire, Il ne faut pas pleurer... On verra s'il est possible de faire
quelque chose... Bien que l'affaire soit délicate... Je ne sais pas si
on peut retirer la plainte... vu que l'audience est prévue pour
demain...
MÂCHOIRE (avec
lassitude) : Laissez-moi terminer. Il ne s'agit pas de retirer
votre plainte ; cela ne va pas me sortir d'affaire. Il n'y a qu'une seule
façon d'obtenir l'acquittement complet.
LE PRISONNIER : Laquelle ?
MÂCHOIRE : Que vous
reconnaissiez les faux en écriture et le reste. Vous devez le faire,
c'est uniquement ainsi que vous pourrez garder votre conscience sans tache,
exempte de remords en ce qui concerne ma ruine et celle de ma famille.
LE PRISONNIER s'effondre sur la
chaise.
LE GARDIEN (entre) : Les
dix minutes sont écoulées
MÂCHOIRE : Merci, je viens
de finir. (S’adressant au prisonnier) Je compte sur vous.
LE GARDIEN s'apprête pour
sortir
LE PRISONNIER : Attendez un peu,
hum... Faites un rapport, s'il vous plaît. Je veux faire des aveux
complets.
LE GARDIEN : Dites donc, alors
vous avez vraiment commis toutes ces choses abominables ?
LE PRISONNIER : Non, je n'ai
rien commis, mais je ne veux plus sortir dans un monde, où je risque
encore une fois de rencontrer un tel individu.
R I D E A U