Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
Psychanalyse
Personnages :
Dr Berenci[1]
DÉveine
Le domestique
La scène se passe chez le Docteur Berenci.
Le
domestique : Entrez !
DÉveine (entre,
un immense foulard noué sur la tête soutient son menton.) : Aïe, aïe, aïe… Mes
respects… Aïe ; aïe…
Le
domestique : Qui cherchez-vous, mon
pauvre ?
DÉveine : Aïe,
aïe, aïe… J’ignore si je frappe à la bonne
porte… Aïe ; aïe… (Il tient sa joue de sa main droite.)
Le
domestique : Vous êtes ici au cabinet
du Docteur Berenci, spécialiste des nerfs et
de l’âme.
DÉveine : Les
nerfs… Les nerfs… Bien sûr, les nerfs… Ce sont les
nerfs qui me font mal… Alors c’est bien ici… Aïe,
aïe, aïe… C’est la bonne porte… Aïe,
aïe…
Le
domestique : Vous voulez donc parler au
Docteur. Il ne va pas tarder. Vous avez tout juste le temps de prêter
serment.
DÉveine (étonné) : Prêter
serment ?
Le
domestique : Ne craignez rien, ça ne
fait pas mal. C’est obligatoire pour les nouveaux patients. Approchez.
DÉveine (s’approche de la table avec
méfiance).
Le
domestique : Posez la main droite sur ce
livre et répétez après moi…
DÉveine (ôte sa main droite de sa joue, la pose
sur le livre, et de sa main gauche tient sa joue droite) : Aïe, aïe,
aïe… Qu’est-ce que c’est, ce livre ?...
Le
domestique (se
prosterne solennellement et se signe) : C’est
l’ancien et le nouveau testament de sa sainteté Sigmund Freud
« Pour le traitement des troubles psychiques sexuels-masochistes-névrotiques
de l’âge avancé sous l’influence libidineuse du
millefeuille au pavot consommé à l’âge de
nourrisson. »
DÉveine : Aïe,
aïe, aïe…
Le
domestique (sévèrement) :
Répétez après moi.
DÉveine : Je
répète, je répète, mais
dépêchons-nous…
Le
domestique : « Je crois en un
seul Sigmund Freud, omnipuissant scaphandrier de l’âme humaine,
né dans la Psychoanalytique, qui dans son
enfance cogna son genou dans la rotule de sa marraine, d’où la
conclusion que tout trouble psychique a pour origine des souvenirs
d’enfance ; qui découvrit la conscience inférieure et
la conscience supérieure et, ayant guéri par ce moyen toutes
sortes de misères, mourut, et la plupart de ses patients furent
crucifiés, il descendit dans la conscience inférieure afin
d’encaisser de là les honoraires, amen. »
DÉveine (frissonne, mais répète chaque
mot) : …honoraires,
amen… Aïe, aïe, aïe… C’est tout ?
Le
domestique : C’est tout.
DÉveine : Eh bien, en
voilà un drôle de docteur. Mais moi ça m’est
égal, pourvu qu’il me guérisse les… Aïe,
aïe, aïe… ! (Il
porte la main à sa joue.)
Le
domestique : Et maintenant attendez. Je vais vous
annoncer au Docteur. (Il sort.)
DÉveine (inquiet, fait les cent pas.) : C’est
bien la première fois que je me trouve à un endroit pareil…
Qu’est-ce que ça va donner ? J’aimerais bien être
après.
Le
docteur (arrive à pas rapides. Homme
d’un style ferme et supérieur. Il a des gestes d’hypnotiseur) : Bonjour mon ami. C’est moi que
vous êtes venu voir ?
DÉveine : O…
oui… Aïe, aïe, aïe…
Le
docteur (acquiesce) : C’est bien. Je vois de quoi il retourne… Ne
craignez rien, faites-moi confiance, nous allons vous guérir. Avez-vous
prêté serment ?
DÉveine : O…
oui… J’ai prêté serment.
Le
docteur : C’est bien. Ne craignez rien,
grâce à l’analyse psycho-analytique, et avec le soutien de
notre seigneur (il se signe) Sigmund
Freud là-haut dans la conscience supérieure, nous allons analyser
et par là même nous allons guérir votre mal.
DÉveine (fluide et reconnaissant) : Oui,
Docteur. Vous savez, la chose a commencé quand hier soir, en mordant
dans un os, j’ai été frappé de ce mal
lancinant…
Le
docteur : Taisez-vous ! Comment est-ce que
cela a commencé, ce n’est pas à vous de le
déterminer, mais à moi. C’est le secret de la psychanalyse.
Tout ce que vous aurez à faire, c’est de m’écouter et
de répondre à mes questions. (Sévèrement.)
Pourquoi avez-vous attaché ce bandeau blanc, je souligne blanc, sur
votre visage ?
DÉveine (avec zèle) : Ben, vous
savez, ça a commencé quand tout à coup j’ai senti ce
mal lancinant…
Le
docteur : Taisez-vous ! Pourquoi vous
l’avez attaché, ce n’est pas à vous de le dire, mais
c’est à moi. Vous vous contenterez de répondre à mes
questions. Retenez bien que tous nos actes ont des ressorts interdits et
profonds dans l’inconscient, des causes qui trouvent leur origine dans le
monde des souvenirs et des traumatismes de l’enfance.
DÉveine (humblement) : Oui, Docteur.
Le
docteur : Vous voyez. Moi je vais extraire ces
causes de vous au moyen de l’analyse. Et je vous dirai ensuite pourquoi
vous avez attaché votre figure avec un bandeau blanc et non rouge ou
bleu…
DÉveine : Mais
Docteur…
Le
docteur : Taisez-vous ! Quand vous
étiez petit garçon, vous étiez sans le savoir amoureux de
votre vieille grand-mère dont la tête était déjà
couronnée de cheveux blancs, c’est pourquoi dans
l’inconscient vous aimeriez être votre propre grand-mère, et
ce foulard blanc qui pendouille sur votre tête est censé imiter sa
chevelure… (Avec un air
supérieur.) Alors, j’ai trouvé ?
DÉveine : Mais Docteur,
excusez-moi…
Le
docteur : Taisez-vous ! Vous, vous voulez
réprimer en vous ces tendances, mais vous vous trahissez dans vos actes
et vos gestes devant le psychanalyste.
DÉveine (porte la main à sa joue) : Mais
vous permettez, Docteur, moi j’ai mal ici…
Le
docteur : Taisez-vous ! Taisez-vous !
Ce geste de porter la main au visage en dit long. Savez-vous ce que signifie ce
geste ?
DÉveine : Que ce mal
lancinant…
Le
docteur : Taisez-vous ! Ce geste est celui
de l’autodéfense inconsciente, c’est un geste pour
repousser, un geste pour se protéger, car inconsciemment vous avez peur
qu’on veuille vous tuer, que je veuille vous mordre la tête, car
inconsciemment vous aimeriez
qu’on commette une violence sur vous, sur une base sexo-maso-névrotique
parce que pendant l’enfance un chat taché de brun a essayé
de vous mordre, et depuis inconsciemment vous confondez les hommes et les
chats.
DÉveine (crie) : Mais Docteur,
j’ai affreusement mal aux…
Le
docteur (victorieusement) : Ça fait mal, ça fait
mal – bien sûr que ça fait mal. Mais pourquoi ça fait
mal ? Ça vous fait mal parce qu’inconsciemment vous voulez que tout vous fasse mal. Vous
voulez souffrir, vous humilier, peiner, vous aimez qu’on vous fasse mal,
qu’on vous tape dessus – parce que vous êtes lourdement affecté
de masochisme…
DÉveine : Mais…
Le
docteur : Ne dites rien, asseyez-vous dans ce
fauteuil, regardez-moi et répondez. (Il
le pousse dans le fauteuil.)
DÉveine (s’assoit, mais sursaute aussitôt) : Aïe !
Le
docteur : Ah ah !
Restez assis ! (Il le repousse des
deux mains posées sur sa poitrine, il lui parle en le regardant dans les
yeux.)
DÉveine (inquiet, gigote, voudrait se lever) : Mais
ici… (Il tâtonne autour de
lui.)
Le
docteur : Et maintenant répondez,
dites-moi : qu’avez-vous rêvé cette nuit ?
DÉveine (étonné) : Ce que
j’ai rêvé ? Qu’est-ce que cela a à
v…
Le
docteur : C’est mon affaire.
L’outil principal de la psychanalyse est l’explication des
rêves. Dans son rêve l’homme trahit ses souffrances
inconscientes sous une forme symbolique. Alors, qu’avez-vous
rêvé ?
DÉveine (réfléchit) : Euh,
ça y est, je sais. J’ai rêvé que j’étais
chez mon beau-frère à Kanizsa.
Le
docteur (victorieux) : Vous voyez ! C’est magnifique ! Par ce
rêve vous avez dévoilé vos tendances masochistes.
DÉveine (voudrait se lever) : Excusez-moi…
(Il saisit les accoudoirs.)
Le
docteur (le repousse) : Pourquoi avez-vous rêvé de Kanizsa ?
Sans doute à cause de la chanson :
La loco va, la loco va Kanizsa !
De
Kanizsa, de Kanizsa
à Pápa !
Tout
devant se tient le masochiste,
Qui
en est le spécialiste.
DÉveine : Pardon…
Le machiniste, vous vouliez dire… (Tente
de se redresser.)
Le
docteur : C’est pareil… elle
s’est trompée de mot dans son rêve. Alors ? J’ai
mis dans le mille ? Pourquoi vous gigotez ? Parce vous sentez que
j’ai vu juste ?
DÉveine : S’il
vous plaît, je sens que…
Le
docteur : Oui, allez, dites ce que vous
sentez… Décrivez cela précisément.
DÉveine : Je sens que
ça pique.
Le
docteur : Ah oui. Où sentez-vous que
ça pique ?
DÉveine : Ici, dans ma cuisse…
Euh… de l’autre côté de ma cuisse.
Le
docteur (réfléchit, il prononce bien
chaque syllabe) : Vous
sentez une piqûre de l’autre côté de votre
cuisse ? C’est très intéressant ! Attendez !
Laissez-moi réfléchir. (Il
réfléchit, puis crie victorieusement.) Ça y est !
Petit garçon, vous connaissiez un machiniste borgne. Il a voulu un jour
vous frapper avec une mince baguette qu’inconsciemment vous auriez voulu
avoir. Depuis lors, chaque fois que vous entendez le mot masochiste, vous y repensez inconsciemment, et cela fait que vous
ressentez une piqûre sur la périphérie extérieure de
votre cuisse. (Victorieusement.)
Hein ?! Qu’en dites-vous de cette analyse ?
DÉveine (peiné) : Très
intéressant. Mais je crois que j’aimerais me lever, si vous me le
permettez…
Le
docteur : C’est pareil. Vous le sentiriez
quand même. C’est un traumatisme sexo-libidineux.
Le seul moyen d’en guérir est de reconnaître que c’est
comme je le dis. Le reconnaissez-vous ?
DÉveine : Oui…
oui… bien sûr, je le reconnais… mais je crois que cela ajoute
à la piqûre… (Il se
lève, trouve sur son siège une paire de lunettes.) Tiens, des
lunettes… Ne seraient-elles pas à vous, Docteur ?
Le
docteur (furieux) : Si, ce sont mes lunettes. Comment sont-elles allées
là-bas ?
DÉveine : Excusez-moi…
Je me suis assis dessus par hasard… (Il
se tâte les fesses.) Sans le vouloir.
Le
docteur : Sans le vouloir ? Par
hasard ? (Il chausse ses lunettes.)
Vous vous imaginez seulement que c’est par hasard ! Vous vous
êtes bel et bien assis volontairement sur mes lunettes !
DÉveine (effrayé) : Moi ?
Le
docteur (victorieux) : Bien sûr ! Et comment ! Je le vois
clairement depuis que j’ai mes lunettes… En réalité
vous n’êtes pas masochiste (Il
se tape le front.) Vous êtes un vulgaire sadique !
DÉveine (effrayé) : J’ai passé
mon baccalauréat au lycée !
Le
docteur (gesticule) : Oui, sadique ! Vous couvez des tendances de
cruauté, des envies latentes d’assassinat, sous le seuil de votre
conscience !
DÉveine (guette en direction de la porte) : Le
seuil ?
Le
docteur : Vous vous êtes assis
exprès sur mes lunettes, pour les casser, briser,
tuer. Vous aimez casser, briser, mordre, faire mal ! À
l’âge de six ans vous avez vu un jour un coq avec une crête
rouge, et depuis inconsciemment vous cherchez à voir du sang !
DÉveine (recule, effrayé) : Doux
Jésus !
Le
docteur (le suit en gesticulant) : Oui, dans votre subconscient vous
êtes un Néron, un assassin, un Caligula ! Mais moi je vais
vous guérir !
DÉveine (recule) : Mon Dieu ! Mon
Dieu !
Le
docteur : Je subordonnerai votre sadisme
agressif à un autre sadisme coercitif plus vigoureux, qui
réussira à vaincre vos mauvais penchants ! (Il hurle.) Arrêtez !
DÉveine (s’arrête).
Le
docteur (hurle) : Viens ici !
DÉveine (s’approche en tremblant).
Le
docteur : Sors ton porte-monnaie !
C’en sera fini de ton sadisme !
DÉveine (sort son porte-monnaie).
Le
docteur : Passe-moi cent couronnes ! Je
vais vous aider, moi !
DÉveine (paye).
Le
docteur (regarde dans le porte-monnaie) : Ecore cent ! Nous vaincrons en vous
ce tigre sanguinaire, ça oui !
DÉveine (paye).
Le
docteur : Maintenant tu peux partir.
DÉveine : Et ma
dent ?
Le
docteur : Votre dent ? Qu’est-ce que
j’en sais ? Je ne suis pas dentiste.