Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
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Le drame[1]
-
farce -
Personnages :
Le directeur
ZÁdor, le secrÉtaire
Pomuc, L’appariteur du
thÉÂtre
Monsieur mrÁz
(La
scène se déroule dans le bureau du secrétaire, contigu de
celui du directeur.)
Le secrÉtaire (Il est assis à son bureau,
l’appariteur est assis sur une chaise, sur le côté, le
directeur arrive à la hâte.)
Le
directeur : Dites-moi,
Zádor, pour quand vous avez programmé
"Punch au champagne" ?
Le
secrÉtaire : Pour mardi, Monsieur le Directeur.
Le
directeur (en gesticulant) : Pour mardi ? Qu’est-ce que je disais !
C’est la pagaille dès que je mets les pieds dehors.
Le
secrÉtaire : Mais, Monsieur le Directeur, impossible
avant…
Le
directeur : Qu’est-ce
qui est impossible avant ? Programmer un tube ? Où avez-vous
vu une chose pareille ?
Le secrÉtaire : Mais, Monsieur le
Directeur, ils ne sont pas prêts…
Le
directeur : Ils
ne sont pas prêts ! Pourquoi ne sont-ils pas prêts ? Je
dois tout faire moi-même ? Ils avaient deux semaines pour se
préparer.
Le
secrÉtaire : Les acteurs, oui. Mais vous savez bien
qu’on n’a pas encore reçu le troisième acte.
Le
directeur (à l’appariteur) : Nous n’avons pas
reçu le troisième acte ? Pomuc !
L’appariteur
(Il ne se lève pas, Il ne
regarde même pas).
Le
directeur : Pomuc ! Vous entendez ?
L’appariteur : Évidemment
j’entends. Pourquoi je devrais user ma salive ? Monsieur le
Directeur devine aussi bien sans moi que ce n’est pas moi qui
écrirai le troisième acte.
Le
directeur : Pomuc ! Ne faites pas l’insolent. Vous savez
très bien de quoi je parle. Vous avez eu instruction de monter chaque
matin chez l’auteur pour lui réclamer le troisième acte,
jusqu’à ce qu’il vous le donne.
L’appariteur
(hausse les épaules).
Le
directeur (se
prosterne) : Je me suis
permis de m’adresser à Votre Excellence !
L’appariteur : Je
m’en suis aperçu. À quoi bon multiplier les discours ?
Monsieur le Directeur sait fort bien ce que l’auteur me dirait que
Monsieur le Directeur devrait faire dans son lit chaque matin, si je montais
chez lui.
Le
directeur (au
secrétaire) : Je
n’arrive pas à comprendre pourquoi vous prétextez tout le
temps ce troisième acte. Ce n’est pas une excuse. Vous auriez
dû être prêt.
Le
secrÉtaire : Sans manuscrit ?
Le
directeur : Arrêtez
de couper les cheveux en quatre ! Il ne s’agit pas ici d’un
manuscrit, mais d’un numéro à succès, c’est
plus important que le manuscrit. Ce qui compte, ce n’est pas de recevoir
le manuscrit, mais de monter
Le
secrÉtaire (désespéré) : Sans manuscrit ?
Le
directeur (menaçant) : Décidément,
c’est une idée fixe chez vous ! Ne comprenez-vous pas
que…
L’appariteur : Bien
sûr qu’il ne comprend pas.
Le
secrÉtaire (à Pomuc) : Dites
donc, Pomuc, vous devenez passablement
insolent !
Pomuc : Et
qui plus est, sans manuscrit. Ne tournons pas autour du pot – Monsieur le
secrétaire ne peut vraiment pas comprendre. Il n’y a pas de honte
à ça – Monsieur le secrétaire n’est dans la
maison que depuis un an, alors que moi ça fait quinze ans.
Le
secrÉtaire : Dites donc, Pomuc !
L’appariteur
(sans gêne) : Vous n’étiez
pas là quand nous avons joué "Sang de dragon" trente
fois à guichets fermés, hein, Monsieur le Directeur ? Alors
que l’auteur lui-même ne s’est rendu compte qu’après
la troisième représentation qu’il avait oublié
d’écrire la pièce.
Le
directeur : Personne
ne s’en est aperçu.
L’appariteur : Alors
il est venu, il a tout pris en sténo et l’a publiée dans un
livre.
Le
secrÉtaire (furieux) : Moi, je m’en fiche.
Il ne s’agit pas que du troisième acte. La Pataky
ne veut pas jouer Nelly.
Le
directeur (furieux) : Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle
doit ! Elle est la seule qui puisse le faire, je n’en ai pas
d’autre !
Le
secrÉtaire (les paumes
des mains jetées en arrière) : Qu’y puis-je ? Je n’y peux rien.
Le
directeur : Toujours
à la dernière minute ! Que faire maintenant ?
L’appariteur : Que
faire maintenant ? C’est pourtant simple : Nelly sera
jouée pas la Dombováry.
Le
directeur : Pomuc, veuillez ne pas vous mêler de ce qui ne vous
regarde pas. (Au
secrétaire :) Hum, très juste, la Dombováry
peut très bien la jouer, j’irai même plus loin, je dirai que
le rôle est bien plus pour elle que pour la Pataky
– je ne comprends pas comment j’ai pu ne pas y penser, le jour de
L’appariteur : Donnez-lui
Biri dans "Le bel oiseau".
Le
secrÉtaire : Dites donc, Pomuc,
c’est intolérable comme vous vous mêlez de tout ! (Au directeur) Tenez, Monsieur le
Directeur, et si on donnait à la Pataky, Biri dans "Le bel oiseau" ?
Le
directeur : Ce
n’est pas une mauvaise idée après tout. Mais il y a un
hic : alors elle ne peut pas jouer Madame Stéger.
Le
secrÉtaire : C’est vrai, c’est vrai.
"L’épouse d’un autre" est trop long.
Le
directeur : Zut
alors. Qu’est-ce qu’on pourrait faire ?
Le
secrÉtaire : Que le diable l’emporte.
Le
directeur : Alors…
Il n’y a pas de solution… (Pause.)
L’appariteur : Ne
vous tracassez pas. Jetez le rôle de Madame Stéger,
du coup la pièce s’en trouvera moins longue et la Pataky pourra jouer Biri.
Le
directeur et
Le secrÉtaire (ensemble) : Pomuc !
(Pause.)
Le
secrÉtaire : Hum – moi, j’ai une idée. On
pourrait supprimer également le rôle de Madame Stéger,
la pièce en serait plus courte.
Le
directeur : Vous
avez raison. Et du même coup on pourrait donner Biri
à la Pataky.
Le
secrÉtaire (allègrement) : Bon, alors tout va bien.
Le
directeur (satisfait) : Oui, ça a l’air de coller. Vous voyez, il
suffit de faire travailler ses méninges.
Pomuc : Ça,
c’est vrai.
Le
directeur (furieux) : Dites donc, Pomuc, vous
sentez-vous vraiment obligé de traîner constamment dans le bureau
de Monsieur le secrétaire ? Je vous prie d’aller occuper
votre place dans le vestibule.
L’appariteur : Dès
que le Mráz
sera parti.
Le
secrÉtaire : Quel Mráz ?
L’appariteur (dégoûté) : C’est vous qui
devriez le savoir, pas moi. C’est après vous qu’il en a, il
vous attend depuis sept heures et demie du matin.
Le
secrÉtaire : C’est pour ça que vous vous
trouviez ici toute la matinée ?
L’appariteur : Ainsi
qu’hier. Dès huit heures.
Le
secrÉtaire : Et depuis quand ça dure ?
L’appariteur : Huit
mois.
Le
secrÉtaire : C’est qui, ce Mráz ?
Le
directeur (se gratte la tête) : Ça y est…
Ça me revient… Nous avons ici une pièce de lui… Vous
l’avez lue ?
Le
secrÉtaire : Moi ? Je ne suis même pas au
courant.
Le
directeur : Évidemment.
Je lui ai promis que je la lirais pour aujourd’hui, et naturellement
j’ai oublié de la donner. (Légèrement)
Écoutez, Zádor, vous allez nous
arranger ça.
Le
secrÉtaire : Mais je n’ai pas l’ombre d’une
idée de ce dont il s’agit dans cette pièce.
Le
directeur : Qu’importe.
Dites-lui quelque chose. On ne peut pas le faire attendre davantage. Venez me
voir ensuite. (Il rentre aussitôt
dans son bureau.)
L’appariteur (se lève, affiche un air narquois) : Je le fais entrer ?
Le
secrÉtaire : Att… attendez… Pas trop vite. (À lui-même) Qu’est-ce que je vais bien lui
dire ?
L’appariteur (l’air innocent) : Que vous avez lu sa
pièce.
Le
secrÉtaire (gêné) : Mêlez-vous de vos
oignons, Pomuc !
L’appariteur : Entendu !
(Il s’assoit.)
Le
secrÉtaire : Que diable je vais bien pouvoir lui
dire ? (L’appariteur ne dit
rien.) Alors, maintenant, pourquoi vous ne dites rien ?
L’appariteur (sarcastique) : Non,
Monsieur le Secrétaire. Vous allez vous en occuper tout seul. Ce
n’est pas dans mes attributions.
Le
secrÉtaire : Écoutez, Pomuc…
juste les premiers mots… Puis j’arriverai et je prendrai la
relève.
L’appariteur : Et
que voulez-vous que je lui dise ?
Le
secrÉtaire : Peu importe… Vous êtes un vieux
routier du théâtre… Que nous l’avons lue… Puis
j’arriverai…
L’appariteur : Et
si vous ne venez pas ?
Le
secrÉtaire : Mais je viendrai… Ne craignez rien.
Je veux juste jeter un coup d’œil dans cette pièce…
pour avoir quelque chose à dire…
L’appariteur : Prêtez-moi
au moins une veste…
Le
secrÉtaire : Là, sur la patère…
L’appariteur (enfile une longue veste).
Le
secrÉtaire (s’éloigne).
L’appariteur (lui crie) : Mais
revenez vite… parce que c’est pas dans mes attributions… (Il se regarde une minute dans la glace, puis
ouvre la porte du vestibule et dit :) Entrez !
MrÁz (apparaît
à
L’appariteur (s’assoit
derrière le bureau. D’une voix nasale) : Allez-y, je vous écoute…
MrÁz : C’est-à-dire…
Pardonnez-moi… Ou plutôt… Néanmoins, donc…
L’appariteur (d’un geste large) : Mais
prenez donc place.
MrÁz (s’assoit
presque sur l’ombre de la chaise, mais finit par s’asseoir sur
l’extrême bord) : Après
avoir… Plus exactement, je voulais dire… C’est à
Monsieur le Directeur que j’ai l’honneur de… à votre humble serviteur…
L’appariteur (parle très vite) : Appartenant-à-la-grande-génération-de-cette-institution-en-qualité-d’employé-directorial…
MrÁz (impressionné) : En effet… Car je
m’étais dit… J’avais osé me dire…
L’appariteur : Ah,
parce que vous me voyez d’habitude dans le vestibule, vêtu
de… de ce genre d’uniforme… ce n’est rien… ce
n’est que mon… mon incognito…
MrÁz (se prosternant) : Ah, bien !
Toutefois…
L’appariteur : Bref,
en quoi je peux vous… cher…
MrÁz (se prosterne) : Mráz…
Toutefois… la dernière fois, quand vous avez bien voulu me
promettre…
L’appariteur : Bien
sûr, mais alors j’avais l’air différent… Ce
n’est rien, j’ai maigri un peu. Bref, de quoi
s’agit-il ?
MrÁz : Le mois dernier, quand je me suis permis de
venir vous voir, étant donné que cinq mois auparavant vous aviez
bien voulu me promettre de lire ma pièce dont l’an dernier vous
m’aviez promis de la lire sous quinzaine – la dernière fois
vous avez dit que vous étiez en train de la lire et que je pouvais
repasser le lendemain, c’est-à-dire il y a deux mois, mais vous
n’aviez pas eu le temps, donc vous m’aviez fait dire que vous
l’aviez lue et que vous me diriez aujourd’hui, c'est-à-dire
il y a deux semaines, ce que vous en pensez…
L’appariteur : Ah
oui, oui, en effet, j’y suis. Vous dites que je vous ai fait dire que je
l’avais lue ?
MrÁz (se prosterne en
frissonnant) : Foui,
foui. Brrr. (Il frissonne.)
L’appariteur (en aparté) : Le
salaud. Il lui a dit l’avoir lue. Qu’est-ce que je fais
maintenant ? (À haute voix)
Si je vous l’ai fait dire, alors je l’ai lue.
MrÁz (horriblement
gêné, il tousse, il arrange sa cravate, il tripote sa bouche avec
ses doigts. En balbutiant) : Fou…
foui… que vous l’aviez…excusez-moi…
L’appariteur : Mais
oui – j’ai lu cette pièce.
MrÁz : Excusez-moi…
L’appariteur (cherche sur le bureau) : Où
l’ai-je mise ? Je ne sais pas où je l’ai mise…
MrÁz (vite) : Ça
ne fait rien, ce n’est pas grave si elle s’est perdue… Je la
recopierai…
L’appariteur : Ah
bon, bon. Alors comme ça – vous aimeriez connaître mon
opinion sur votre pièce, n’est-ce pas ?
MrÁz (en balbutiant) : Ben – (il ricane, à demi évanoui) si vous le voulez bien… Mais si
vous préférez… je peux la recopier…
L’appariteur : Tant
pis. Donc vous vous intéressez à mon opinion. Eh bien, mon cher
ami… (Il fronce les sourcils).
MrÁz (recule de peur).
L’appariteur : Vous
savez, il y a des choses dans votre pièce.
MrÁz (rayonnant) : N’est-ce pas ?
N’est-ce pas qu’il y en a ?
L’appariteur (acquiesce) : Il y en a. On ne peut pas dire qu’il n’y
en a pas. Ça, on ne peut pas.
MrÁz (rayonnant) : N’est-ce pas,
c’est vrai qu’on ne peut pas le dire. (Enthousiaste) Je savais
à qui je devais montrer ma pièce. Je savais qui est le critique
à l’œil perçant, infaillible, qui remarque tout ce que
les autres ne remarquent pas.
L’appariteur (modestement) : Mais oui, mais quand quelqu’un comme moi lit
tant de pièces, forcément ça développe le sens
critique !
MrÁz (enthousiaste) : Alors vous avez
remarqué ?
L’appariteur : Bien
sûr que j’ai remarqué. (Il
regarde vers la porte.) Particulièrement vers le milieu du
deuxième acte… pas tout à fait au milieu… disons
entre le début et le milieu…
MrÁz (se frappe les
mains) : C’est
génial ! Vous l’avez donc remarqué ? (Il menace du poing) Ces imbéciles ! Ces cochons de salauds, ces
imbéciles !
L’appariteur : Qui
donc ?
MrÁz : Mes amis… Tous ceux à qui
j’ai fait lire ma pièce… Ils prétendaient que la
chose ne ressortait pas, là, vers le milieu du deuxième
acte… que cela passait inaperçu…
L’appariteur (regarde vers la porte) : C’est de
l’infantilisme. Inaperçu ! Bien sûr que cela ne passe
pas inaperçu. Le problème est que cela ne passe pas.
MrÁz (prend de
nouveau peur. Fiévreusement) : Le
problème… c’est… le problème…
L’appariteur : Eh
bien ! Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous le savez bien
vous-même, hein ?
MrÁz (pâlit) : Monsieur
le Directeur – vous êtes un grand homme. Vous avez raison. Je
n’aurais pas cru que vous eussiez étudié mon œuvre
avec une telle profondeur, aussi consciencieusement. Vous avez raison. À
la fin du premier acte – croyez-moi, j’ai bien senti qu’on ne
pouvait pas.
L’appariteur : Vous voyez. Mais ce n’est
pas une raison pour désespérer.
MrÁz (fiévreusement) : Comment faire, alors ?
Si le comte ignore qu’Amanda se trouvait dans la cale du bateau –
que puis-je faire dire à Pálfalvi ?
L’appariteur (peiné) : En voilà une affaire ! Pálfalvi !
Pálfalvi est-il obligé de dire quelque
chose ? Ne serait-il pas plus simple que Pálfalvi
n’ouvre même pas la bouche ? Pálfalvi
n’a qu’à feindre de tout ignorer. (Il regarde vers la porte.)
MrÁz : Et dans ce cas, le capitaine
n’apprendrait qu’au troisième acte que Géza ne
l’entendait pas ainsi ?
L’appariteur : Ça va de soi.
MrÁz : C’est juste ! C’est
très juste ! Cela expliquerait pourquoi Johanna n’avait pas
sauté du deuxième étage ! D’après vous, Monsieur
le Directeur, je devrais donc remanier dans ce sens ?
L’appariteur : Bien sûr.
MrÁz : Ce sera fait. C’est magnifique. Je savais
bien à qui je devais montrer ma pièce. Mais de là à
imaginer que vous l’ayez lue avec une telle profondeur… avec une telle
compréhension… Les autres personnes à qui je l’ai
montrée n’ont pas du tout remarqué ce que Monsieur le
Directeur a tout de suite aperçu… que l’aveu de Pálfalvi n’avait pas d’importance, une
fois que la valise avait été transportée chez Fülep.
L’appariteur : Pourtant c’est clair
comme de l’eau de roche.
MrÁz : Et… Margit, qu’en pensez-vous,
Monsieur le Directeur ? Je vous demande de me parler en toute franchise
– l’opinion d’un grand dramaturge tel que vous, Monsieur le
Directeur, me sera dans tous les cas précieuse.
L’appariteur : Margit ?
Eh bien (Il regarde vers la porte) – cette Margit, - voyez-vous,
cette Margit – (Il regarde vers la
porte).
MrÁz : Parlez franchement et sans détours,
Monsieur le Directeur, votre avis ne peut m’être que
bénéfique. Je vois que vous craignez que je ne puisse pas
comprendre. Mais je n’ai aucune sensiblerie ! Allez-y, dites
franchement ce que vous pensez, Monsieur le Directeur.
L’appariteur (peiné) : Hum. En réalité, cette Margit me
plairait assez, le seul problème est que…
MrÁz : Qu’elle n’a pas laissé
entrer Antalfi ? (Douloureusement) Mais dites-moi, Monsieur le Directeur,
n’a-t-elle pas raison ? Pouvait-elle se le permettre ?
Réfléchissez ! Le comte est au courant de tout ! Et
d’autre part, Margit sait qu’au moment de l’explosion Kázmér se trouvait dans la baignoire…
L’appariteur (en aparté) : Si ce salaud tarde à venir, moi je n’en
peux plus… (à haute voix)
Mais oui, c’est ça… Margit ne doit pas être au courant
de l’explosion.
MrÁz (interloqué,
se lève) : Ne
doit pas être au courant de l’explosion ? (sidéré) Mais puisque c’est elle qui…
L’appariteur (sent le sol se dérober sous ses pieds. Vite) : Oui, oui, je sais bien que
c’est elle… et ça paraît bizarre que j’ai
proposé qu’elle ne soit pas au courant malgré le fait que
c’est justement elle – mais un auteur dramatique doit oser, mon
ami !…
MrÁz : Mais, Monsieur le Directeur – dans ce cas
Alajos ne peut pas monter dans la tour…
L’appariteur (de plus en plus embarrassé, en
aparté) : Je
vais tout rater, il va tout découvrir. Et ce salaud qui n’arrive
pas. (À haute voix, furieusement)
Qu’il ne monte pas ! Faut-il absolument qu’il monte ? Je
ne comprends pas pourquoi il monte ! Qu’il reste en bas. C’est
mieux.
MrÁz (interloqué) : Mais, Monsieur le Directeur
– s’il ne monte pas dans la tour… Alors c’est en vain
que Béla a avoué à Belényesi
qu’il avait tout appris…
L’appariteur (nerveusement) : Allons, allons, ce Béla ! Que veut-il ce
Béla ? Ce Béla parle trop. Ça
n’intéresse personne, ce que dit ce Béla ! Le
Béla… le Béla… (Il
s’essuie le front.)
MrÁz (tendu) : Eh bien, ce
Béla ?
L’appariteur : Le
Béla ! Mon Dieu ! Le Béla n’a qu’à
retourner chez la… la Margit… Je veux dire…
MrÁz (sidéré) : Chez Margit ?
Précisément chez Margit ? Justement Béla ?
Comment est-ce possible ?
L’appariteur : Comment
est-ce possible ? Le plus simplement du monde.
MrÁz : Bon. Admettons qu’il y retourne. Dans ce
cas vous insinuez que Margit ne descendra pas dans le tunnel.
L’appariteur (en pleine confusion) : Pourquoi n’y descendrait-elle pas ? Allons,
allons ! Elle peut très bien descendre ! Justement, il faut
qu’elle descende.
MrÁz (se lève,
cherche sa respiration, fixe l’appariteur, les yeux
écarquillés, en chuchotant) : Mais, pour l’amour du ciel, Monsieur le
Directeur – et Bájligethy ?
L’appariteur (pressentant qu’il a perdu la partie,
sursaute, gesticule des poings sous le nez de Mráz) : Bájligethy ?
Bájligethy n’a qu’à
aller se faire pendre !
MrÁz (bascule en
arrière, attrape sa tête. Puis hurle victorieusement) : C’est çaaa ! (Il
saisit les bras de l’appariteur.) Monsieur le Directeur, vous
êtes un grand homme ! Pendant cinq années j’ai
réfléchi sur la fin à donner à Bájligethy !…
Vous avez enfin illuminé ma pensée. Merci… Merci… (Il se sauve en courant, à la porte il
pousse encore un cri) C’est génial ! Comment j’ai
pu ne pas y penser ! Bájligethy n’a
qu’à aller se faire pendre… Je cours, je
l’écris. (Il sort.)
L’appariteur (s’écroule dans le fauteuil).
Le
secrÉtaire (s’approche
à la hâte, un manuscrit à la main) : Où il est, ce Mráz ?
Où il est ce Mráz ?
L’appariteur : Il
est parti.
Le
secrÉtaire : Il faut l’envoyer chercher ! Cette
pièce est magnifique ! On va la monter !
L’appariteur : Je
pense bien qu’elle est magnifique ! Surtout si Bájligethy se
pend.
Le
secrÉtaire (s’arrête) : Qu’est-ce que vous
dites ?
L’appariteur : L’auteur
vient de décider de procéder à quelques changements.
À la fin de la pièce, Bájligethy va
se pendre.
Le
secrÉtaire : Quoooi ? Il
a perdu la tête, cet homme ? La pièce n’a plus aucun
sens, alors ! (Il jette le manuscrit
pas terre.) Dès le début j’avais pensé que
c’était une ânerie monumentale ! Et c’est pour
des choses comme ça qu’on est constamment harcelé ! (Furieux.) Si cet homme ose se
présenter encore une fois dans ces murs, vous le foutez à la
porte, lui et sa pièce, et que je n’en entende plus jamais parler.