Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
conseil de guerre À Anthropos
Drame physiologique politique et
historico-scientifique
avec prologue, épilogue et happy end.
PERSONNAGES :
MATIÈRE GRISE, chef de l’État.
CŒUR, Premier ministre
MOELLE OSSEUSE, ministre de la guerre
NERVUS VAGUS, ministre de la culture
CÔLON, ministre du commerce
BÉCARTIA, ministre des affaires étrangères
SPASMUS, chef des comploteurs
NERVUS APPENDICULARIS, secrétaire d’État aux survivances
PARASYMPATHICUS, secrétaire d’État
HEPAR, PULMO et divers organes
SCHMALZ, cellule lipidique errante
COMPLOTEURS, HORMONES
CONSTRUCTIVES ET DESTRUCTIVES.
FERMENTS, GLOBULES ROUGES DE
RÉSERVE ET D’ACTIVE.
GLOBULES BLANCS HORS
SERVICE.
QUELQUES STAPHYLOCOQUES
ESPIONS
L’action
se passe de nos jours
PROLOGUE
La scène
se passe dans une poche écartée, à Duodénum, un
faubourg de Gaster, capitale d’Anthropos. Sont présents : des
ferments anarchistes, des hormones destructives, quelques champignons en
fermentation, des staphylocoques, plusieurs globules blancs colorés,
ainsi que Spasmus, président du Comité Révolutionnaire et
Nervus Appendicularis, secrétaire d’État aux survivances.
SPASMUS : Nous
sommes seuls?
NERVUS : Tout
est en ordre. On a fermé Pylore, le reflux ne commencera que dans une
heure.
SPASMUS : Aucun
espion parmi nous ?
UNE HORMONE : Il n’y en
a pas, camarade commandant. Dans les rues, quelques globules rouges font leur
ronde. Nous avons endormi Sympathicus.
SPASMUS : Tout
va bien. Alors, écoutez-moi. La grande entreprise dont chacun de nous
connaît le but final, la transformation radicale de la vie dans
l’État d’Anthropos,…
FERMENTS ANARCHISTES (crient en chœur) : Tous
ensembles ! Tous ensembles ! Mort ! Mort au régime !
Un STAPHYLOCOQUE (coquet, enroué) : Mort
à Anthropos !
SPASMUS : l’important
c’est la grande entreprise. Dans la grande entreprise nous avons pris une
décision importante. Grâce aux moyens de la propagande
secrète, nous avons gagné à notre projet non seulement
Duodénum, mais aussi toute la société de cellules
ouvrières de toutes les banlieues.
HORMONES et FERMENTS
DESTRUCTIFS : Écoutons !
Écoutons !
SPASMUS : Le
plan est le suivant : Comme vous le savez, tous les échanges
commerciaux de Gaster, capitale d’Anthropos, passent en fin de compte par
ici, par Duodénum, c’est d’ici que tout parvient dans les
villes et villages à travers les grandes voies militaires. Vous
n’ignorez pas non plus que ce sont nos alliés, les travailleurs de
Hépar et de Pancréas, qui fournissent le litre et demi à
deux litres de substance quotidienne qui décompose et construit les
matières nutritives assurant par là le métabolisme…
INTERRUPTIONS (impatientes) : On sait, on
sait, au fait !
SPASMUS : Mais
rares sont ceux qui savent qu’une partie significative de la marchandise
produite par nos alliés revient plusieurs fois par jour sur les
marchés de Gaster, afin d’y détruire le superflu de pepsine
produite par les usines Fundus, et d’éviter ainsi de graves
problèmes à la société cellulaire ouvrière
de la capitale.
NERVUS : Comme
Boldyrev[1] l’a nommé en 1908 :
c’est le fameux Regurgitatio Duodenalis.
SPASMUS : Juste !
Un vrai révolutionnaire doit être cultivé ! (Il poursuit.) Messieurs !
C’est cette régurgitation qui rend possible que ce qui reste du
superflu de la masse de pepsine produite par les usines Fundus, après
l’ingurgitation des substances extérieures, n’attaque pas
aussi la population de la capitale elle-même ! (Avec fougue.) Je vous demande, camarades : qui assure à
la capitale cette substance protectrice par son dur et pénible
travail ?
CELLULES de BILE,
de PANCRÉAS et de DUODÉNUM (en chœur) : C’est
nous, c’est notre pénible travail !
Un OUVRIER de HEPAR (en aparté) : C’est
ça qui nous rend amers !
SPASMUS : Juste,
c’est le vôtre, seulement le vôtre, mes amis. Or c’est
à ce travail méprisé, méconnu, que je ne peux
qualifier que de labeur d’esclaves, semblable à la rumination des
temps anciens, que tout Gaster doit d’avoir trouvé un
marché au flux de marchandises alimentaires qui le traverse, et ont
depuis toujours assuré la vie d’Anthropos. Eh bien, camarades,
nous avons le moyen de refuser cette servitude !
HORMONES : Bravo !
Bravo ! À bas les esclavagistes !
SPASMUS : Si
nous obstruons le reflux de Gaster, nous pouvons paralyser le marché
alimentaire du pays entier !... Les ouvriers producteurs de pepsine ne
trouvant pas de marché, la plèbe exploitée des usines
Fundus, envahiront la ville… bloqueront la circulation… attaqueront
les structures fondamentales, jusqu’aux cellules dermiques, et alors,
quand toute la société cellulaire sera affaiblie par cet
état illégal, ils seront enclins à s’associer avec
nous !... Nos camarades étrangers, les très
respectées Bactéries…
Un STAPHYLOCOQUE (vocifère) : Vive le
Mouvement Cellulaire International ! Les bactéries sont des
cellules tout aussi importantes que les bourgeois d’ici ! Quel
besoin y a-t-il d’États séparés ?!
Un AUTRE STAPHYLOCOQUE : Anthropos
doit fusionner avec la Société Cellulaire Organique… Il
doit se décomposer en éléments ! (Gros chahut.)
SPASMUS (prudemment) : Ne nous
aventurons pas si loin, camarades ! Nous observons avec sympathie le mouvement
des bactéries de bonne volonté, mais en ce qui concerne nos
affaires intérieures…
SCHMALZ (murmure sous son nez) : Nous
verrons bien ce qui en sortira.
SPASMUS : Notre
vaillant camarade, le grand Nervus Appendicularis, était à nos
côtés dans la préparation de notre plan de bataille, il
avait quitté son poste de dignitaire pour…
NERVUS APPENDICULARIS (pris
de tics nerveux) : Cela allait de soi… Là-bas ils
sont tous corrompus… Matière Grise veut devenir dictateur…
Pas question qu’il me donne des ordres… Moi je reste fidèle
à la constitution… Je suis plus ancien que lui dans la vie
politique… Dans les anciens jours d’Anthropos, quand le pays
n’était encore qu’embryon, j’aurais pu être
gouverneur de ce pays, voyez-vous… Mais moi je n’en ai pas voulu, je
me suis contenté du secrétariat d’État aux
survivances.
SCHMALZ (à lui-même) : Les
raisins étaient trop verts.
Un RÉFLEXE (excité) : Qui parle ici
d’aigreurs ?
SPASMUS (à l’écoute) : Camarades,
laissons les acidités… Il me semble entendre Pylore s’ouvrir !
Une VOIX de l‘EXTÉRIEUR : À
la porte, tous ! Ferments diluants de piment, quatrième section, en
avant ! Régiment décomposeur de crème aigre, retour
au passage !
SPASMUS (chuchote) : Poulet au
paprika ! Encore !? La seconde fois dans ce mandat ? Ça
va être un sacré travail pour le décomposer…
TOUS (enfiévrés) : Encore des postes de
nuit ! Des heures supplémentaires !
SPASMUS : Que
chacun regagne maintenant son poste de travail. Travaillez comme si rien ne
s’était passé… Cette accumulation, dont personne ne
se préoccupe là-haut, apporte de l’eau à notre
moulin… La production d’énormes quantités
d’acide chlorhydrique et de pepsine va démarrer pour faire
concurrence à l’importation des graisses et des
épices… On verra ce qui se passera si nous n’assurons pas la
protection !
Une HORMONE (entre en courant) : L’hyperémie
arrive ! Les globules rouges affluent !... Ouvrez le portail de
l’usine !
SPASMUS : Retournez
dans les ateliers ! À bientôt,, camarades !
(Tous se dispersent, la
circulation démarre sur les grandes routes de Duodénum,
d’immenses chariots transportent des bennes à demi
élaborées de l’estomac vers les intestins. On entend
défiler les ouvriers d’Hépar et de Pancréas. La bile
commence à couler par ses canaux. Le mouvement péristaltique se
met en branle au retour vers Gaster. L’horizon se couvre de nuages jaune
verdâtre.)
Une VOIX (depuis le haut, au téléphone) : Passez-moi
Monsieur le secrétaire d’État !... Il n’est pas
dans son bureau ?!... Alors passez-moi son adjoint… Il faut
immédiatement faire signe aux usines Fundus qu’on a besoin
d’un transport supplémentaire, celui de ce midi est
complètement épuisé. C’est le commandant de la
section spéciale Anti-crème-aigre qui le demande…
SPASMUS (doucement, à Nervus) : Tu
entends ? Ils demandent encore de la pepsine…
NERVUS (affiche un sourire sceptique) : On
verra bien comment ça va se terminer.
SPASMUS : Il
n’y a qu’à surveiller ces globules blancs. J’ai comme
un soupçon qu’il y a des agents étrangers parmi eux…
des streptocoques.
NERVUS (méprisant) : Ils ne me
font pas peur. L’essentiel est que nous gardions la main sur ces
imbéciles de Ferments. Duodénum deviendra grand !
SPASMUS : Plus
grand que Gaster ! C’est nous qui serons la capitale.
NERVUS : Il
aurait dû l’être depuis longtemps… Comme mes
ancêtres l’ont rêvé aux anciens temps
intra-utérins.
SPASMUS : Et
Gaster deviendra un faubourg de cette brillante capitale ! Et qui en
seront le maire et le président ? (Il lance un clin d’œil à Nervus.)
NERVUS
(rit et tend la main) : Qu’en
penses-tu, toi ? (Ils se serrent
longuement la main sans un mot.)
SPASMUS : Vive
la révolution libératrice qui, après son succès,
nous fera de belles recettes – si on s’y met tous les deux.
NERVUS (envahi de tics, chante d’une voix
éraillée) : « Cette lutte…" (On entend au loin le chant
révolutionnaire des ouvriers transporteurs de bile.)
PREMIER INSERT CHANTÉ :
Le derme est flasque et cellulaire,
Hurlera le pet de midi,
Vienne, à l’estomac l’ulcère !
Quand ton dîner a refroidi.
Que le suc fasse des ravages !
Dîner ne sert ni peu ni prou.
La bile tordra l’amylase !
Pylore régurgitera tout.
C’est la lutte finale
Foie et reins, groupons-nous.
Rate et surrénales,
Frappons le fer tant qu’il est mou !
Rideau
CONSEIL DE GUERRE
VAGUS, ministre de la culture, MOELLE OSSEUSE, ministre de la
guerre, CÔLON, ministre des
échanges et du commerce et CŒUR, Premier
ministre.
La scène se passe dans une des
salles de Conseil du bulbe rachidien : la fosse rhomboïde, une
semaine après le prologue.
CŒUR (agite sa sonnette) : Messieurs,
nous savons bien sûr tous pour quelle affaire sérieuse j’ai
convoqué ce conseil.
TOUS : Vive
Anthropos !
CŒUR : La
société de notre patrie n’entrevoit pas la menace pour le
moment. Mais nous, qui scrutons l’avenir avec angoisse, nous devons ouvrir
les yeux et regarder en face certains signes inquiétants qui
apparaissent ces derniers temps jour après jour, et dont le chef de
l’État a déjà…
VAGUS : Vive
Matière Grise, notre président bien aimé !
HEPAR (chuchote) : Tu entends ce
fayot ?
NERVUS APPENDICULARIS (dédaigneux) : Un
laquais né, il n’a pas une seule pensée personnelle !
CŒUR (poursuit) : … dont le
chef de l’État a déjà été
alerté. (Il sort une
dépêche.) « Le bureau de mon cabinet m’a
informé ce matin que des nouvelles inquiétantes parviennent
incessamment de la capitale. Des incendiaires clandestins rôdent dans la
ville, des sites industriels prennent feu les uns après les autres,
principalement après l’arrivée des transports
d’importation. Je demande d’urgence un rapport sur ce qui se passe,
sur les causes de cette vague de désordres. » Avant-hier
j’ai prié Monsieur le ministre du commerce de me préparer
un rapport complet.
CÔLON : Très
honoré conseil des ministres, je serai bref.
NERVUS APPENDICULARIS (en
aparté à Hépar) : Bref, sûrement !
Au moins huit mètres, intestins grêles compris !
CÔLON (poursuit) : Je me limiterai
à l’énumération des faits, sans examiner les
hypothèses. J’attends moi-même la solution de la sagesse de
ce conseil. Les faits sont les suivants : depuis environ six mois certains
facteurs semblent troubler les échanges commerciaux, facteurs dont
l’effet se fait sentir de plus en plus, particulièrement dans le
métabolisme de la capitale, mais qui éveillent aussi des
inquiétudes dans les milieux financiers. Si les importations n’ont
pas varié par rapport à l’année
précédente, et si les offres et les demandes sont à peu
près restées constantes, nous recevons de la bourse des rapports
de plus en plus alarmants nous signalant que nos bons d’État les
plus sûrs, les actions Fundus, ne trouvent plus preneur. D’un autre
côté une surproduction apparaît dans les ateliers des usines
Fundus, menaçant l’équilibre économique de la
capitale et du pays tout entier. La pepsine et l’acide chlorhydrique
produit par ses usines sont partiellement absorbés par la demande
étrangère, mais après le déroulement de ces ventes,
aucun signe de demande nationale ne se fait sentir, les produits restent
invendus. Cette surproduction accumulée se répercutera
naturellement sur la population de la capitale. La pepsine est affamée
et une situation s’est installée où le bétail
dévore son exploitant. Les experts semblent déconcertés
devant ce phénomène étrange, sans pouvoir y remédier.
Le commerce qui tant de fois déjà a aidé ce pays à
surmonter des difficultés, attend de vous de lui indiquer l’issue.
CŒUR (agite sa sonnette) : Messieurs,
je suis à l’écoute de vos interventions !
MOELLE OSSEUSE (d’une
voix craquante) : À quoi bon des interventions ?!...
On manque de forces armées ! Je demande l’autorisation de solliciter
la quatrième classe d’âge, trois brigades de globules rouges
sur la capitale, elles sauront y mettre de l’ordre !
VAGUS (nerveux et ironique) : Monsieur
le ministre des armées pense tout de suite à une mobilisation. Si
nous n’étions pas ici pour y veiller, la guerre aurait
éclaté depuis longtemps !... (Il se tourne vers Moelle Osseuse.) Vous m’excuserez, mon cher
collègue, mais je ne comprends même pas votre proposition,
puisqu’une concentration des forces de l’ordre dans ce cas
particulier ne calmerait pas les troubles, mais au contraire les exacerberait
car sans aucun doute elle ferait croître l’hyperhémie et
l’inflammation.
HEPAR : Ne
faudrait-il pas s’adresser à l’étranger pour de
l’huile ?
Les AUTRES (grand vacarme) : Quoi ? De l’huile sur le
feu ?
CÔLON (vigoureusement) : D’emblée
je proteste contre de telles charges ! Je propose plutôt
qu’Anthropos cesse les prises de paprika à la crème,
qu’il se mette au régime et se mette au lit ! (Énorme vacarme.)
CŒUR (agite sa sonnette) : Messieurs,
s’il vous plaît ! Retenons-nous de telles propositions
irréalisables. Anthropos n’approuvera jamais cela. Que
diriez-vous, Messieurs, du bicarbonate de soude ?
CÔLON : La
régie du gaz a protesté fermement et à plusieurs reprises
contre les attentats à la soude. Cette dernière a
déjà assez ravagé nos muqueuses, et en outre nous
supportons mal les bouffissures qu’elle cause. Ce n’est même
pas la peine d’évoquer cela à Anthropos !
TOUS : Non, non,
jamais ! Cela nous a déjà causé assez
d’ennuis ! (Grand brouhaha, vacarme.)
CŒUR (agite sa sonnette) : Du calme,
Messieurs. Veillons à ma systole. Vous savez parfaitement… (modeste.) que j’ai une
légère nécrose…
même si elle n’est pas vitale.
HEPAR (chuchote avec mépris) : Une
fois de plus il se soucie pour son rythme ! J’ai toujours
été d’avis qu’un batteur ni un pianiste ne devrait
pas se bombarder premier ministre. Nous avons vu ce que ça a
donné avec Paderewski.
PARASYMPATHICUS,
Secrétaire d’État : Pour ma part (prudemment) je préconiserais de
l’atropine. À mon humble avis il suffirait de réduire la
production des usines Fundus, ce qui rétablirait
l’équilibre de la production et de la consommation.
VAGUS : Quoi ?
De l’atropine ? Pour accélérer les battements de
cœur ?
CŒUR (soucieux) : Comment ? Il
ne peut pas en être question !
MOELLE OSSEUSE : On aurait bonne mine ! C’en serait
fini du tonus musculaire, les routes deviendraient impraticables, tout le monde
cesserait de travailler, il n’y aurait plus de discipline.
PARASYMPATHICUS : Mais
les vasomoteurs…
MOELLE OSSEUSE : Allez vous rhabiller avec vos
vasomoteurs !
VAGUS : Messieurs !
La population de Gaster est nerveuse, c’est la source du désordre.
La chute des actions pepsine a des causes psychiques. Nous devons
éclairer et éduquer les citoyens. J’ai eu l’honneur d’aborder
ce sujet avec son Excellence le chef de l’État. Il faut mettre un
terme à la nervosité. C’est pourquoi j’ai
proposé à son Excellence d’auditionner ce fameux
psychanalyste…
MOELLE OSSEUSE (tambourine
sur la table) : Le psychanalyste !... Le genou de ma
grand-mère !... Sont-ce des impressions de la petite enfance qui
font mal au ventre du pays, si on lui fait avaler du jambonneau fumé
avec du raifort au vinaigre ?!...
(Chahut
général.)
CŒUR (agite sa sonnette) : Messieurs !
Pendant que nous débattons ici, des événements gravissimes
se déroulent dans la capitale. Je reçois à l’instant
un rapport téléphonique à propos d’une insurrection
qui vient d’éclater à proximité de la route de
Duodénum. Les ouvriers en grève arrachent le revêtement
dermique et construisent des barricades…
CÔLON (effrayé) : Érosion !
Ulcère !
CŒUR : Exact.
À l’emplacement du revêtement arraché, il n’y a
plus de résistance. Dès que le transport d’épices
s’en approche…
CÔLON : Ils
cassent tout ! Ils transpercent le mur ! Les révolutionnaires
se ruent sur le péritoine ! Perforation !
(Chahut
général.)
CŒUR : Messieurs,
il faut agir sur le champ.
MOELLE OSSEUSE (hors de lui) : Envoyons
des soldats, il faut mobiliser neufs régiments !
CÔLON : Diable !
C’est tout le contraire ! Les enfermer tous dans les casernes.
CŒUR : Messieurs !
Je n’assume pas la responsabilité. J’entre
immédiatement en contact avec le chef de l’État. Je le prie
de prendre des mesures. Où est le ministre des affaires étrangères ?
CÔLON : Il
faut ouvrir le pylore ! Toute la circulation, qu’elle soit
digérée ou non, il faut la laisser passer.
CŒUR (au téléphone) : Silence,
Messieurs, son Excellence le chef de l’État… (Il se tait, puis, abattu, il repose le
combiné.) Dans son désarroi il a commandé du bicarbonate
de soude.
CÔLON (rit amèrement) : Nouvelle
attaque aux gaz ! Nous en avons vu maintes fois le résultat !
Puisque les transporteurs de soude sont de mèche avec les
grévistes… Ce n’est pas leur intérêt de
rétablir un régime normal. Que Gaster soit détruit par la
pepsine ou rongé par la soude, ça leur est égal...
VAGUS : Nous
verrons bien ce que ça donnera de gouverner par la violence. Tout ce que
nous obtiendrons c’est que le commerce cessera totalement – une
dévaluation, la faillite de l’État. Je n’en assume
pas la responsabilité ! (Il
se précipite vers la sortie.)
MOELLE OSSEUSE : Je donne ma démission ! (Il sort.)
VAGUS : Je
vais demander une audience. Ici, il n’y a que l’âme qui soit
un recours. Vive Freud ! (Il part.)
MOELLE OSSEUSE : Je donne ma démission ! (Il sort.)
PULMO (sa voix de l’extérieur) : Les
voies respiratoires se ferment sous l’effet du gaz qui se produit…
Ouvrez vite les sphincters !
(On
entend le chant des grévistes.)
DEUXIÈME INSERT CHANTÉ :
(Sur
l’air de « La Madelon 1 ».)
Ton estomac brûle, ta bouche craque,
Quand tu bois l’bicarbonate.
Pendant que tu pelo-otes le bœuf,
Bicarbo, bicarbo, carbonate !
(Sur
l’air de « La Madelon II ».)
L’estomac passe au scanner,
Ravagées sont les cellules,
La belladone est sur le derme,
Le pavot y fait des bulles !
Embolie respiratoire,
Indigestion de pruneaux,
C’est pour fêter la victoire
Boules aux poireaux, sang d’taureau
(Ils
s’en vont tous.)
CŒUR (seul, au téléphone) : C’est
toi, Excellence ?
La VOIX du CHEF de l’ÉTAT (au téléphone) : C’est
moi… Je reçois des rapports effroyables. Je crains que les mesures
ne soient un secours qu’une heure ou deux… On me raconte
n’importe quoi. Ce Vagus ne me laisse pas en paix, il vient de me
demander une audience, mais je ne le recevrai pas… Apparemment,
c’est vrai, cette grève…
CŒUR : Pardon,
Excellence, quelqu’un me réclame ici dans une affaire de la
première importance. Il dit que c’est une question de vie ou de
mort. Je le reçois et je te rappellerai ensuite. (Il repose le téléphone et s’adresse au globule de
service.) Faites entrer.
CŒUR : De
quoi il s’agit ?
SCHMALZ (chuchote) : Puis-je vous
parler confidentiellement ?
CŒUR : Nous
sommes seuls.
SCHMALZ : J’arrive
de Duodénum, du poste de commandement des conspirateurs.
CŒUR (étonné) : Conspirateurs ?
SCHMALZ : Je
me doutais bien qu’un ne sait rien ici, qu’on cherche la source des
problèmes à Gaster. Eh bien, apprenez, Excellence, que cela fait
six mois qu’on est en train de miner la capitale du pays. Les meneurs
sont Spasmus et son ami le perfide secrétaire d’État. Au
début j’étais avec eux, jusqu’à ce que ma
conscience n’en puisse plus… (Brisé.)
J’aime ma patrie, Excellence, je les trahis plutôt eux
qu’Anthropos, même si je ne suis pas toujours d’accord avec
les positions du gouvernement.
CŒUR (excité) : Parlez !
SCHMALZ : Ça
fait six mois que Duodénum est en grève. On ne livre pas la bile
qui pourrait absorber le surplus de pepsine.
CŒUR (se porte la main aux valves) : Bien
sûr, je comprends maintenant ! Personne n’a songé
à contrôler ce facteur.
SCHMALZ (dédaigneux) : De quoi
s’occupent vos ministres imbus d’eux-mêmes ?!...
Personne n’a attribué de l’importance à la
Régurgitation… Maintenant les comploteurs profitent de cette
situation.
CŒUR (soupçonneux) : Quelle
preuve avez-vous de ce que vous avancez?
SCHMALZ : Faites
un essai. Le pouvoir de l’État a les moyens de recourir aux forces
de l’ordre pour faire monter de la bile de Duodénum, vous verrez
bien que cette grève qui cause l’érosion cessera
aussitôt.
CŒUR : Restez
ici. (Au téléphone.)
Excellence, pourrais-tu recevoir immédiatement un expert ?
La VOIX du CHEF de l’ÉTAT : Le
ministre des affaires étrangères, Bécartia, se trouve par
hasard à côté de moi.
CŒUR : Je
te fais passer un rapport sur un certain complot que je viens de
dévoiler. Sous réserve que mon informateur ne m’ait pas
induit en erreur...
La VOIX du CHEF de l’ÉTAT : Reste
près du téléphone le temps que je le lise.
(Après une courte pause on
entend à la radio le dialogue du chef de l’État avec le
ministre des affaires étrangères.)
Le CHEF de l’ÉTAT : Est-il
possible de pénétrer par la force dans Duodénum et
transférer la bile produite à Gaster ?
Le ministre des affaires
étrangères BÉCARTIA : Rien
n’est plus simple. Nous faisons descendre des trains de caoutchouc, nous
y chargeons la bile, nous réquisitionnons les rails inférieurs,
et nous expédions le tout à Gaster.
Le CHEF de l’ÉTAT : C’est
entendu. Il faut faire cela immédiatement. (Au téléphone.) Cœur ? Je te prie de garder
ton calme, ne bats pas la chamade… Des troupes étrangères
vont traverser la capitale dans le calme et sous contrôle…
(Grand
branle-bas. Le train de caoutchouc apparaît dans le détroit de
l’œsophage, la locomotive traverse Gaster où la population
regarde bouche bée cette caravane étrange, puis, en dispersant la
plèbe, on ouvre Pylore par la force, à travers celui-ci le tout se
transporte à Duodénum, et on livre un énorme chargement de
bile à Gaster)…
(Pause.)
CŒUR (excité, au téléphone) : Quoi
de neuf ?
CÔLON (joyeux) : On ne peut mieux. La
grève a cessé. L’approvisionnement en pepsine et en acide
chlorhydrique est parfaitement rétabli. Le ravitaillement est
satisfaisant. Les actions Fundus sont à la hausse. Pas trop de
problèmes pour le moment au revêtement dégradé. Les
cellules dermiques se sont mises au travail, et si ça continue tout sera
bientôt en ordre.
CŒUR : C’est
parfait. Je ferai mon rapport dans ce sens. Capacité d’absorption ?
CÔLON : Sans
problème. Je crois que l’escalope viennoise et la salade de
concombre peuvent venir.
CŒUR (à l’autre
téléphone) : Excellence, je peux vous rapporter les
meilleures nouvelles. L’intervention a parfaitement réussi. Nous
avons pris le dessus sur les comploteurs – apparemment mon informateur
avait raison. Il faudra lui trouver un bon point de chute.
La VOIX du CHEF de l’ÉTAT (soucieux) : Oui,
néanmoins n’oublie pas qu’une telle intervention
extérieure ne peut pas s’éterniser dans les conditions
normales.
CŒUR : Que
devons-nous faire ? Réprimer la révolte par la force ?
Moelle Osseuse a déjà des velléités
guerrières…
La VOIX du CHEF de l’ÉTAT : Non,
non, tout plutôt qu’une guerre civile ! Pas de violence !
Aucune chirurgie !... Nous devons faire semblant de ne nous être
aperçus de rien.
CŒUR : J’ai
une idée.
La VOIX du CHEF de l’ÉTAT : Je
t’écoute.
CŒUR : Ne
pourrait-on pas importer de la bile pour la capitale ?
La VOIX du CHEF de l’ÉTAT : C’est
effectivement une idée.
CŒUR : La
chose est très simple. Gaster obtient les quantités de bile
nécessaire, les problèmes cessent, les conspirateurs, constatant
qu’on n’a pas besoin d’eux se rendent compte de
l’inutilité de leurs agissements, et par là même
toute la production leur reste sur le dos. En fin de compte ce n’est pas
à nous qu’ils nuisent mais à eux-mêmes. Et sans que
nous recourrions à la violence, viendra le jour où,
d’eux-mêmes, ils seront contraints de rétablir les
échanges, le métabolisme normal reprendra, tout comme la circulation
correcte et saine.
Le CHEF de l’ÉTAT (enthousiaste) : C’est
magnifique !... De plus, dans les matériaux transportés il
sera possible de dissimuler des documents de propagande et les faire entrer
dans Duodénum, afin d’éclairer les ouvriers de là-bas…
CŒUR (dubitatif) : Mais
recevrons-nous une quantité suffisante de l’étranger ?
Le CHEF de l’ÉTAT (dans la fièvre de la création) : Si
nous n’en recevons pas assez, nous compléterons par
nous-mêmes… Rien ne s’y oppose… Depuis longtemps je
traite déjà de ce genre d’arrangement avec des chefs
d’État étrangers. Il y a quelques semaines j’ai
reçu ici un inventeur talentueux. Il m’a présenté un
produit artificiel, apte non seulement à pourvoir la capitale de la
quantité adéquate de bile, mais de plus il y mélange une
substance additive qui changera radicalement la mentalité des ouvriers
de Duodénum. Il sera possible d’en fabriquer quatre livraisons par
jour.
CŒUR (enthousiaste) : Il conviendra
de lui trouver une bonne dénomination, pour souligner le caractère
patriotique de l’action ! Par exemple : Salvanthrope.
Le CHEF de l’ÉTAT : Soyons
plus modestes. Appelons-le : Salvacide[2] !
CŒUR (enthousiaste) : Salvacide !
Le CHEF de l’ÉTAT : J’ordonne
sur-le-champ le démarrage de la fabrication. Donnez-moi du sang !
(Un défilé solennel
s’ébranle vers le château Cérébrum. Grand
remue-ménage, agitations, au château. Des plaques
commémoratives, des hemigrammes courent avec des dossiers secrets vers
le département combinatoire, où on élabore le nouveau
produit. On entend partout des mots comme : « Spasmus…
Hyperpetia… Thuyon… Cholacide… » La scène
s’éclaire lentement.)
ÉPILOGUE
Deux
mois plus tard.
La scène se passe dans
la chambre à coucher de Cœur, dans l’oreillette droite.
Battements sains. On entend la respiration. C’est la nuit.
CŒUR (Un bruit le réveille brusquement. Il
saute de son lit et attrape quelqu’un par le cou dans le noir.) : Eh !
Lumière ! (La lumière
se fait.) Qui es-tu ?!
SPASMUS (tête baissée) : Excellence,
ne faites pas de bruit, à quoi bon ameuter la ville ? Je
préfère tout avouer.
CŒUR : Qui
êtes-vous ?
SPASMUS : Je
suis Spasmus.
CŒUR (victorieusement) : Ah,
Spasmus ! Le chef rebelle de Duodénum !
SPASMUS (amèrement) : Oui.
Gloire ancienne… Nous avons échoué. La comédie est
finie…
CŒUR : Que
s’est-il passé ?
SPASMUS (désabusé) : Ce
qui s’est passé ? C’est vous qui le demandez ?...
Ce maudit produit…
CŒUR : Oh !
SPASMUS : Nous
avons essayé de résister un temps. Rien à faire. Gaster
n’avait plus besoin de nous… Tout se déroulait selon les
plans jusqu’à ce que ce nouveau produit se répande…
Les cellules dermiques nous ont laissés tomber, elles ont levé
leur ordre de grève, l’érosion a cessé, la
lésion a disparu… Que pouvions-nous faire avec la bile
accumulée qui ne trouvait plus d’acheteur ? J’ai perdu
mon autorité. Hier soir on m’a demandé discrètement
de renoncer spontanément à mon commandement, les ouvriers de
Duodénum, bons patriotes, dignes citoyens d’Anthropos, sont
décidés, ils sont prêts à proposer leur production
à la population de Gaster. Ils lui soumettent un contrat : à
partir d’aujourd’hui ils produiraient une quantité
suffisante, quelle que soit la demande.
CŒUR : Et
vous ?
SPASMUS (hausse les épaules) : Que
pouvais-je faire ? C’est fini pour moi. Dans mon désespoir je
me suis résolu à commettre un attentat. Il y a une demi-heure je
me suis faufilé ici à travers l’oreillette avec
l’intention de me frayer un chemin entre les valves, afin de bloquer
toute la circulation sanguine. (Pause.)
Maintenant je suis ici, vous savez tout. Arrêtez-moi !
CŒUR (après une courte hésitation il
s’approche de Spasmus, le regarde dans les yeux) : Non,
Spasmus, je ne vous arrête pas je suis conscient qu’à la
place qui est la vôtre tous les talents sont nécessaires et
doivent servir la bonne cause. (Après
un silence, ému.) Sauriez-vous encore être un bon
patriote ?
SPASMUS (soupire) : Excellence…
CŒUR (chaleureusement) : J’aurais
besoin d’un nouvel agent pour contrôler le fonctionnement
péristaltique… Vagus n’arrive plus à s’en sortir
tout seul. Alors ? (Court silence.)
Tope là ?
SPASMUS (les larmes aux yeux, voudrait se prosterner) : Excellence…
CŒUR (ému) : Relevez-vous !
Soyez honnête dans l’avenir ! Demain vous aurez votre
nomination. Le mot de passe…
SPASMUS (enthousiaste) : Vive
Anthropos ! Vive Gaster ! Vive Matière Grise !
CŒUR (badin) : N’oubliez pas
le Salvacide non plus – après tout c’est à lui que
vous devez votre rédemption.
SPASMUS (résolu) : Je
désire fermement que le chef de l’État l’ait toujours
sous la main, qu’il n’oublie jamais le nom de ce produit, et
qu’il le garde en mémoire pour le jour où je serai pris
d’un vertige !
CŒUR : Amen !
Sois lucide, Salvacide en poche !
SPASMUS : Rien
à faire, dans ce pays seul le cœur a du cœur !
TROISIÈME INSERT CHANTÉ :
Chanté
par Cœur et Spasmus, accompagnés de danses, pendant que Cœur
pianote la mélodie sur ses propres valves.
Sur
la mélodie du Chant
à boire, du « Ban Bánk », de
l’opéra de Ferenc Erkel.
Quand la meilleure bouchée
Descendit dans ta gorge,
La paroi de ton estomac
Elle déchira légère,
Ne te soucie d’idées sombres,
D’opération, de mort,
Ni d’atropine, d’alcali,
Qui secrète des acides.
Aie des idées modestes :
Appelle Jenő, Laci,
L’unique remède est Salvacide,
Guérit même le cheval,
Cheval, cheval,
Chaque jour son Salvacide !
Rideau